Dans la mythologie grecque, Crécops, premier roi de l’Attique et fondateur d’Athènes, civilisa les habitants notamment en y instaurant les règles du mariage. Dans notre monde réel, la construction des États s’est également toujours appuyée sur l’affirmation normative d’un certain modèle familial.
Comme dans une figure fractale, il devrait donc être possible de retrouver les mêmes fondations morales, les mêmes mœurs, à chaque échelle de la société, depuis le foyer jusqu’au sommet. Ainsi, la loi s’impose dans les intimités, jusqu’à légiférer sur le droit de chacune et chacun à disposer de son corps.
Dans son ouvrage « Sexe, impôts et parenté. Une histoire sociale à l’époque moderne, 1450-1850 », l’historien Sandro Guzzi-Heeb revient sur cette relation quasi-filiale, ou maritale, qui unit les deux institutions que sont la famille et l’État.
Dans cette perspective, les nouveaux droits acquis par des familles considérées comme atypiques peuvent-ils être considérés les premiers signes d’un nouveau contrat social ?
Juriste trilingue (anglais-russe-chinois) et auteure indépendante
Que ce soit la proposition française d’inscrire dans la Constitution le droit (ou la liberté ?) des femmes à interrompre une grossesse, ou au contraire, celle de l’État américain du Wyoming de la supprimer, les États, confessionnels ou non, rappellent, qu’aujourd’hui comme hier, ils ont toujours leur mot à dire en matière de sexualité et in fine de famille. Mais qu’est ce qui peut bien pousser le pouvoir à s’intéresser à la vie intime de ses citoyens ? Les motifs d’hier sont-ils toujours ceux d’aujourd’hui ?
La publication de Sexe, impôts et parenté. Une histoire sociale à l’époque moderne, 1450-1850 de Sandro Guzzi-Heeb tombe à point nommé. Qui mieux que cet historien féru des grandes transformations observées dans les sphères parentale et érotique depuis le 16è siècle, époque où l’État affirme sa mainmise sur la famille, pour étayer la réflexion et éclairer l’emprise des héritages sur le présent ?
Du passé ne faisons pas table rase
Notre historien a à cœur « d’encourager le rapport créatif et fécond entre le présent et le passé » en redonnant de l’épaisseur, de la complexité à des identités sociales, religieuses, politiques, de la chair aux théories culturelles parfois trop généralisantes et linéaires des sciences humaines et sociales (Foucault, Philippe Ariès, Edward Shorter et Lawrence Stone,Robert Muchembled, etc.). Aux normes et discours savants des élites, il ajoute les histoires singulières, les convictions, les conditions de vie, les pratiques, le local, le variable.
La Suisse romande, riche en ressources et études démographiques et véritable « laboratoire confessionnel », est son terrain de prédilection, sans omettre des incursions côté français et pays voisins. 20 ans passés le nez dans les sources et études locales : du normatif tels que les registres paroissiaux et civils, les lois, le code Napoléon de 1804, les bases généalogiques, les notes de procès, etc., mais aussi les littératures populaire et savante, les traditions folkloriques, les représentations picturales, les chansons, les correspondances et archives familiales. Des sources qui permettent d’explorer des liens encore peu abordés, comme ce qui relie orientations sexuelles et allégeances religieuses et/ou politiques. Alors famille et État, un couple vieux comme Hérode ?
Ordre, calme et volupté
En Europe, famille vient du latin « familius », serviteur, et désignait pour les Romains l'ensemble des «famuli», les esclaves attachés à la maison du maître. Au 14e siècle, le terme désigne ceux qui vivent sous un même toit, au sens de maisonnée. Ce n’est qu’au 16e siècle que le terme désigne les personnes unies par les liens du mariage et du sang. Pour Sandro Guzzi-Heeb, c’est bien à cette époque que la « famille devient un sujet public défini juridiquement par l'État, qui en fait le seul lieu où la sexualité est validée, reconnue et acceptée ».
Réglementer la sexualité, en qualifiant celle qui est légitime (mariage), de celle qui ne l’est pas (hors-mariage), ceux qui y ont accès, quand, avec qui et à quelles conditions (âge du mariage, célibat subi, parenté interdite, etc.), éviter des héritiers illégitimes ou malvenus, des bouches à nourrir dépassant les ressources disponibles, a été et reste une manière d’ordonner la société, d’attribuer places, droits et responsabilités.
Même si l’essor économique, à partir du 17e siècle, commence à délier les chaînes entre les générations et les classes sociales, hier comme aujourd’hui, la famille « structure les hiérarchies économiques et sociales […]. Un rôle consolidé de façon décisive pendant l’époque moderne ». Et pour cause : les États naissants proclament la famille « cellule de base » de la société. En France, c’est chose faite avec la déclaration royale de 1639. Trois siècles plus tard, la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 ne dit pas autre chose : « la famille est l'élément naturel et fondamental de la société et a droit à la protection de la société et de l'État ». La famille, à travers sa forme idéale propre à chaque société, devient un élément identitaire fort, source de cohésion sociale.
Famille : objet juridique non identifié
Tout naturel et universel qu’il soit, cet élément n’en est pas moins aussi diversifié que les époques, les lieux, les peuples et les cultures. La Réforme protestante et le Concile de Trente jettent les bases de la famille moderne telle que connue jusqu’aux années 1960-70, celle construite autour d’un couple conjugal et de ses enfants, unis par les liens d’amour et œuvrant au bonheur des siens, à l’éducation des progénitures et la formation de bons citoyens. Du haut du 21e siècle, cette famille moderne a tous les attributs du classicisme, mais ce modèle affectif est bien ancré, voire a acquis valeur normative. Pour la Convention internationale des droits de l’enfant (1989), « La famille est [...] le milieu naturel pour la croissance et le bien-être de tous ses membres et en particulier des enfants ».
Si l’objectif de la famille fait consensus, cela ne dit pas ce qu’elle est, ou n’est pas. Pour l’Insee, sans toit partagé, pas de famille. Pour les politiques publiques, sans enfant, pas de famille. Les objectifs de la politique familiale française sont clairs : soutenir ceux qui participent au renouvellement des générations. Point. Le droit, lui, s’est gardé de la définir pour s’intéresser aux liens qui relient ses membres : conjugalité, filiation, parenté et alliance. Indéfinie, la famille serait ce que chacun y voit ? Loin s’en faut.
L’État, nouvel entrepreneur de morale
Le choc provoqué par l’essor du protestantisme est l’occasion pour les pouvoirs séculiers de renforcer leur emprise ou leur alliance avec les différents clergés. Devenus défenseurs de la « vraie » confession, l’auteur détaille la manière dont les États utilisent « la religion comme instrument de discipline » tandis qu’ils deviennent le bras armé des clergés. Restaurer l’ordre passe par le contrôle des sexualités (création des registres paroissiaux en 1539 en France, obligation faite en 1556 aux mères célibataires de se dénoncer, etc.), et une répression d’autant plus marquée que la légitimité de l’État est fragile. Première victime emblématique : la sorcière, souvent femme seule, incarnation d’une sexualité débridée, déviante et diabolique.
Aux ennemis extérieurs faisant de la guerre le moteur de la croissance étatique, s’adjoignent les ennemis intérieurs menaçant l’ordre et la prospérité. Au nom de la protection de la population, les États peuvent justifier des réformes fiscales et administratives d’ampleur, tout en s’appuyant sur le clergé et des élites, à la fois exemptées d’impôts et relais locaux du pouvoir. Contrainte et contrôle contre protection. Au fil des siècles, les ennemis de l’ordre changent : prostituées, sodomites, bâtards, bourgeoisie urbaine, classes populaires, concubins, adultères, divorcé.es, etc.
Les outils d’intervention évoluent aussi. Le 18e siècle, tourné vers l’idéal du progrès, lie destins collectifs et individuels. Éducation et sciences médicales (santé des mères, interdiction de l’onanisme, surveillance de la prostitution, souci du corps sain, approche eugéniste, etc.) sont les nouvelles mamelles de la prospérité. C’est peu ou prou sur ces bases que la famille, en tant qu’institution, perdure jusqu’à aujourd’hui absorbant différents chocs comme celui de Mai 68 ou du mariage pour tous depuis 2013.
Une fois cette trajectoire historique tracée, à quelles prochaines redéfinitions s’attendre ? Faire accepter des « réformes » en brandissant la figure d’ennemis dangereux pour l’ordre social et moral, voire mettant en péril l’essence même de la société, trouve des résonnances très contemporaines. Des élans et politiques pro-natalistes (Hongrie, Silicon Valley, etc.) au débat français sur les retraites, des théories complotistes sur l’IVG comme résurgence d’une pratique sataniste, à la théorie du grand remplacement, tout cela manifeste la résistance de ceux ayant le sentiment que leurs valeurs morales seraient mises en péril par la diversification, si ce n’est la dépravation, des modèles familiaux et des pratiques sexuelles. L’État, hydre des tenants de l’ordre familial ?
Vers une puissance publique amorale ?
En réalité, la famille européenne n’échappe pas au mouvement libéral, au sens du primat donné aux libertés et droits individuels et à la limitation de la puissance de l’État. L’encadrement normatif de la famille ne faiblit pas mais, contrairement aux siècles passés, l’objectif n’est plus tant d’en définir son essence que de garantir à tous le droit de faire famille, d’égaliser les différents modèles de conjugalité et de filiation : mariage, PACS, parents d’intention ou biologiques, enfants naturels ou légitimes, couples hétérosexuels, homosexuels, transgenres, etc. De garantir un moule générique, peu importe la glaise. Une approche républicaine en somme.
Peu à peu, l’Europe, en promouvant un espace commun de droits et libertés, fait émerger un nouvel ordre public familial européen comme le constate le juriste Bastien Baret. « Si vous êtes parent dans un pays, vous êtes parent dans tous les pays » déclarait Ursula Von der Leyen, présidente de la Commission européenne en septembre dernier. La proposition de créer un certificat européen de filiation vise à faciliter la libre circulation des familles, et garantir leurs droits, quelles que soient les législations nationales.
Dit autrement, à imposer la loi des plus libéraux en matière de mœurs familiales : un pays interdisant la gestion pour autrui serait ainsi obligé d’admettre une telle filiation si elle a été reconnue par un pays membre qui l’a légalisée. Cet ordre libéral annonce-t-il l’avènement d’une puissance publique qui renonce à normer la vie intime de ses citoyens ? C’est en tout cas la direction prônée par la juriste Salomé Papillon, qui invite à « a-moraliser » le droit pénal toujours trop imprégné de morale en matière d’incriminations sexuelles.
La famille, une fausse révolutionnaire
Mais que les inquiets se rassurent ! Pas plus la famille que l’État n’aiment les révolutions. Aux dires des spécialistes, la véritable rupture libérale n’aurait pas encore eu lieu, celle qui validerait la famille sans filiation, la pluriconjugalité ou d’autres configurations…
Comme le souligne l’ouvrage Faire Famille aujourd’hui. Normes, résistances et inventions, tant les institutions que les familles, toutes « atypiques » qu’elles semblent, peinent à penser « en deçà ou au-delà du duo parental ». Ce plus petit dénominateur commun persiste à faire référence, dans les esprits et les lois, occultant de fait des réalités pourtant bien présentes. « Ignorées par le droit et méconnues dans les débats publics », pluriparentalité et monoparentalité restent ainsi « un impensé de la famille occidentale ».
Comme on l’a vu, la légitimité symbolique des États s’est construite en Occident à partir d’une promesse de respect d’un certain ordre, supposément « naturel » et « moral », à l’instar de celui sensé régner au sein d’un foyer. Dans la perspective de prochaines évolutions du modèle familial européen, toujours plus inclusives, pourrait-on assister à une trajectoire parallèle de celui de l’État-nation, qui prendrait ainsi la forme d’un projet commun associant des altérités solidaires, plutôt que celle d’un creuset identitaire, toujours insatisfait de son toujours trop faible degré d’homogénéité ?
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