Capacités industrielles nationales, régulation du marché ou encore protection des données personnelles sont autant de thèmes qui traversent le concept de souveraineté numérique.
Au cours de ce cycle de notre veille prospective, ces différents enjeux se sont confrontés, jusqu’à ce que se dessine une approche privilégiant le rôle concret que les services publics peuvent jouer auprès des citoyens.
Dans le prolongement des débats contemporains sur la smartcity, ce travail de synthèse prend en compte l’ensemble de l’écosystème numérique, de la maîtrise technique des usages qu’il permet, jusqu’à l’éthique qu’il impose.
Dans ces domaines, les collectivités, de par leur action de proximité, apparaissent comme des maillons essentiels d’une chaîne allant de l’usager à l’État, en passant par les start-up et les plus grandes firmes.
Affirmation du politique face à l’économie ? Développement d’une stratégie industrielle autonome ? Respect des libertés et de des droits individuels sur le web ? Selon le point de vue de celui ou celle qui utilise la notion de souveraineté numérique, son sens évolue, mais il s’agit toujours d’évoquer la capacité d’un État à exercer son autorité légale sur la toile, notamment en tentant d’y retracer ses frontières.
Après la Chute du Mur de Berlin, alors que l’idée d’une fin de l’Histoire séduisait quelques penseurs des relations internationales, certains présages annonçaient le déclin prochain de l’hyperpuissance américaine, et l’inéluctable domination de la Chine, dont l’éveil faisait déjà trembler le monde. Personne ou presque n’envisageait alors que, comme dans un mauvais remake de l’âge d’or des Compagnies des Indes, la conquête du nouveau continent virtuel allait permettre l’émergence d’entreprises incontrôlables, qui soumettraient nos comportements et nos modes de consommation à leurs propres intérêts.
Quelques décennies plus tard, le règne des Gafam occidentales et des Batx d’Asie semble sans partage. Comme l’illustre l’exemple de Quayside à Toronto, l’appétit de ces géants économiques se tourne de plus en plus vers des activités débordant le seul cadre de la navigation en ligne. Dans leur matrice, le réel devient le champ où se récoltent les données nécessaires à une « économie de la surveillance », qui rentabilise tout ce qui peut contribuer à influencer le consommateur, et donc à attirer l’annonceur.
L’emprise est invisible, la ville se dit intelligente comme un téléphone, et au fil de petits plaisirs en accès gratuit, l’individu n’a plus d’yeux que pour des objets transformés en prothèses, ne sachant plus ni où ni comment sont stockées les données le concernant. Dans ce flou numérique, qui relativise autant la réalité que la vérité, comment le débat politique peut-il encore avoir pour horizon l’intérêt général, alors que la « divination algorithmique » personnalise l’environnement de chacun à partir de ses préférences supposées ? Il est alors autant question de hiérarchisation d’informations diffusées en continu, que de possibilités de confrontation au point de vue de l’autre.
Parce qu’un autre internet est possible
À bien y regarder, étrangement, l’homo numericus ne semble pas tant que ça emballé par ce mode de vie aussi anomique qu’insatiable. Et la planète non plus : pour faire tourner la machine, les serveurs se multiplient à travers le monde à un rythme exponentiel, accroissant sans cesse l’empreinte carbone d’un stockage de datas toujours plus big.
Malgré les promesses d’une audience worldwide les artistes émergents peinent à trouver leur place sur les grandes plateformes. L’information se diffuse sur les portails des infomédiaires au rythme de scoops qui nous captivent sans forcément prendre le temps de l’analyse, et les achats en ligne menacent chaque jour un peu plus la santé des commerces qui animent nos quartiers. Finalement, qu’a-t-on vraiment gagné à pouvoir chatter plutôt que bavarder ?
Face au pouvoir de groupes transnationaux, des collectifs s’organisent, des citoyens se mobilisent, et les États tentent de reprendre la main. Avec le Digital Services Act et le Digital Markets Act, et précédemment sa directive « copyright, l’Union Européenne cherche à réguler, malgré la pression des lobbies, un certain nombre de secteurs économiques stratégiques, dont les bases ont été fragilisées par la dématérialisation des échanges. Entre l’épouvantail de Big Brother, et le laisser-faire du tout-marché, voire du tout-marchand, y-a-t-il encore une place pour l’utopie d’un internet libre et émancipateur, forum d’échange et de partage plutôt qu’outil de repli sur soi ?
Malgré les rêves brisés d’hacktivistes sur le mur d’un certain cybercapitalisme, aussi complexe à définir qu’à juguler, la solution peut-elle venir d’une approche décentralisée, qui confierait aux acteurs publics locaux le rôle de facilitateurs, de passerelles pour la constitution de réseaux aux architectures virtuelles mais aux coopérations tangibles, généreuses, respectueuses et agissantes ?
Intelligence artificielle vs intelligence collective
Les leviers les plus efficaces restent sans doute dans les mains des États, a fortiori quand ceux-ci parviennent à porter un discours commun. Mais rien ne garantit la dimension démocratique de leurs interventions, tant que la société civile ne s’empare pas plus des problématiques de régulation.
Le contre-modèle d’infrastructure proposé par des militants tels que ceux de l’association Illyse dans l’agglomération lyonnaise ouvre par exemple de véritables pistes. Au-delà de l’engagement de ces spécialistes, le rôle joué par le Parti pirate allemand dans l’élaboration de la directive sur le droit d’auteur confirme qu’il peut y avoir des raisons de considérer l’internet comme un objet politique en soi, plutôt qu’un seul medium dont il faudrait désigner le propriétaire.
Le recul nécessaire à cette mise en débat impose une remise en question des facilités « offertes » par les plateformes. La quête de confort ne peut être l’alpha et l’oméga de nos modes de vie, particulièrement lorsqu’il devient urgent de les réinventer pour au moins limiter les bouleversements promis par le réchauffement climatique.
L’intelligence artificielle doit-elle supplanter l’intelligence collective ? Les services publics doivent-ils quoi qu’il en coûte embrasser la dématérialisation des usages, quitte à laisser à quai celles et ceux maîtrisant le moins les nouvelles formes de communication ?
Pour une souveraineté numérique décentralisée ?
Même s’il serait difficile de retenir une date précise comme point de bascule dans le continuum de la « digitalisation » de nos sociétés, il est indéniable qu’il y a déjà bien longtemps que notre vie s’est diluée de part et d’autre de nos écrans. Les collectivités territoriales seraient bien en peine de chercher à maîtriser ce phénomène. Pourtant, ne pourraient-elles pas constituer l’échelon le plus pertinent pour mettre en œuvre une « expérience utilisateur » de la citoyenneté, qui opposerait à l’anonymat du global un savoir-faire de la proximité ?
Le futur souhaitable, l’idée d’un destin commun, ne peuvent être le fruit d’un calcul binaire. Pour faire société, il nous faut accepter l’imperfection, le déséquilibre, l’insatisfaction, et l’erreur, plus humaine que jamais. La souveraineté numérique est à ce titre à rapprocher de celle reconnue par notre constitution : il y est bien mentionné que celle-ci appartient au peuple dans son ensemble, dans sa pluralité, et ses contradictions.
Dans l’histoire de la République, l’éducation a toujours été considérée comme le premier facteur d’émancipation. Une autonomie de réflexion sur les questions numériques, indépendantes des slogans marquetés et des prêt-à-penser, soulève alors celle du développement d’une littératie propre aux pratiques digitales, qui s’appuierait sur le comment pour évoquer le pourquoi. Une réflexion doit notamment être portée sur une éthique des réseaux sociaux, transmise par le biais de formations couplées aux apprentissages techniques. Dans le fond, il est question d’un apprentissage de l’autonomie, de la responsabilité et du civisme.
À l’image de ce qui a été fait au niveau des monnaies locales, des plateformes re-territorialisées peuvent-elles être un début de solution ? La position nodale des métropoles dans l’architecture des réseaux peut-elle leur permettre d’assumer une relocalisation d’infrastructures écoresponsables ?
Une gestion de celles-ci au niveau d’un bassin de vie pourrait combiner sécurisation des échanges et relations directes avec des opérateurs identifiés, aux compétences strictement encadrés. Au niveau environnemental, les caractéristiques géographiques du territoire pourraient être par exemple utilisées pour refroidir les serveurs, dont la chaleur serait réemployée dans les bâtiments. À terme, le numérique pourrait être considéré comme une logistique parmi d’autres, dont chaque service se devrait de maîtriser les bases, depuis le traitement de données brutes jusqu’à la communication en ligne.
Small is beautiful
La pandémie a démontré la persistance de solidarités informelles mais fécondes, basées sur des logiques d’appartenance à des espaces communs, qui enjambent les entre-soi générationnels, culturels et sociaux auxquels conduisent les mécanismes actuels des réseaux sociaux.
Symbole de globalisation, le web pourrait se réinventer comme outil de proximité, à condition que les modalités de son accès ne persistent pas dans une dynamique excluante (« disruption »), courant après l’innovation comme pour mieux imposer une mise à jour incessante de nos compétences techniques.
À cet égard, le processus de dématérialisation des services publics peut en faire un terrain d’initiation aux pratiques digitales, évitant les pièges du techno-solutionnisme pour mieux s’adapter aux usages et compétences de chacun. La collecte de données anonymisées peut par ailleurs constituer l’ingrédient essentiel d’un « sur-mesure » que le digital instaure dans notre quotidien, à condition de renforcer la dimension humaine des échanges en « présentiel ».
Le temps de l’idéalisation du net est derrière nous, nous entrons pleinement dans celui de son analyse critique. Alors que l’utilité du développement de la 5G reste à démontrer dans de nombreux domaines, une approche s’appuyant sur l’efficience de low techs, gardant en point de mire la finalité de rencontres physiques qui nous ont tant manquées ces derniers mois, pourrait encourager une participation citoyenne créatrice de lien social autant que de projets collaboratifs et fédérateurs.
Derrière ces enjeux se posent ceux de la résilience de nos sociétés. Dans cette perspective, le plus urgent demeure sans doute de réinjecter de l’humain dans le réel, au moins autant que du souverain dans le virtuel. Internet ne mérite pas de majuscule : sans nous, la toile n’est qu’un amas de câbles.
Retrouvez l’ensemble des billets Veille M3/Souveraineté numérique dans notre dossier !
Le concept des villes où les services essentiels seraient accessibles à pied ou en vélo en 15 minutes avait rencontré un immense succès. Quel problème alors ?
Quels nouveaux dangers pourraient être provoqués par la hausse des températures, et en quoi le sport pourrait-il être un levier pour éveiller les consciences ?
Dormait-on forcément mieux avant ? À partir de l’ouvrage « La grande transformation du sommeil de R. Ekirchun », regard prospectif sur les enjeux de ce temps si utile.
Cheminer vers la sobriété : L’altruisme est-il le balancier nécessaire à cette démarche de funambule ? « Pas si simple », répond la mathématicienne Ariadna Fossas Tenas
Aurianne Stroude, sociologue spécialiste de la transformation des modes de vie en lien avec les enjeux écologiques, décrypte le changement social qui opère au-delà des évolutions individuelles.
La Revue dessinée a publié plusieurs reportages sur les conséquences écologiques et sociales de nos usages digitaux. Avec humour, l'un de ces textes nous permet de prendre la mesure du piège écologique que constitue notre addiction au numérique.
Au cœur des débats qui entourent la redirection de nos organisations, le rapport entre transition et modernité interroge les ressources intellectuelles disponibles pour penser le futur.
Dans son ouvrage « Pop & psy. Comment la pop culture nous aide à comprendre les troubles psychiques », le psychiatre Jean-Victor Blanc s’appuie sur les œuvres et figures de la culture populaire pour parler différemment de la santé mentale.
À partir de quand peut-on considérer qu’un cheminement intellectuel, spirituel ou scientifique, peut conduire à préparer le terreau d’une déconnexion pathologique du réel ?
La famille, considérée parfois comme valeur suprême est pourtant un important marqueur d’inégalités. Dès lors, qu’en faire ? Peut-on envisager l'abolition de la famille ?
À partir de l’ouvrage « Pas d’enfant. La volonté de ne pas engendrer » d’Anne Gotman, exploration des enjeux liés au choix de ne pas devenir parent.
En croisant les approches historique, démographique, sociologique et psychologique, éclairage sur cette tendance croissante.
La structure des ménages a un impact notable sur notre empreinte carbone. Et si la solution consistait à inventer de nouvelles façons de vivre ensemble ?
La Fraternité, troisième pilier de la devise républicaine et représentation symbolique de la relation entre « famille » et « nation ». Mais demain, est-ce encore de ce lien dont nous aurons besoin ?
Quelles sont les principales sources d’émission de polluants, et quels effets ont-ils sur la santé et l’environnement ? Éléments de réponse en images et en chiffres.
Fête et droit, deux champs irréconciliables ? Ou les deux faces d’une même pièce, assurant la régulation de l’ordre social et mobilisables de concert ?
À partir d’une étude du Centre Léon Bérard et du Centre de lutte contre le cancer de Lyon et Rhône-Alpes, quel impact de l’exposition quotidienne à un air pollué ?
À partir du roman « La Horde du Contrevent » d’Alain Damasio et de son étude par Antoine Saint-Epondyle, réflexion sur les usages de l’imaginaire de l’air.
Analyse et mise en perspective de l’ouvrage « L’art de gouverner la qualité de l’air » de Franck Boutaric, politologue spécialiste des enjeux de pollution atmosphérique.
À partir des travaux des sociologues Vera King, Benigna Gerisch et Hartmut Rosa, réflexion sur l’introduction d’une logique d’optimisation dans notre relation au repas.
De retour sur le devant de la scène culinaire mondiale, la gastronomie française conjugue soutien des pouvoirs publics et reconnaissance de la société civile.
Entre « L’eau mondialisée, La gouvernance en question » et la vision de l’association Eau Bien Commun, focus sur les mouvements sociaux liés à la gestion d’une ressource essentielle.
Refroidissement de data centers, extraction de métaux, gravure et nettoyage de semi-conducteurs : quid de la dépendance croissante à l’eau de l’industrie du numérique ?
Un croisement du travail des historiens François Jarrige et Alexis Vrignon et du témoignage de Paul-Jean Couthenx de CoopaWatt pour saisir les enjeux de « l’énergie citoyenne ».
Avec le collectif Paysages de l’Après-Pétrole, tour d’Europe des territoires dont le modèle de développement associe approche paysagère et transition écologique.
À partir de l’ouvrage « L'Économie désirable - Sortir du monde thermo-fossile » de l’ingénieur, sociologue et économiste Pierre Veltz, réflexion sur le rôle du numérique dans une réindustrialisation écoresponsable.
Quelles nouvelles représentations exige la réindustrialisation ? Analyse de l’ouvrage « Vers la renaissance industrielle » d’Anaïs Voy-Gillis et Olivier Lluansi.
À partir de l’ouvrage collectif « Les Défis de l'Olympisme, entre héritage et innovation », tour d’horizon des grandes questions auxquelles les JO du futur devront répondre.
Même dans le sport, « L’empire des chiffres » s’étend ! Analyse de l’évolution de nos activités physiques, à partir du travail du statisticien Olivier Martin.
Analyse de l’ouvrage « Sport, démocratie participative et concertation ». Et si la participation citoyenne permettait de renouveler les politiques sportives ?
Entre géants du numérique et États en quête d’une nouvelle souveraineté en ligne, quid de la pensée critique et du militantisme de celles et ceux qui rêvent d’un Internet libre ?
L’UE travaille actuellement à l’harmonisation et la régulation des usages numériques au sein de ses frontières. Avec sa directive sur le droit d’auteur, elle pose ses limites aux géants du web.
Quel rapport entre écologie et souveraineté numérique ? Découvrez les enjeux soulevés par le rapport rendu par le Haut Conseil pour le Climat en décembre 2020.
En conclusion de ce cycle de réflexion, la Direction de la Prospective et du Dialogue public vous propose ce point de vue, entre synthèse des précédents billets et ouverture de perspectives.
« Les Terrestres », la BD de Raphaëlle Macaron et Noël Mamère, nous propose un road-trip à la rencontre de ces « collapsonautes » qui ont fait « du combat pour la planète un mode de vie ».
L’expo « Zones critiques », initiée et conçue par le sociologue et philosophe Bruno Latour pour le centre d’art ZKM, mêle arts et sciences pour alerter le public sur l’imminence de notre fin et l’inciter à réagir.
À force de certitudes, les effondristes ont fini par agacer certains experts, tels que Catherine et Raphaël Larrère, qui s’en expliquent dans « Le pire n’est pas certain ». Ce qui ne veut pas dire que tout va bien…
Avec son essai « Brutalisme », le philosophe Achille Mbembe nous emmène en Afrique, ce continent qui ne peut pas s’offrir « le luxe de la collapsologie », pour nous démontrer que quoi qu’il arrive, « le futur demeure ouvert ».
À problème global, solution locale ? C’est ce que suggèrent Alexandre Boisson et André-Jacques Holbecq dans « Face à l’effondrement, si j’étais maire ? Comment citoyens et élus peuvent préparer la résilience ».
Jamais idéale, toujours critiquable, la famille reste le premier modèle de ce que l’on peut appeler « solidarité ». En cela, y réfléchir aujourd’hui pourrait bien nous être utile dès demain…