Vice-président à la Métropole de Lyon, délégué à la santé, aux politiques des solidarités, du grand âge et du handicap.
Interview de Pascal Blanchard
En conclusion de notre cycle de veille prospective consacré à la notion de santé mentale, entretien avec Pascal Blanchard, vice-président de la Métropole de Lyon délégué aux solidarités, aux personnes âgées, à la politique du handicap et à la promotion de la santé, de la santé publique, du développement social et médico-social.
Quelle place pour les citoyennes et citoyens dans les prises de décision liées aux enjeux de santé publique ?
Devant cette toile de fond, quel impact des évolutions sociétales en cours sur nos repères et nos équilibres psychiques ?
Et la transition écologique dans tout ça ?
Une couche de plus posée sur notre charge mentale, ou une chance historique de refonte de nos modes de vie, en direction d’un bien-être ancré au cœur du projet de société ?
C’est autour de ces questions que Pascal Blanchard, élu mais aussi psychanalyste, nous propose de suivre le fil de ses réflexions.
Entre l’autorité du savant et celle du politique, où se situe la légitimité du citoyen en matière de politique de « santé globale », telle que la définit l’OMS ?
L’expérience de l’usager-citoyen doit être au cœur du dispositif
Oui, c’est important de le dire. De plus en plus, pour les pouvoirs publics, il s’agit de travailler les problématiques sanitaires sous l’angle de la « santé globale, que l’Organisation mondiale de la santé définit comme un état de bien-être global qui va bien au-delà de la simple absence de pathologie, qu’elle soit physique ou psychique, et qui englobe d’autres paramètres, tels que l’environnement, l’économie, le logement, et d’une manière générale, tout ce qui vient toucher au quotidien des individus.
Au niveau international, on parle de One Health, un concept qui embarque autant la santé humaine qu’animale d’ailleurs, puisque les zoonoses doivent être considérées comme partie intégrante d’une stratégie de prévention. Cela passe évidemment par la recherche, et la compréhension des frontières entre les différentes espèces en matière d’immunité, qui peuvent être abolies par des mutations, comme on l’a vu avec le Covid-19, ou précédemment avec la grippe aviaire, Creutzfeldt-Jakob ou encore le VIH. L’écosystème dans lequel nous vivons doit être préservé si l’on veut qu’il soit propice à notre bonne santé.
S’il s’agit d’une politique transversale, l’expérience de l’usager-citoyen doit être au cœur du dispositif. C’est pour cela que tous les derniers documents-cadres, que ce soit le Schéma régional de santé (SRS) de l’ARS, ou le Projet métropolitain des solidarités, ont été imaginés à partir de rencontres avec les différents acteurs du secteur (collectivités, professionnels, associatifs, usagers, etc.), puis rédigés en s’appuyant sur des concertations. Nous sommes allés sur le terrain, pour un échange réel entre représentants et représentés.
Le peuple, en procédant au vote au suffrage universel direct, nous a confié une mission. Mais là, il y a un trait de pédagogie à avoir aussi. Entre le représentant et le représenté, si l’un des deux ne fait pas sa part, cela ne marche pas. Après, on peut dire « Je n’ai pas ma place ». Mais qu’as-tu fait pour aller la chercher ? La citoyenneté, c’est un engagement. Le droit à la citoyenneté se gagne chaque jour, en faisant entendre sa voix.
La société semble de plus reconnaître des besoins d’accompagnements psychiques, psychologiques, psychiatriques, alors que cela pouvait sembler « honteux » il y a quelques décennies. Est-ce une tendance que vous constatez ?
Tous les professionnels sont d’accord pour dire qu’il faut revoir la distribution de l’offre de prise en charge en fonction des populations
Il n’y a pas si longtemps, il y avait uniquement les aliénistes. Tout ce qui n’était pas conforme à la norme, on appelait ça la folie. Il y avait des endroits pour cela, et la différence entre un asile de fou et une prison n’était pas grande. Des pathologies qui relèvent de la prise en charge, comme les addictions, ou la dépression, sont mal appréhendées. Combien de personnes considèrent que l’addiction est une pathologie ? Combien disent encore que c’est une histoire de volonté ? C’est le discours de quelqu’un qui n’a pas accepté qu’elle soit une maladie, que la personne addicte doive être prise en charge au même titre qu’une personne souffrant d’une pathologie infectieuse, ou d’une fracture de la jambe.
Les anciens asiles de fou sont devenus des hôpitaux psychiatriques qui ouvrent leurs portes. Je préside le Conseil de surveillance du Vinatier. En trois ans, j’ai déjà vu les choses évoluer, et cela avait commencé bien avant. On est en train par exemple de reprendre l’identité graphique tout en gardant le nom, parce que ça appartient au patrimoine lyonnais. Tous les Lyonnais savent ce qu’est le Vinatier. Mais l’idée est qu’un jour on oublie l’asile du Vinatier. D’ailleurs, il devient un Centre de psychiatrie universitaire, pour valoriser la recherche, l’innovation, les progrès des neurosciences.
Aujourd’hui, on est de plus en plus savant, ou de moins en moins inculte, plutôt. Mais il y a encore un travail énorme, parce que la psychiatrie a été le parent pauvre de toutes les politiques, de tous les gouvernements, et cela depuis très longtemps. . Sur le SRS, j’ai ajouté un avis en disant : « santé mentale : insuffisant ». Je rappellerai à l’ARS chaque fois que nécessaire les attendus de la collectivité dans ce domaine.
Pourtant, tous les professionnels sont d’accord pour dire qu’il faut revoir la distribution de l’offre de prise en charge en fonction des populations, et non pas en disant : « Tous les 20 mètres, on va mettre quelque chose ». Les interstices ne sont pas les mêmes partout. Il faudrait presque faire du sur-mesure à l’échelle d’un pays aussi grand que la France. Illusoire aujourd’hui.
On constate une « libération de la parole ». Derrière, n’assiste-t-on pas à la remise en cause de certaines valeurs ? À l’échelle d’un inconscient collectif, tel que le définissait Carl Gustav Jung, n’est-ce pas l’indice d’une émancipation progressive vis-à-vis du virilisme, et de son pendant, le patriarcat, probable obstacle limitant jusqu’à présent l’expression des émotions ?
Le changement, c’est anxiogène, de manière générale
Ces évolutions de perception vis-à-vis de l’identité de genre, ces questionnements mieux assumés, on y est particulièrement confronté dans le cadre de l’accompagnement de jeunes parents. En la matière, dans mon cabinet, pendant des années, je m’appuyais sur ces deux archétypes, deux imagos : la fonction maternelle, la fonction paternelle, la fonction nourricière et la fonction normative. Avec l’évolution de la société, notamment le fait que les femmes ne sont plus reléguées au foyer, mais ont aussi une carrière professionnelle, on a vu un partage de la prise en charge de l’éducation des enfants. Sur le papier, c’est ce qui est annoncé, dans les faits, il y a encore quand même beaucoup de choses à changer.
Aujourd’hui, on parle vraiment de fonction nourricière et de fonction normative. Un peu à la manière dont on repense la notion de genre, de plus en plus d’hommes se sentent concernés par la fonction nourricière, et de plus en plus de femmes considèrent qu’elles peuvent parfaitement endosser un rôle normatif, de garant symbolique de la loi, du cadre. Jusqu’aux années 70, l’homme était le « chef de famille ». Madame était sous sa dépendance, ne serait-ce qu’économique, et elle n’avait pas beaucoup droit au chapitre. Aujourd’hui, elle revendique des droits et on peut s’en féliciter. Par contre, on déplace les repères sans en avoir véritablement instauré de nouveaux, sur lesquels on pourrait vraiment s’appuyer.
Je constate les dires de certains de mes patients, qui disent : « C’est difficile aujourd’hui d’être un homme. J’ai l’impression qu’on me demande d’être viril, mais pas trop, garant d’une certaine organisation, mais pas trop. Il faut que je sois ceci et son contraire. » Ils sont dans une espèce d’improvisation permanente, qui les fragilise dans leur statut. Certains me disent : « Je ne sais plus comment faire, entre l’éducation reçue et ce que la société attend de moi ». Le changement, c’est anxiogène, de manière générale. On doit revoir nos habitudes, se repositionner par rapport à la communauté. Dont acte, mais l’important, c’est qu’une alternative émerge.
Mais ce patient lambda, qui vient évoquer sa masculinité en crise, ne le fait-il pas grâce à un cadre qui, du fait des bouleversements en cours, le lui autorise désormais ?
S’individualiser, ou même s’individuer, cela demande un courage
Bien sûr, et il va s’autoriser à l’évoquer dans le cabinet, parce que cela relève d’un questionnement profond, générateur de beaucoup d’anxiété et que cela touche à la notion d’identité. Le principe de la thérapie, d’une manière générale, c’est de parvenir à faire de l’identité. Quelqu’un qui vient dans mon cabinet a une problématique quant à son positionnement par rapport à l’Autre, au sens où Lacan l’entendait. Pour faire de l’identité, il faut de la référence.
Par exemple, il y a une sexualisation dans la façon dont un homme va se comporter, sous couvert d’un acte de galanterie. Oui, puisqu’il ne va pas le faire avec un autre homme. Forcément, cela va mettre en exergue qu’il le fait avec une femme et que, oui, la galanterie, c’est aussi une manière, si ce n’est de séduire, de se rendre « charmant ». Le problème, c’est que ces choses n’étaient pas perçues comme de l’ordre de l’ambiguïté, mais de l’ordre des codes sociaux. Alors, là, effectivement, si on fait fi du genre et des orientations sexuelles, on est courtois avec un homme ou avec une femme, qu’on soit un homme, qu’on soit une femme. Mais il y a cinquante ans, personne ne se serait aventuré à remettre en cause les bénéfices de la galanterie.
L’être humain a toujours su s’adapter, sauf qu’aujourd’hui, on lui demande d’y parvenir quasi immédiatement. Désormais, avec une différence de 10 ans de plus ou de moins, vous n’êtes plus de la même génération. L’évolution technologique, notamment avec le numérique, va tellement vite que ce dont je suis convaincu aujourd’hui, en y ayant vraiment réfléchi, voire en ayant échangé avec d’autres, est obsolète très rapidement. Internet est la source d’information la plus inconfortable qui soit : chaque chose y est affirmée et infirmée, avec des sources qui semblent toujours fiables.
Comment faire le tri ? Tant que je peux m’appuyer sur mes valeurs et qu’elles sont en lien avec ce qui m’a été inculqué, je m’en sors plus ou moins. On touche là à l’éducation. C’est là-dessus que l’on se structure. Un adulte équilibré et à peu près responsable a développé certaines facultés à gérer sa tolérance à la frustration, à travers un cadre qui lui a été posé et pas imposé, un cadre bienveillant sécurisant. Un être humain dont on remet en cause les valeurs fondamentales, sur quoi s’appuie-t-il ? Il ne peut que compter sur le groupe, où il retourne chercher des valeurs alternatives, puisque les siennes lui paraissent de plus en plus chancelantes.
Le problème, c’est que le groupe ne parle pas d’une seule voix et a des injonctions diverses, voire paradoxales. Comment suis-je dans mon quant-à-soi ? Je risque de devenir dépendant du désir et du jugement de l’autre. La dépendance affective, c’est le problème. L’attachement est un phénomène fondamental. C’est ce qui va me permettre de me sécuriser et de pouvoir être dans la pulsion de vie. Mon attachement, que je vais identifier comme réciproque, va me rassurer quant au fait que l’objet d’attachement va veiller sur moi, le temps où je suis totalement dépendant. On retrouve cela au grand âge, dans les Ehpads, où il y a une régression, avec souvent une infantilisation de la part du personnel, et cette courbe, qui revient à quelque chose de premier et primaire.
J’ai besoin de cet attachement et, à partir de ce phénomène, je vais développer tout le reste. Qu’est-ce que l’adolescence ? Le moment où un jeune engage une démarche d’émancipation pour mettre à distance cet attachement, ce que l’on appelle le surmoi parental, pour se référer au groupe qui lui ressemble, étayer sa personnalité, tout en conservant les fondations qui émanent de l’éducation première. C’est l’équilibre entre les deux qui donnera à la personne un libre arbitre, une capacité à décider. Sinon, c’est un être en état de dépendance et d’aliénation.
Notre société nous dit : « Sois toi-même, tu dois être seul décideur de ton destin ». En même temps, elle passe son temps à nous dire comment fonctionner. S’individualiser, ou même s’individuer, cela demande un courage, une affirmation de soi, qui n’est que l’estime de soi, mais en actes. On ne s’affirme que quand on a la capacité de produire une bonne évaluation de ce que l’on vaut, indépendamment du regard des autres.
Par rapport à la construction intellectuelle, dynamique, intersectionnelle, que l’on peut voir du côté des femmes aujourd’hui, si elle n’a pas lieu du côté des hommes, cela ne s’explique-t-il pas par un attachement persistant et un deuil qui n’est pas fait de leurs privilèges ?
Consciemment ou non, vous êtes légataire de tout ce qui vous a précédé
J’en suis convaincu. C’est une angoisse existentielle. Effectivement, un deuil n’est pas complètement fait, parce que « Quid de moi ? » J’en reviens à cette notion d’identité. Il va falloir que j’en investisse une nouvelle et renoncer à un attachement. Le principe du renoncement passe par un processus de déplacement de l’investissement vers un nouvel objet, pour se détacher du précédent. L’être humain est construit comme cela. Et autre point : il y a quand même une culpabilité, que l’on ne veut pas voir, mais nous sommes héritiers de la gent masculine qui nous a précédés.
Avec le poids de cet environnement, la question devient politique. Mettez un homme dans n’importe quel collectif, entouré de femmes, vous avez une très forte probabilité qu’il prenne beaucoup plus la parole, qu’il occupe l’espace. Il a été « dressé » pour cela. Nous devons rééduquer notre animalité, nos pulsions, potentiellement prédatrices. D’ailleurs, les jeunes mamans éduquent leurs garçons avec un discours différent depuis une vingtaine d’années. La valeur du « non », ou la valeur du silence chez la fille, c’est abordé. MeToo a vraiment été salutaire pour cela. Des mères disent enfin à leurs garçons : « Quand une fille a dit oui, il faut voir. En revanche, quand elle a dit non, c’est non, et un silence, ce n’est pas un accord tacite ». Cela nous tire vers le haut, mais cela génère aussi forcément une culpabilité, parce qu’on est héritier de cela.
J’ai un jeune homme de 25 ans, en thérapie, qui me dit : « Je ne crois pas avoir d’orientation sexuelle vers des hommes, mais pas non plus vers des femmes. Je crois que je n’ai pas d’orientation sexuelle. » Il dit avoir peur de devoir endosser une identité. Il appartient à des groupes de réflexion, de parole, pas forcément de personnes candidates à la transition, mais qui ont simplement envie de s’y intéresser. Il me dit que c’est une façon d’incarner une non-virilité. Le fait de s’habiller d’une certaine façon lui sert à se désidentifier de ce fardeau, qui n’est pas le sien. Malgré tout, son numéro de Sécurité sociale commence par le chiffre un. Le jour de votre naissance, on vous attribue un chiffre, 1 ou 2. Cela fait de vous un homme ou une femme, et consciemment ou non, vous êtes légataire de tout ce qui vous a précédé.
Dans une société qui se transforme à un tel rythme, on constate une hausse de la visibilité des phénomènes de harcèlements. Pour les plus jeunes, dans le cadre scolaire notamment, mais aussi pour les adultes dans leur vie professionnelle. Que peut faire la Métropole pour lutter contre ces comportements ?
On condamne l’agresseur, d’accord, mais il faut aller plus loin, jusqu’à la racine culturelle du problème
Le pari à faire est celui de l’éducation. Ce n’est plus de l’éducation civique, c’est de l’éducation citoyenne. Il s’agit de requestionner, et de ne pas arriver avec des concepts préétablis, de donner la possibilité aux jeunes de réécrire la base du vivre-ensemble. Ce ne sont pas les gens de ma génération qui peuvent le faire, alors qu’ils sont, de toute façon, contaminés par d’anciens schémas discriminants. C’est au moment où les pages sont encore blanches que l’on doit agir. On doit oser dire aux enfants : « Vous êtes légitimes pour construire la société de demain, puisque vous en serez les citoyennes et les citoyens. ». On doit aussi avoir en parallèle un accompagnement, une pédagogie à destination des jeunes parents.
Pour les situations de harcèlement que peuvent connaître des adultes, on est sur les mêmes enjeux, à ceci près que les gens ont plus de mal à se remettre en question. On a donc la sanction de la loi. C’est tout un ensemble de normes, autour de ce que l’on accepte ou non dans notre société, qui est à recréer. Pour l’instant, on a dénoncé, condamné, mais on n’a pas proposé. On a su dire : « Vous avez le droit de dire, de porter plainte et de refuser. La société a le devoir de mettre en place une infrastructure pour accueillir votre plainte. On va former des gens et ils seront en faute s’ils ne vous accueillent pas comme cela doit être fait ». On condamne l’agresseur, d’accord, mais il faut aller plus loin, jusqu’à la racine culturelle du problème, et encore une fois, il manque encore le nouveau code. C’est devant nous, c’est à construire ensemble.
En matière culturelle justement, « l’art brut » semble la seule catégorie artistique à se définir à travers le profil du créateur plutôt que par le style ou le support de l’œuvre. N’est-ce pas la preuve d’une société qui disqualifie celles et ceux qui semblent avoir dépassé la « ligne rouge », alors que leurs messages, leurs visions, leurs pratiques pourraient autant constituer des exemples à suivre que des curiosités à exhiber ?
La folie fait peur, de manière très archaïque
J’ai trois activités en parallèle : psychanalyste, élu et artiste. J’ai commencé comme plasticien et je continue. L’art et la psychanalyse sont deux choses qui s’imbriquent complètement, puisque le but de la thérapie est d’arriver à des mécanismes de défense suffisamment aboutis, comme la sublimation, pour que la pulsion puisse s’exprimer et que la société en accueille l’expression sans la condamner, voire la plébiscite. L’art brut, c’est une autorisation donnée par la société de s’exprimer.
En tant que plasticien, j’utilise une technique de « strates » : je travaille sur des marouflages, avec une quarantaine de couches de papier de 15 grammes le m2, donc extrêmement fin. Entre chaque couche, je mets tout ce qui procède de ma névrose, de mes anxiétés, ce que je ne peux absolument pas faire, dire et montrer dans la société, parce que mon Moi, sans entrer dans un verbiage trop psychanalytique, me dit : « Non, ce n’est pas compatible avec l’ordre établi. Sinon, tu transgresses ». La transgression doit toujours être accompagnée de précautions. L’art permet de transgresser. L’art brut, c’est de la transgression à l’état pur, que ce soit sur un support ou une performance. À la Biennale de la danse, j’ai vu des choses qui sont de l’ordre du transgressif. On présente des choses à connotation très sexuelle, mais c’est de l’art, et c’est beau.
Les Anglo-saxons n’ont pas le mot « exposition ». Ils parlent d’exhibition. On s’exhibe, et l’art brut consiste en cela. Pour les autres catégories d’artistes, qui jouent le jeu du milieu de l’art, disons, il y a toujours, à un moment, la « dernière couche » qui vient recouvrir tout ce qui était dessous. On peut le lire par transparence, mais cela n’est pas suffisamment explicite pour que je sois condamné par la morale.
Notre société passe son temps à renvoyer le loup dans sa tanière, parce qu’on en a une peur sans nom. On considère l’art brut comme une catégorie en soi, indépendamment des messages véhiculés par les œuvres, car la folie fait peur, de manière très archaïque. Mettre une étiquette nous protège. Mais de quoi ? Il y a quelques siècles, la folie était mise à l’honneur. On avait le fou du roi. Ce n’était pas juste pour se moquer du pouvoir. Il y avait aussi quelque chose d’ordre cathartique. Cela s’appelle la décharge de la pulsion. Paradoxalement, avec les règles qui encadraient ces moments, n’était-ce pas, plutôt qu’un lâcher-prise, une forme de pudeur, aussi ? Pour ne pas assumer la sincérité de ce qui est exprimé ? Dans le fond, peut-être qu’en politique, la langue de bois sert aussi à ça…
Au niveau de l’inclusion, la prise en charge de la santé mentale pose aussi d’énormes enjeux d’inégalités sociales. Elle est par exemple relativement absente de l’accompagnement accordé aux quartiers prioritaires. Localement, comment peut-on répondre à ce manque ?
La loi prévoit une visite médicale obligatoire à six ans, mais même là les moyens manquent
Durant la pandémie, nous avons installé des points écoute dans les quartiers Politiques de la Ville.Actuellement, le médico-social n’a plus les moyens de prendre cela en charge. La seule chose dont on est sûr, c’est que le lien décompensation/troubles psychiques/précarité n’est plus à faire. C’est pour cela que notre exécutif part du principe que l’économie fait partie intégrante de la démarche de santé globale et que cela passe notamment par l’aspect psychologique et psychiatrique.
Maintenant, comment fait-on, dans ces quartiers ? Même s’il y a la solidarité, le bénévolat, les associations, on est complètement submergé. Ce sont des quartiers anxiogènes. Mais qui en parle ? Les décideurs ? Aujourd’hui, qui va oser dire que ce sont des fabriques à fous, à déviants, avec des gens qui vont, d’une manière ou d’une autre, vers la délinquance ou la maladie ?
Il y a aussi toute cette dimension sociale de la vie du quartier, qui est parfois dur, mais que l’on connaît, et qui peut être vécu comme plus amical ou familial que l’extérieur, qui est étrange et donc potentiellement inquiétant. Un jeune de 16 ans, que faudrait-il faire ? L’extraire, mais pour l’emmener où ? Dans un monde qu’il ne connaît pas ? Ce monde dur, de violence, dont on veut le retirer, c’est chez lui malgré tout.
Prenons le problème autrement, agissons sur place, avec des dispensaires à l’ancienne. Attention, il va falloir trouver des praticiens à embaucher ! On fait venir des psychiatres de Pologne, de Roumanie, qui parlent à peine anglais. En psychiatrie, quand vous avez des publics précaires, qui ne parlent pas non plus l’anglais, comment faire ? Tout porte sur le verbe, et sur la finesse de l’échange. Comment fait-on alors ? La psychiatrie aujourd’hui, il ne faut pas se leurrer, c’est encore beaucoup de la sédation. Dès que quelqu’un bouge trop, la solution la plus simple, c’est la camisole chimique.
Là où le problème est le plus facilement gérable, ce n’est pas quand la décompensation a eu lieu. D’où l’intérêt de la détection précoce. D’abord, aider la cellule familiale. Je pense notamment aux mères isolées. Je dis les mères, parce que ce sont quand même rarement des pères. C’est un enjeu citoyen, républicain, et un investissement. Quand ces mères auront été aidées pour accompagner le mieux possible leurs enfants, derrière, il y a l’école, qui n’est pas uniquement l’endroit d’où les enfants sont censés sortir avec une érudition. C’est aussi le lieu où on s’instruit en matière de citoyenneté, et où on peut cibler un certain nombre d’actions sanitaires, somatiques ou psychiques. On le fait avec des dépistages pour la vue par exemple, avec les enfants de maternelle. La loi prévoit une visite médicale obligatoire à six ans, mais même là les moyens manquent, et beaucoup d’enfants n’en bénéficient pas.
Face à un système public de santé malmené, la tentation est de reprendre sa santé en main (son corps, son alimentation, etc.). En soi, ce n’est pas critiquable, mais quel regard portez-vous sur l’essor d’un certain commerce du bien-être, du « développement personnel », à l’aune de l’idée de « santé globale » que vous défendez ?
Ce sont les politiques qui doivent soutenir des démarches de solidarité au niveau d’une société
Loin de moi l’idée de jeter l’opprobre sur tout ce qui est de l’ordre du développement personnel. Il y a beaucoup de personnes à qui cela apporte du soulagement. Mais certaines démarches, poussées à l’extrême, deviennent plus ou moins dogmatiques, et je parle en connaissance de cause, pour être intervenu dans plusieurs événements où on pourrait être assez critiques quant à ce qui est affirmé. Toujours est-il que le rôle du politique, plus que jamais depuis la période post-Covid, s’impose à nous comme étant justement probablement le contre-feu à une démarche qui tend à réduire l’échelle des préoccupations à sa propre personne et à son premier cercle.
J’ai lu des choses absolument atterrantes, qui prônaient le jeûne dans des conditions dangereuses, avec des objectifs irréalistes… Certains discours relèvent du délire scientifique. Comment peut-on empêcher cela, dès lors que l’on vit dans une société où la liberté d’expression est sacro-sainte ? Ce qui est condamnable, ce n’est pas la promotion, mais la pratique. Si vous faites la promotion du fait qu’il ne faut plus boire, plus manger et vivre les pieds en l’air pendant trois mois pour ne pas contracter de maladies, vous n’êtes pas susceptible d’être poursuivi.
Pendant la pandémie, le collectif a été mis à mal. De plus en plus de gens revenaient à quelque chose d’échelle humaine, mais très individuelle. Ce sont les politiques qui doivent soutenir des démarches de solidarité au niveau d’une société. Il faut générer une dynamique, et je ne suis pas sûr qu’à l’heure actuelle — ce qui ne sera peut-être pas vrai demain — qu’elle vienne du tissu associatif ou des individus. Elle doit être initiée par la communauté politique.
La toile de fond complotiste que l’on a vue émerger à l’arrivée des vaccins a joué un rôle dans cette scission entre la médecine classique et les offres alternatives. A-t-on pris la mesure du travail de reconquête de la scientificité et de la fiabilité des soins classiques, somatiques ou psychiques ?
Nous sommes sensibles à une espèce de météo collective
Je ne suis pas sûr qu’il y ait une prise de conscience quant à la nécessité de réhabiliter la parole scientifique. J’ai entendu Jean-François Delfraissy, le président du conseil scientifique mis en place par Emmanuel Macron en 2020, qui regrette que l’on n’en tire pas aujourd’hui les conséquences. Au regard de ce que l’on a pu constater, il est fondamental de revenir à quelque chose de plus ouvert. La communication a beaucoup manqué de transparence.
Tout le monde est responsable, tout le monde a participé à cette panique collective. On a entendu tout et son contraire, et bien sûr, cela fait le lit du complotisme, et de toutes ces personnes qui en ont profité pour gagner de l’argent. La peur, l’anxiété ou la colère sont des émotions irrationnelles. Cela demande un véritable travail pour envoyer au cognitif quelque chose de l’ordre de l’émotionnel. À titre individuel, on peut y travailler, mais le collectif change d’orientation comme le vent. Nous sommes sensibles à une espèce de météo collective.
Cette météo collective ne semble pas être en phase avec la redirection écologique. En tant que thérapeute, quel regard posez-vous sur la notion d’écoanxiété ?
Au bord du précipice, les consciences collectives réagissent
Si on regarde bien, cette écoanxiété prend sa source dans cette émotion qu’est la peur. Avec une particularité toutefois : une guerre, un cataclysme, un tremblement de terre, on peut se dire que cela aura une fin, alors que ce qui est probablement le plus anxiogène et nouveau, c’est la progression du changement climatique, et toutes ses conséquences satellitaires. Plus on pousse le calendrier, plus on nous annonce des phénomènes d’ampleur exponentielle. On nous dit : « Il n’est plus question d’essayer de faire cesser le processus, la seule question à se poser, c’est comment agir pour le freiner. » En filigrane, on entend, et je l’entends de la part de certains de mes patients : « On sait qu’on y va. »
Cela étant, j’y vois quelque chose d’assez, si ce n’est positif, utile. Cela peut permettre des mises en acte. Au bord du précipice, les consciences collectives réagissent. Le seul moyen véritablement efficace pour traiter des pathologies anxiodépressives, c’est le fait de se mettre en action et d’apporter des réponses, plutôt que de rester spectateur. Évidemment, cela fait le lit aussi de tous les détracteurs, mais arrive un temps — je le vois bien avec les politiques portées au niveau de la Métropole — où ceux qui sont contre crient moins fort, parce que force est d’admettre que nous n’avons plus le choix. Vous ne pouvez plus lire un journal sans tomber sur l’évocation d’une problématique environnementale.
Un mode de vie plus sobre pourrait-il apaiser cette société ultra-stressée ?
Nous sommes à la fois la victime et le prédateur
Il faudrait alors que ce soit un mode de vie plus sobre, mais accordant une plus grande place au collectif. Le problème est toujours le même : pourquoi moi et pas l’autre ? Les espèces animales qui font des stocks anticipent une saison où il n’y aura plus rien à consommer. Nous, nous consommons au-delà de nos besoins, puisque nous consommons en fonction de nos envies, de nos désirs et de notre volonté d’afficher un statut. On sait que l’on est en train de scier la branche sur laquelle on est assis collectivement, mais on continue. Nous sommes à la fois la victime et le prédateur. Il y a quelque chose de schizophrénique là, non ?
Le concept des villes où les services essentiels seraient accessibles à pied ou en vélo en 15 minutes avait rencontré un immense succès. Quel problème alors ?
Quels nouveaux dangers pourraient être provoqués par la hausse des températures, et en quoi le sport pourrait-il être un levier pour éveiller les consciences ?
Dormait-on forcément mieux avant ? À partir de l’ouvrage « La grande transformation du sommeil de R. Ekirchun », regard prospectif sur les enjeux de ce temps si utile.
Cheminer vers la sobriété : L’altruisme est-il le balancier nécessaire à cette démarche de funambule ? « Pas si simple », répond la mathématicienne Ariadna Fossas Tenas
Aurianne Stroude, sociologue spécialiste de la transformation des modes de vie en lien avec les enjeux écologiques, décrypte le changement social qui opère au-delà des évolutions individuelles.
La Revue dessinée a publié plusieurs reportages sur les conséquences écologiques et sociales de nos usages digitaux. Avec humour, l'un de ces textes nous permet de prendre la mesure du piège écologique que constitue notre addiction au numérique.
Au cœur des débats qui entourent la redirection de nos organisations, le rapport entre transition et modernité interroge les ressources intellectuelles disponibles pour penser le futur.
Dans son ouvrage « Pop & psy. Comment la pop culture nous aide à comprendre les troubles psychiques », le psychiatre Jean-Victor Blanc s’appuie sur les œuvres et figures de la culture populaire pour parler différemment de la santé mentale.
À partir de quand peut-on considérer qu’un cheminement intellectuel, spirituel ou scientifique, peut conduire à préparer le terreau d’une déconnexion pathologique du réel ?
La famille, considérée parfois comme valeur suprême est pourtant un important marqueur d’inégalités. Dès lors, qu’en faire ? Peut-on envisager l'abolition de la famille ?
À partir de l’ouvrage « Pas d’enfant. La volonté de ne pas engendrer » d’Anne Gotman, exploration des enjeux liés au choix de ne pas devenir parent.
En croisant les approches historique, démographique, sociologique et psychologique, éclairage sur cette tendance croissante.
La structure des ménages a un impact notable sur notre empreinte carbone. Et si la solution consistait à inventer de nouvelles façons de vivre ensemble ?
La Fraternité, troisième pilier de la devise républicaine et représentation symbolique de la relation entre « famille » et « nation ». Mais demain, est-ce encore de ce lien dont nous aurons besoin ?
Quelles sont les principales sources d’émission de polluants, et quels effets ont-ils sur la santé et l’environnement ? Éléments de réponse en images et en chiffres.
Fête et droit, deux champs irréconciliables ? Ou les deux faces d’une même pièce, assurant la régulation de l’ordre social et mobilisables de concert ?
À partir d’une étude du Centre Léon Bérard et du Centre de lutte contre le cancer de Lyon et Rhône-Alpes, quel impact de l’exposition quotidienne à un air pollué ?
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De retour sur le devant de la scène culinaire mondiale, la gastronomie française conjugue soutien des pouvoirs publics et reconnaissance de la société civile.
Entre « L’eau mondialisée, La gouvernance en question » et la vision de l’association Eau Bien Commun, focus sur les mouvements sociaux liés à la gestion d’une ressource essentielle.
Refroidissement de data centers, extraction de métaux, gravure et nettoyage de semi-conducteurs : quid de la dépendance croissante à l’eau de l’industrie du numérique ?
Un croisement du travail des historiens François Jarrige et Alexis Vrignon et du témoignage de Paul-Jean Couthenx de CoopaWatt pour saisir les enjeux de « l’énergie citoyenne ».
Avec le collectif Paysages de l’Après-Pétrole, tour d’Europe des territoires dont le modèle de développement associe approche paysagère et transition écologique.
À partir de l’ouvrage « L'Économie désirable - Sortir du monde thermo-fossile » de l’ingénieur, sociologue et économiste Pierre Veltz, réflexion sur le rôle du numérique dans une réindustrialisation écoresponsable.
Quelles nouvelles représentations exige la réindustrialisation ? Analyse de l’ouvrage « Vers la renaissance industrielle » d’Anaïs Voy-Gillis et Olivier Lluansi.
À partir de l’ouvrage collectif « Les Défis de l'Olympisme, entre héritage et innovation », tour d’horizon des grandes questions auxquelles les JO du futur devront répondre.
Même dans le sport, « L’empire des chiffres » s’étend ! Analyse de l’évolution de nos activités physiques, à partir du travail du statisticien Olivier Martin.
Analyse de l’ouvrage « Sport, démocratie participative et concertation ». Et si la participation citoyenne permettait de renouveler les politiques sportives ?
Entre géants du numérique et États en quête d’une nouvelle souveraineté en ligne, quid de la pensée critique et du militantisme de celles et ceux qui rêvent d’un Internet libre ?
L’UE travaille actuellement à l’harmonisation et la régulation des usages numériques au sein de ses frontières. Avec sa directive sur le droit d’auteur, elle pose ses limites aux géants du web.
Quel rapport entre écologie et souveraineté numérique ? Découvrez les enjeux soulevés par le rapport rendu par le Haut Conseil pour le Climat en décembre 2020.
En conclusion de ce cycle de réflexion, la Direction de la Prospective et du Dialogue public vous propose ce point de vue, entre synthèse des précédents billets et ouverture de perspectives.
« Les Terrestres », la BD de Raphaëlle Macaron et Noël Mamère, nous propose un road-trip à la rencontre de ces « collapsonautes » qui ont fait « du combat pour la planète un mode de vie ».
L’expo « Zones critiques », initiée et conçue par le sociologue et philosophe Bruno Latour pour le centre d’art ZKM, mêle arts et sciences pour alerter le public sur l’imminence de notre fin et l’inciter à réagir.
À force de certitudes, les effondristes ont fini par agacer certains experts, tels que Catherine et Raphaël Larrère, qui s’en expliquent dans « Le pire n’est pas certain ». Ce qui ne veut pas dire que tout va bien…
Avec son essai « Brutalisme », le philosophe Achille Mbembe nous emmène en Afrique, ce continent qui ne peut pas s’offrir « le luxe de la collapsologie », pour nous démontrer que quoi qu’il arrive, « le futur demeure ouvert ».
À problème global, solution locale ? C’est ce que suggèrent Alexandre Boisson et André-Jacques Holbecq dans « Face à l’effondrement, si j’étais maire ? Comment citoyens et élus peuvent préparer la résilience ».
Jamais idéale, toujours critiquable, la famille reste le premier modèle de ce que l’on peut appeler « solidarité ». En cela, y réfléchir aujourd’hui pourrait bien nous être utile dès demain…