Parce qu'il est devenu « smog », qu’il obère les étoiles pour les jeunes générations, qu'il fauche prématurément sept millions de vies, l'air est devenu un objet de lutte et de négociations.
Organisations internationales et européennes, acteurs privés mondialisés et locaux, ONG, lobbys en tout genre, citoyens, tous se mobilisent désormais pour défendre leurs visions au nom de l’intérêt général et se faire entendre des détenteurs du pouvoir normatif.
Avec son ouvrage « L’art de gouverner la qualité de l’air », Franck Boutaric, politologue spécialiste des enjeux de pollution atmosphérique, nous fait découvrir les arcanes de cet art qu’est le gouvernement de l’air.
Juriste trilingue (anglais-russe-chinois) et auteure indépendante
Ins-pi-rer... Ex-pi-rer...
Répétée jusqu’au dernier souffle, la respiration fait circuler quotidiennement quelques 12 000 litres d’air dans notre corps. Autant dire que ce processus vital demande une confiance forte dans la qualité de cet élément qui nous irrigue car, contrairement à l’eau ou à l’alimentation, le marché de l’air pur en bouteille est encore une niche et un luxe. Respirer constitue donc un gage de confiance dans une politique de qualité de l’air, perçue comme le reflet de la préoccupation des gouvernants de préserver la santé des gouvernés.
Lutter contre la pollution de l’air : une histoire de compromis
La pollution de l’air est composée de polluants primaires directement rejetés dans l’air par une source identifiée d’origine humaine (trafic routier, industrie, chauffage, agriculture, etc.) ou naturelle (ex. une éruption volcanique), et de polluants secondaires se formant à partir de réactions chimiques entre différents polluants primaires, déjà présents dans l’air (ex. ozone et pluies acides). Les effets toxiques de cette pollution sur le vivant sont désormais bien établis. Humains, animaux, plantes et même bâtiments pâtissent d’une exposition plus ou moins prolongées à ces polluants.
C’est là que l’ouvrage vient interpeller le gouvernement de l’intérêt général, en rappelant que « le choix, le développement et l’histoire de chacun [des dispositifs destinés à lutter contre la pollution de l’air] renseignent sur la manière dont se confrontent, coexistent ou s’organisent les intérêts liés à l’économie, à la santé et à l’environnement. En ce sens, ils sont la traduction des mouvements sociaux et politiques qui les font naître, les modèlent et leur donnent une expression révélatrice des rapports de force nouées entre les protagonistes. Leur diversité ne révèle pas tant de l’efficacité supposée de tel ou tel dispositif mais de la variété des arbitrages qui se déploient dans différents champs professionnels et de la capacité qu’ont les parties prenantes d’imposer leurs points de vue. Et tout comme les modalités de leur diffusion, les mécanismes qui les génèrent donnent des indications sur la politique internationale de l’environnement et les rapports de force entre nations » (p. 31).
De la fabrique de l’ignorance
À problème identique, traitement différent selon les époques, les lieux et les scènes qui en débattent, comme l’illustre superbement la gestion de l’accident de Tchernobyl entre gouvernements allemands et français. À la politique de désinformation française répond l’arrachage des cultures contaminées, le confinement des animaux d’élevage, la communication allemande sur les taux de radioactivité. Ce décalage a poussé les groupes de scientifiques et d’écologistes vivant en zone frontalière à se doter d’outils de mesure de la radioactivité, puis à structurer un des premiers réseaux de surveillance de la qualité de l’air (ASPA intégré à ATMO, réseau des Associations régionales agréées de surveillance de la qualité de l'air) tout en militant pour le droit à l’information en construisant notamment un indice de pollution destiné au grand public.
La mise en visibilité d’un phénomène de pollution par la création d’indices et la mise en place de seuils d’information et d’alerte peut contribuer à une « fabrique de l’ignorance » par le choix de ce qui est invisibilisé : la fixation des seuils, conformes ou non aux normes de l’OMS ou encore la focalisation sur leur dépassement. Cette attention aux pics de pollution, tant par les autorités administratives, politiques, que les médias, participe ainsi « de la construction d’une attention sur un sujet qui est mineur », au détriment de la pollution de fond. De même, le cantonnement de la pollution de l’air intérieur à une question technique et domestique tend à faire oublier ses déterminants socio-économiques et des taux de pollution parfois très supérieur à ceux de l’air extérieur.
Si le nouvel indice officiel ATMO de qualité de l’air est plus précis, il se veut aussi plus explicite pour les citoyens afin de les aider à relier qualité de l’air et risques pour leur santé. Pour autant, il reste abscons.
La terminologie internationale basée sur les seuils, ou encore l’approche nord-américaine affichant clairement la dangerosité, offrent une information plus précise (et potentiellement plus anxiogène ?). À quand le hissage de drapeaux de qualité de l’air à l’instar du risque de baignade ?
La croissance économique, arbitre indéboulonnable de l’intérêt général
Sur ce point, Franck Boutaric ne laisse aucune place au doute. L’air ne fait pas le poids face aux enjeux de croissance économique. Les organisations internationales se sont saisies de la pollution de l’air dès qu’il a été clair, à partir des années 50, qu’elle n’était pas une problématique localisée dans le temps et l’espace mais faisait fi des frontières. OCDE, OMS, Commission économique européenne des Nations Unies (CEE/NU), programme des Nations unies pour l’Environnement en tête, ont ainsi permis d’inscrire la pollution de l’air à l’agenda des différentes nations en transformant, bon an mal an, leurs perceptions des enjeux sanitaires, environnementaux, voire économiques, en orientant les législations et développant de multiples instruments d’action publique (seuils, outils de mesure, interdictions de polluants, plafonds d’émissions, etc.), tout en soutenant fortement la production des savoirs. Mais, l'OMS mise à part, le présupposé de base était, et reste, clair : la qualité de l’air et plus largement les politiques environnementales ne doivent pas venir obérer le développement économique mondial.
La participation croissante dans la gouvernance mondiale des acteurs privés porteurs d’un discours environnemental libéral apparaît pour Franck Boutaric, « comme une des causes de l’effacement ou du déclin du politique ». Cette évolution signe l’impossibilité d’une approche « politique radicale et globale » visant les déterminants structurels de la pollution de l’air, donc la remise en cause des modèles de production et d’organisation économique et sociale (urbanisme, transport, énergie, etc.) et les intérêts de ces acteurs (ex. absence d’objectifs chiffrés et contraignants donnés aux différents secteurs émetteurs de pollution). Renversant l’argument, le Sénat ou encore l’Ineris essayent d’influencer les décisions en montrant justement « le coût de l’inaction » ou encore la compensation du coût de mesures spécifiques de lutte de par les seuls bénéfices sanitaires attendus. Malgré la multiplicité des outils de planification à différentes échelles locales et nationales, et un effort d’intégration des problématiques environnementales, l’auteur pointe la persistance de cloisonnements institutionnels et disciplinaires préjudiciables.
Régime autoritaire ou libéral, quelles différences dans la gestion de la pollution atmosphérique ? L’exemple de la Chine
En Chine, c’est l’épisode de pollution majeur en janvier 2013 qualifié « d’Airpocalypse » qui a conduit à une sortie progressive du déni des pollutions environnementales du pays. Avec près de 500 manifestations citoyennes par jour pour demander des changements, la pollution de l’air est un des rares domaines dans lequel l’action citoyenne a été suivie d’effets (transparence des données de qualité de l’air, lancement d’un plan national de lutte, baisses ciblées de la pollution) et se révèle un nouveau levier d’influence à côté de la mobilisation des artistes. Au-delà de ses impacts économiques évalués à 1 400 milliards de dollars annuels par l’OCDE, et une perte d’attractivité sur la scène internationale, la pollution de l’air a pour elle d’être indifférente aux classes sociales, même si les populations les plus aisées peuvent minorer leur exposition par leur choix résidentiels, leur pouvoir de lobby (contrer une implantation d’équipements polluants) ou encore par l’investissement en dispositifs de protection (purificateurs, masques, etc.).
Mais la réactivité du gouvernement chinois et l’ampleur des ambitions et des mesures sont intéressantes à analyser à la lumière des travaux de recherche de Yida Zhai, professeur à l’École des Affaires internationales et publiques de l’Université Jiao Tong (Shanghai) : comment la qualité de la gouvernance (au sens de performance du gouvernement dans la conduite de ses politiques économiques, politiques, sociales, environnementales) affecte-t-elle l’adhésion des citoyens au modèle de régime politique d’un côté, et aux fonctionnaires et institutions en place de l’autre ? Cette dynamique est-elle différente entre régimes autoritaires et démocraties libérales ? Comparant Chine, Japon et Corée du Sud, il montre ainsi que la « probité » politique (respect de l’État de droit, lutte contre la corruption...) joue en faveur du modèle de régime politique quel qu’il soit. Il pointe l’importance de l’équité sociale comme facteur de soutien au gouvernement chinois en place. S’attaquer aux puissants intérêts économiques des provinces et des sociétés d’État dans sa lutte contre la pollution atmosphérique aurait ainsi permis au gouvernement de maintenir l’adhésion de sa population.
Autre particularité d’un régime autoritaire, la gouvernance économique impacte tant le soutien au modèle de régime que celui aux gouvernement et institutions. Il en tire la conclusion que « le système politique chinois est moins stable qu’il n’y paraît » car le soutien populaire à ce modèle autoritaire demande aux gouvernants d’être performants tant sur le registre politique qu’économique. À l’inverse, l’attachement des populations des régimes démocratiques aux principes démocratiques semble jusqu’à présent peu affecté par une faible performance économique, vue plutôt comme un échec de gouvernants soumis au couperet électoral.
Le droit au secours des mobilisations citoyennes
Si le discours public en matière de qualité de l’air surfe sur l’imaginaire d’une gouvernance publique reposant sur la responsabilité individuelle, l’auteur souligne à quel point ce message est pernicieux. D’une part, il repose sur la croyance erronée que l’intérêt général est conforme à la somme des intérêts particuliers. D’autre part, il promeut le gouvernement par l’adaptation, nouveau paradigme de la gestion des pollutions décrié par Soraya Boudia et Nathalie Jas, les autrices de Gouverner un monde toxique. En accréditant l’idée que les risques sont inhérents à l’activité humaine et ne peuvent être évités, « ce mode de gouvernement opère ainsi un travail d’occultation explicite et assumé, transférant la responsabilité de la gestion de l’exposition aux risques (et des dommages qui peuvent en résulter), des autorités publiques et des industries polluantes aux individus, sommés d’apprendre à vivre dans un monde durablement pollué ». Dans de telles conditions, il est très difficile pour les citoyens de faire bouger les lignes et d’imposer leur ambition en matière de santé publique.
Pour Franck Boutaric, l’échec du politique ouvre la voie à des formes plus radicales d'actions, comme en témoigne la démocratisation du recours au judiciaire dans tous les pays. Le succès des démarches est un signe donné par les magistrats de la priorité des enjeux : annulation des permis de construire d’immeubles ponts au-dessus du périphérique à Paris, pourtant lauréats de « Réinventer Paris », arrêt du Conseil d’État enjoignant le gouvernement de respecter ses obligations en matière de qualité de l’air assorti d’une astreinte de 10 MLS € (confirmation que les divers plans sont assortis d’une obligation de résultat et pas seulement d’une obligation de moyens), reconnaissance de la responsabilité de la pollution de l’air comme cause de décès d’une fillette par la justice britannique, « warrior mums » et requête auprès de la cour suprême en Inde appelant à un confinement de New Dehli pour cause de pollution...
Preuve de la place de plus en plus stratégique du terrain juridique, l’assemblée générale des Nations unies vient de voter une résolution élevant au rang de droit humain universel, l'accès à un environnement propre, sain et durable. Alors, droit humain contre droit à polluer, une version contemporaine du choc entre le pot de terre et le pot de fer, ou du combat de David contre Goliath ? Quel qu’en soit le scénario, ce duel sera, à n’en pas douter, au cœur des prochaines décennies.
L’art de gouverner la qualité de l’air / L’action publique en question - Franck Boutaric – Éditions Res publica (2021)
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