Présentes depuis le début de la révolution industrielle, les sociétés possédées par les travailleurs eux-mêmes ont vu progressivement leur statut changer, passant d’un outil de lutte de classes à un modèle plus dépolitisé d’organisation entrepreneuriale.
Étudiant le cas de la reprise de l’usine Hélio-Corbeil en Scop, le sociologue et politiste, chargé de recherche au CNRS Maxime Quijoux révèle des dynamiques sociales et politiques qui poussent à imaginer une nouvelle place des syndicats et des salariés dans l’industrie de demain.
Alors que le nombre de Scop en France a été multiplié par 6 entre 1966 et 2017, l’auteur met en lumière la singularité des politiques gestionnaires chez ces salariés-patrons, comme l’illustre le témoignage de Nicolas Nocca, gérant de Solyver Scop, entreprise située à Chassieu, que nous avons été rencontrer.
À la veille d’une réindustrialisation qui devra prendre en compte les impératifs écologiques et sociaux, quelles perspectives ces cas de reprises d’usine en coopératives ouvrent-elles ?
Si en France la désindustrialisation a été le fruit de la dérégulation et de la mondialisation néolibérale profitant aux actionnaires, la réindustrialisation « vertueuse » ne pourrait-elle pas privilégier une propriété des moyens de productions confiée aux salariés eux-mêmes ? Les reprises d’usine sous forme de Scop sont des cas de figure riches d’enseignement, malgré leur rareté (Lip et Fralib sont des exemples emblématiques). Entre 2000 et 2016, seulement 150 entreprises sont concernées (Quijoux ; 2018), parmi elles Solyver – Société Lyonnaise de Verre – est devenue en 2015 une Scop sous l’impulsion de huit de ses salariés.
Le sociologue Maxime Quijoux analyse la reprise en Scop de l’imprimerie Hélio-Corbeil par ses salariés dans son ouvrage Adieux au patronat : lutte et gestion ouvrière dans une usine reprise en coopérativeparu aux Éditions du Croquant en 2018. On y comprend que l’aboutissement d’une telle dynamique sociale se joue au croisement de nombreuses dispositions, individuelles et collectives, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’usine. Comment ces expériences nous permettent-elles de repenser le rôle économique et politique des syndicats et des salariés ?
Hélio-Corbeil/Solyver : sociogenèses de deux reprises d’usine
À Hélio-Corbeil, au croisement de rémunérations attractives, du prestige de l’imprimerie, et des sociabilités d’ateliers soutenues par une importante présence syndicale, se dessine un fort sentiment d’appartenance à l’entreprise. La Confédération générale du travail (CGT) y occupe une place déterminante, riche d’un capital de savoirs et de pratiques accumulés par une équipe stable, caractéristique du mouvement de professionnalisation des syndicats. Les délégués syndicaux s’apparentent pour M. Quijoux à des « intellectuels d'industrie » : fins connaisseurs des enjeux de l’industrie graphique, ils portent des revendications très axées sur le contrôle de la gestion de l’entreprise.
C’est cette disposition syndicale particulière qui leur permettra de faire face à une longue période de restructurations lorsque l’imprimerie est rachetée par des groupes internationaux. Les délégués syndicaux organisent la lutte autour de la défense d’un projet industriel alternatif qu’ils rédigent et diffusent, grâce à une mobilisation triangulaire impliquant les élus politiques et partenaires économiques, notamment Serge Dassault (maire de Corbeil-Essonnes et propriétaire du groupe Socpresse).
Cette stratégie permettra aux syndicalistes d’assumer « une nouvelle dimension de leur militantisme ouvrier : celle d'entrepreneurs de cause industrielle » (p. 77). Leur mobilisation leur permettra progressivement de se sentir capables et légitimes d’assumer la gestion de l’entreprise. En 2012 l’imprimerie devient une Scop, un électricien syndicaliste devient le nouveau PDG.
Maxime Quijoux met ici en exergue que si les centrales syndicales « ont connu des formes de bureaucratisation qui les ont éloignées parfois de leurs adhérents, cette professionnalisation constitue en même temps un rempart indispensable face aux menaces sur l'emploi dans un contexte de profonde complexification des règles économiques et juridiques du champ professionnel » (p. 15).
Avec une taille incomparable et la présence syndicale en moins, on trouve tout de même de nombreuses homologies avec le parcours de Solyver Scop : une entreprise locale prestigieuse, assurant des revenus attractifs. Plus encore, la figure d’un « intellectuel d’industrie » mobilisant des capacités objectives et un sentiment de compétences pour défendre un projet industriel alternatif est tout aussi marquant dans le parcours de la verrerie lyonnaise.
De salariés à entrepreneurs : un renouveau de la gestion des entreprises ?
À Hélio-Corbeil, la principale préoccupation gestionnaire des nouveaux dirigeants est la pérennité de l’outil de travail. Comme le montre M. Quijoux (p. 297), les militants cégétistes donnent à voir des façons différentes de gérer une usine : « ils portent toute une série de décisions et de pratiques qui renouent avec la centralité donnée à l'activité productive, après des années placées sous le joug des gains de productivité » : investissements importants, refus des dividendes, etc.
Quijoux propose alors de penser un « syndicalisme de combat économique », dans lequel les centrales pourraient être des acteurs économiques de premiers plans face à l’intensification d’une logique actionnariale. Le cas d’Hélio-Corbeil illustre les capacités du monde syndical « à contester et présenter des solutions crédibles et pérennes en matière d'activité et d'emploi » (p. 306). Un programme régénérateur pour l’action syndicale, dans un contexte de forte baisse des adhésions.
On retrouve cette même logique gestionnaire chez Solyver, où le gérant oppose à la « fuite en avant » des prédécesseurs une gestion qui privilégie avant tout la stabilité des emplois et la qualité de la production. La préservation d’un patrimoine industriel matériel et des savoir-faire, soutenu par le goût des métiers du verre, semble également être déterminante dans la reprise et la gestion de la société.
Quand la société a fermé, il y a ceux qui se sont mis au chômage, et ceux qui disaient “Non, je veux me battre”. Ça prouve que c'est leur métier qui les intéresse et ils ont fait partie du projet de reprise. Solyver n’était pas qu’un numéro, on trouvait vraiment dommage que cette société, avec ses 50 ans d’histoire, finisse à la poubelle. […] Ensuite on a pris de nouvelles directions commerciales, et il faut faire attention de ne pas dériver… Par moment, l'activité est plus basse et l'appât du gain fait qu'on aimerait trop remplir l'outil de production, et aller prendre des commandes avec des prix bas. Quand on nous propose des gros chantiers je les refuse. C’est important de ne pas y céder pour garder notre clientèle, être réactif et produire un travail de qualité. […] Heureusement qu'on a cassé ce côté-là où on fait la différence entre l'ouvrier et le financier, et où on a tout regroupé en disant “Attention, il faut vraiment qu'on comprenne que c'est notre outil qu'on protège”. Là on est déjà onze, mais le but ce n’est pas d'avoir quarante personnes, c'est de protéger la base.
Nicolas Nocca, gérant de Solyver
La démocratie au travail, entre syndicalisme et modèle coopératif
Loin des représentations utopiques d’une démocratie ouvrière, Maxime Quijoux décrit à Hélio-Corbeil « l'avènement d'un classement social – syndical et productif – sur un autre – managériale et actionnariale -, sans nécessairement que ce renversement ne mette en cause des principes de division qui structurent l'entreprise » (p. 133). Ce sont les salariés jouissant de fortes compétences issues de leur professionnalisation syndicale qui occupent désormais les positions dominantes, contrariant à leur tour – de manière inconsciente – l’expression d’autres salariés. Cet ordre est cependant nuancé par des mécanismes de contre-pouvoir et de politisation : atelier comme espace public, délégués syndicaux issus de la production, transparence de l’information, etc.
Maxime Quijoux envisage également la Scop comme « le produit d'un travail de définition des modalités de répartition du pouvoir » (p. 124), qu’il résume ainsi : « Alors que les nouveaux dirigeants conçoivent la coopérative comme le moyen d'impliquer l'ensemble des salariés sur les enjeux de sa pérennité économique, certains sociétaires considèrent qu'elle doit être avant tout l'occasion d'une amélioration des conditions de travail et de rémunération » (p. 304). S'ajoute à ce premier clivage une troisième vision issue du réseau coopératif, qui, souhaitant devenir un acteur économique de premier plan surveille de près la santé de l'imprimerie : « ces experts s'efforcent de réduire a minima l'ensemble de ces velléités participatives, qu'elles perçoivent comme de possibles menaces sur la relance de l'entreprise » (p.304).
Les principes démocratiques et égalitaires de la Scop sont donc soumis à de multiples interprétations et attentes, amenant leur lot d’incompréhensions et de désaccords. On retrouve ces tensions politiques et managériales dans l’expérience de Solyver, marquée par un sentiment d’urgence, dans le contexte de redressement judiciaire qui contrarie la construction d’une nouvelle gouvernance, et peut mener à outrepasser ses principes participatifs, par exemple à travers la désignation du gérant par l’Union régionale des Scop.
Pendant les six premiers mois j'ai failli baisser les bras parce que tout était compliqué, les gens ne comprenaient pas comment il fallait qu'on travaille. Et quand on reprend une société, pendant qu’on réfléchit à tout ça elle se détruit, il faut construire vite sinon ça peut tomber. Bon, ça fait six ans maintenant, tout le monde a pris sa place, on se comprend. En fait, il faut mélanger les choses sans les mélanger : sur l'activité en elle-même, les associés doivent en faire beaucoup plus que les autres parce que c'est leur société, c'est leur outil de travail, c'est leur avenir. Sur le reste, ça reste une société normale, qui travaille avec une hiérarchie normale, avec des engagements normaux.
Nicolas Nocca, gérant de Solyver
Finalement, Adieux au patronat montre que le rôle des syndicats pourrait se déplacer : plutôt que d’organiser le rapport de force avec le patronat, ils deviendraient des acteurs du changement, en mettant à dispositions des salariés des ressources nécessaires à leur évolution de statut. Plus encore, la rencontre entre l’ESS (via les Scop) et le syndicalisme est susceptible de redonner une vision politique à ces deux mouvements sociaux : « L'arrivée d'une organisation mue par la défense des salariés pourrait […] contenir l'inclination des membres historiques de l'ESS à céder aux sirènes de la modernité économique en leur rappelant la nécessité impérieuse des finalités matérielle et sociale de leur raison d'être. Quant aux organisations syndicales, l'implication dans l'économie sociale et solidaire pourraient permettre d'alimenter et de donner corps à la somme de projets socio-économiques alternatifs et, ce faisant, de déployer dans de nouveaux supports l'accumulation de savoir-faire obtenue au gré des luttes et ou des carrières militantes » (p. 310).
Ces Scop paraissent montrer des « capacités de résilience singulière face aux variations du capitalisme contemporain » (p.7) : destiné à la fermeture il y a quelques années, Solyver a jusqu’ici trouvé sa place dans un écosystème local. De son côté, Hélio-Corbeil aura résisté huit ans au jeu de la concurrence internationale mené par de grands groupes avant de réorienter son activité et son modèle vers l’impression numérique. Ces deux exemples montrent l’intérêt d’outils productifs possédés par les salariés animés par le maintien de l’emploi, d’une production porteuse de sens à l’heure de l’enjeu majeur de réindustrialisation. Il en reste que dans une économie de marché, les obstacles sont nombreux, et comme en conclut Maxime Quijoux, au-delà de la gestion de l’entreprise, « le salut des travailleurs au 21e siècle passera, immanquablement, par la reconquête des armes de l'économie » (p. 311).
Les gros modèles économiques sont dangereux. Certains gros de l’industrie mettent à mal l’industrie, parce ils ont le pouvoir et l'argent. Certains peuvent écraser des petites PME avec des prix qu'ils décideront, des formes juridiques qui feront que vous aurez toujours tort. Ce qui me fait peur pour l’industrie, c’est qu’on leur donne le pouvoir. Chez nous, je vous parle de clients et de fournisseurs, mais à la base c’est tous des collaborateurs. Tout le monde a besoin de tout le monde. C'est l'aspect “familial” qu'on peut avoir dans la filière, qui fait qu'aujourd’hui on est encore là.
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