La miniaturisation des technologies de capteurs, couplées à l’intérêt croissant d’une partie de la population pour les problématiques de pollution de l’air et ses effets sur la santé, a débouché cette dernière décennie sur un usage de plus en plus répandu d’appareils de mesure et de suivi, sous la forme d’objets connectés.
Si ce phénomène relève d’une démocratisation louable et pertinente, quels en sont les enjeux et les limites ?
Publié en mai 2022, un rapport de l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) nous permet de mieux comprendre les raisons et les conséquences de cette tendance associant progrès techniques et transformations politiques.
Co-fondateur du Near Future Laboratory, professeur à la HEAD – Genève (HES-SO)
La fin de la première décennie des années 2000 a vu l’éclosion de toute une série de projets artistiques abordant le thème de la qualité de l’air. Menées par des designers, des architectes ou des artistes, ces réalisations avaient généralement pour objectif de rendre visibles différents phénomènes peu accessibles à nos sens. Par exemple en représentant la pollution due aux rejets d’un incinérateur dans la projection Nuage vert (HeHe) ou des émissions dues à la circulation automobile comme dans l’installation Cloud Car (Andrea Polli). Ou encore en cartographiant des taux de monoxyde de carbone dans l’air urbain au moyen d’oiseaux chez Beatriz da Costa dans sa série de performance intitulée Pigeon Blog.
Si la grande majorité de ces projets abordaient les modes de représentation au moyen d’interfaces numériques nouvelles – parfois de façon surprenante comme dans ce dernier cas – un nombre croissant d’initiatives visaient aussi à proposer des expériences participatives. En particulier pour produire des visualisations agrégeant des données collectées en temps réel en divers lieux et de façon collaborative par des groupes de citadins, comme par exemple au moyen de ce dispositif de visualisation et de suivi de la présence de polluants urbains au moyen de jumelles proposées par Brooke Singer et ses collègues.
Ces projets apparus autour de 2010 ont pour trait commun l’appropriation de tout un ensemble de technologies d’objets connectés développés dans la décennie précédente avec l’avènement d’un « Internet des objets », et en particulier les micro-capteurs de toutes sortes – entendus ici comme des dispositifs électroniques sensibles de mesure. La miniaturisation des composants électroniques, la disponibilité à moindre coût de ceux-ci, et le foisonnement d’initiatives autour des plateformes de prototypage open source de type Arduino pour les utiliser ont ainsi permis à des concepteurs non-ingénieurs de s’emparer de ces possibilités techniques, et d’explorer des usages nouveaux comme on vient de le voir, notamment par des citoyens non-experts.
Que nous-disent-il des enjeux de mesure de qualité de l’air ? Et comment situer leurs apports, mais aussi leur limites sur cette thématique ?
Démocratisation des micro-capteurs : vers une réappropriation des données
Rappeler l’existence de ces projets importe dans le sens où ceux-ci illustre un tournant dans l’utilisation des micro-capteurs de suivi de la qualité de l’air. Un récent rapport de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) décrit ainsi l’évolution du recours à ces technologies en soulignant son découpage en trois périodes.
Durant la première, jusque vers le milieu des années 2000, l’utilisation des micro-capteurs est principalement une affaire de professionnels, du fait de la nature lourde et peu accessible des technologies en question. La deuxième période, à la fin de la première décennie 2000, correspond au moment d’expérimentation décrit ci-dessus, mais aussi à l’avènement de tout un ensemble d’expérimentations et de projets menés par des acteurs non-étatiques, telles que des associations citoyennes comme Citoyens capteurs qui a collaboré avec l’association Respire sur un projet de capteurs de particules fines et de dioxyde d’azote disponible en open source, avec comme souvent dans ces situations un double objectif : reprendre le contrôle sur les données, et dans le même mouvement, permettre à chacun de se réapproprier les objets connectés, en les bricolant soi-même, comme le défend la chercheuse Laurence Allard, une des fondatrices de l’association.
Cette période voit aussi l’éclosion d’initiatives entrepreneuriales sur ces questions, avec d’un côté la production de dispositifs de mesure moins onéreux que les précédents, mais également des plateformes diverses de partage et de représentation des données prélevées. Ce foisonnement d’initiatives débouche alors sur la troisième phase actuelle, avec la disponibilité de capteurs plus accessibles pour le grand public, en particulier via les smartphones. Ces « systèmes capteurs portatifs », du fait de la miniaturisation des technologies, sont de plus mieux intégrés dans les environnements afin de mesurer en temps quasi réel les conditions d’exposition propres à chaque individu dans son contexte intérieur ou extérieur. La croissance des ventes et des usages des appareils de mesure de CO2 dans les espaces intérieurs durant l’épidémie de Covid-19 illustre par exemple cette tendance.
Cette démocratisation d’un domaine auparavant réservé aux experts relève selon le rapport Anses d’un changement majeur de paradigme dans la surveillance de la qualité de l’air. Une trajectoire qui voit le passage d’un réseau de mesure et de suivi au moyen d’une instrumentation complexe gérée par des instances gouvernementales à l’émergence d’initiatives citoyennes au moyen de technologies liées à l’expansion des objets connectés, jusqu’à intégrer ce type de dispositif dans des usages individuels ou relevant de la sphère privée domestique.
Une diversité des usages au service de la médiation scientifique et de la participation citoyenne
En fournissant un tour d’horizon complet à propos des enjeux relatifs aux micro-capteurs de suivi de la qualité de l’air, ce même rapport souligne par ailleurs la diversité du champ des applications de ces technologies.
Les activités scientifiques des acteurs institutionnels et des organismes de recherche impliqués dans la surveillance de la qualité de l’air en sont évidemment les première bénéficiaires, par exemple lorsqu’il s’agit d’étudier la variation des concentrations en polluants à l’échelle des différents quartiers. Pour les agences urbaines, ces systèmes de capteurs peuvent aussi servir à identifier la nouvelle implantation de stations fixes de surveillance de la qualité de l’air. De manière croissante, bien d’autres usages sont apparus dans les collectivités, les associations de citoyens, ou chez les citoyens lambda : connaissance de l’exposition individuelle et de son impact sur la santé, identification et suivi de sources d’émission par exemple industrielles, recours dans des contextes éducatifs d’enseignement des sciences, de l’ingénierie et de l'environnement, ou enfin pour l’information et la sensibilisation aux problématiques de qualité de l’air.
Le rapport Anses insiste ainsi sur l’intérêt de ces micro-capteurs comme support de médiation scientifique et de participation citoyenne, avec pour effet d’améliorer les connaissances techniques sur des aspects méconnus (physico-chimie de la pollution de l’air, disparités sociale et géographique de sa répartition, effets éventuels sur la santé). L’étude rappelle néanmoins que cette vertu potentielle des initiatives de mesure est conditionnée à l’accompagnement des publics, et les profils sociodémographiques des personnes qu’ils recouvrent ne sont guère divers, identifiés dans l’étude Anses comme majoritairement hautement diplômés, parfois ouvriers, et en général technophiles.
Pour autant, les motivations à l’usage de ces micro-capteurs identifiée dans le rapport relèvent d’une certaine variété. Outre la santé, déclarée comme motif principal dans les enquêtes, les changements à effectuer dans les manières de se déplacer ou d’habiter sont aussi fréquemment mentionnés. De même que la volonté d’acquérir ou d’approfondir ses connaissances à propos des différentes formes de pollution de l’air, par exemple comme manière de construire des dispositifs d’évaluations des changements effectués, ou des projets d’aménagement spatiaux. Comme l’a montré le sociologue Alexandre Savioz dans ses recherches à propos de la vallée d’Arve, le recours à ces technologies par des associations citoyennes peut notamment permettre de faire contrepoids aux mesures des acteurs institutionnelles.
Mesurer les pollutions, au risque d’en engendrer ?
Si cette trajectoire du recours aux capteurs de mesure de qualité de l’air témoigne d’une démocratisation louable, elle appelle néanmoins plusieurs commentaires sur les limites sous-jacentes à leur usage.
Le rapport de l’Anses souligne en effet deux écueils. Les experts consultés dans cette étude mettent d’abord en avant les limites techniques des systèmes de capteurs, et en particulier une fiabilité et une exactitude métrologique très variable selon les technologies employées et les polluants considérés. De plus, l’évaluation de l’exposition individuelle à la pollution de l’air nécessite non seulement la captation de données, mais aussi plusieurs conditions qui ne sont pas systématiquement remplies du fait des enjeux de représentativité et de couverture spatio-temporelle des mesures, la prise en compte des micro-environnements fréquentés ou des activités prévues et évènements imprévus dans ces espaces. C’est la raison pour laquelle la présentation de telles mesures difficiles à interpréter doit être prise avec prudence, puisque leur élaboration n’est pas toujours explicitée clairement par les fabricants de ces dispositifs, et que le fait d’assimiler un ensemble de polluants à la notion composite de « qualité de l’air » est en général réducteur.
De plus, la production et l’utilisation d’appareillages et/ou d'applications de ce type n’est pas neutre, du fait de l’impact environnemental que peut engendrer le déploiement de systèmes capteurs pas toujours très robustes dans la durée. À quoi l’on pourrait ajouter le fait que ces technologies favorisent aussi le phénomène contre lequel elles entendent contribuer à lutter, en générant d’autres formes de pollutions (air, sols, eaux…), et en participant à l’épuisement des ressources naturelles.
Des limites techniques à l’origine de formes alternatives d’évaluation
Ces limites intrinsèquement liées au déploiement d’un tel système technique interpellent en creux quant à l’existence de modalités alternatives d’évaluation de la qualité de l’air. Si un appareillage aussi complexe ne produit que des mesures de qualité somme toute limitée, il apparaît pertinent de s’interroger sur d’autres façons de percevoir la présence éventuelle de perturbations, et notamment par le biais de nos propres facultés perceptives liées à l’odorat. C’est un angle qui a d’ailleurs été exploré il y a quelques années dans l’agglomération lyonnaise, dans le cadre du dispositif Respiralyon entre 2002 et 2008. Lequel proposait à un réseau de « nez » bénévoles de réaliser un relevé quotidien de la présence éventuelle d'odeurs en « humant l’air », afin de permettre un suivi qualitatif des émissions odorantes dans les zones concernées par celles-ci, et in fine, d’établir une meilleure connaissance de ces nuisances.
Remplacée depuis par un système de signalement par téléphone, une telle initiative n’a pas forcément vocation à se substituer aux dispositifs de capteurs institutionnels ou de micro-capteurs évoqués plus haut. Elle a néanmoins le mérite de resituer l’existence de possibilités d’évaluation alternatives et complémentaires. Au-delà de cet aspect, elle apparaît plus largement signifiante pour les citoyens comme moyen de revaloriser l’expérience sensible du quotidien face à la crise environnementale.
L’appréhension d’un phénomène « abstrait » tel que celui de la pollution atmosphérique n’est donc pas uniquement à envisager à partir de moyens techniques élaborés, mais passe aussi par l’importance de nos corps et de nos modalités perceptives, elles-mêmes à cultiver.
Un diagnostic, et après ?
Outre les remarques ci-dessus, un second écueil majeur des systèmes de micro-capteurs concerne les conduites à adopter suite aux mesures réalisées avec ces dispositifs. Ou en d’autres termes : que faire lorsque des valeurs sont anormales et problématiques par exemple pour la santé ?
Si le cas souvent cité ces derniers mois d’une concentration de CO2 excessive dans une pièce du domicile implique l’aération de celle-ci, que faire lorsqu’il s’agit de monoxyde de carbone, de benzène ou de toutes autres particules fines dans les rues autour de chez soi ? La gamme de solutions possibles oscille alors entre ne rien faire, porter un masque filtrant, rester chez soi (ou déménager), ce qui est somme toute limité. A contrario, si le faible taux de particules problématiques dans l’air incite à la réalisation d’activités qui pourraient en générer, par exemple en recourant à des véhicules polluants, le bénéfice attendu des dispositifs de mesures est alors contrecarré.
Le recours aux appareils de ce type est certainement pertinent pour prendre la mesure de ces phénomènes, et c’est bien là leur rôle. Mais leur usage est insuffisant pour adopter en réaction des conduites efficaces. Si l’objectif plus large consiste à améliorer la qualité de l’air en réduisant l’émission de polluants, les techniques d’appréhension et de suivi ne sont qu’un maillon de la chaîne, auxquels doivent se joindre des changements plus radicaux de nos modes de vie, de la production de biens matériels à leur consommation, là où se situent principalement les problèmes auxquels nous sommes confrontés.
De la prise de conscience individuelle aux modalités d’interventions collectives
La trajectoire de démocratisation décrite ici depuis les dispositifs institutionnels vers ceux employés par des citoyens plus ou moins réunis en collectifs illustre au fond le problème classique de nos sociétés contemporaines d’un report des enjeux et des mobilisations vers l’individu. Ce dernier se voit équipé pour la mesure, renforçant du même coup cette figure de l’usager « tableautiste » que nous avions décrite il y a quelques mois à propos des applications de statistiques sportives : celle d’un utilisateur qui surveille les installations depuis une salle de contrôle organisée autour d’un tableau synoptique hérité des manières de faire du monde de l’organisation, et de l’usine en particulier.
Ce suivi des mesures apparaît certes pertinent, à la fois pour soi, en changeant certaines de nos habitudes quotidiennes, ou alors comme moyen de nuancer des mesures plus institutionnelles, ou encore de pallier à leur absence. Mais les écueils décrits à leur propos dépassent le seule sujet de la création d’appareils et d’applications sur smartphone de suivi de qualité de l’air. Ils illustrent au fond le fait que ces modalités techniques s’inscrivent dans un contexte plus large, qui ne peut se limiter à l’évaluation des performances des outils de mesure.
Un usage qui n’aurait pour seul but que de permettre aux individus de préserver leur cadre de vie ne serait pas à la hauteur des enjeux. En se réappropriant la collecte et le traitement des données, les citoyennes et les citoyens engagés sur ces thématiques se donnent les moyens d’interpeller l’ensemble de la société. Les réactions idoines se doivent donc d’être plus collectives, en posant de manière accrue dans le débat public la question des modalités concrètes de régulation de la pollution extérieure, et de réglementation relative à la qualité de l’air dans les logements et autres lieux d’activités.
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