Depuis la sortie en 2015 de l’essai « Comment tout peut s’effondrer », qui introduisait la notion de collapsologie, les publications traitant de l’effondrement se multiplient. Mais à force de certitudes catastrophistes, les collapsologues ont fini par agacer certains experts, tels que Catherine et Raphaël Larrère, qui s’en expliquent dans leur essai « Le pire n’est pas certain ».
À l’instar de Bruno Latour ou Jean-Pierre Dupuy, Catherine et Raphaël Larrère font partie de ces intellectuels que le succès de la collapsologie irrite. Forts de leurs statuts académiques, la philosophe et l’agronome le font savoir dans un ouvrage paru en septembre 2020, et dont le titre fait écho à celui de Pablo Servigne et Raphaël Stevens : à Comment tout peut s’effondrer, ils répondent que Le pire n’est pas certain.
Il faut reconnaître qu’en rendant accessible un certain nombre de connaissances environnementales jusque-là réservées à une poignée d’initiés, Pablo Servigne et Raphaël Stevens ont connu un succès de librairie pour le moins inattendu. De quoi susciter l’appétit des éditeurs francophones, qui se sont largement engouffrés dans la brèche, quitte à donner une résonnance peut-être exagérée aux collapsologues par rapport à leur poids réel dans la communauté scientifique.
En s’appuyant sur des données chiffrées – notamment issues des sciences de la Terre – les collapsologues affirment en effet que l’effondrement de la civilisation thermo-industrielle est inévitable. Or, et c’est là l’un des arguments principaux de la thèse de Catherine et Raphaël Larrère, ce point de vue serait démenti par les sciences des systèmes – dont le système Terre – puisque ces derniers sont par essence trop complexes et incertains pour permettre de telles affirmations.
De l’imprévisibilité des systèmes complexes
Il faut d’abord rappeler que l’effondrement en tant que tel n’est pas une notion courante dans l’analyse des systèmes, notamment dans les sciences du système Terre. On parle parfois de « shift », c’est à dire de changement de régime, pour désigner le passage plus ou moins brutal d’une forme d’organisation à une autre. Mais comme le rappelle Jean-Pierre Dupuy, abondamment cité par Catherine et Raphaël Larrère, les systèmes complexes disposent d’une grande capacité à absorber les perturbations. Cette résilience est due en particulier à deux caractéristiques : la diversité des éléments qui composent ces systèmes, et la richesse des interconnexions entre eux. À ces deux facteurs s’ajoute une troisième caractéristique : la présence, au sein de chaque système, d’éléments qui sont particulièrement vitaux, parce qu’ils concentrent l’essentiel des liens entre ses composantes. Un effondrement systémique, ou plus exactement un changement de régime (« shift ») se produit généralement lorsqu’un ou plusieurs de ces éléments vitaux sont touchés.
Par exemple, dans un écosystème, de nombreuses espèces « périphériques » peuvent disparaître sans perturber l’équilibre général, mais la disparition d’une espèce qui s’avère centrale dans l’organisation de l’écosystème pourra avoir des effets en chaîne catastrophiques. C’est la raison pour laquelle on parvient parfois à rétablir l’état d’un écosystème dégradé… et parfois non. Lorsque la population d’une espèce « clé » s’est effondrée, l’écosystème bascule vers une autre organisation, et il est alors très difficile de revenir en arrière.
L’argument avancé par les critiques de la collapsologie est donc le suivant : plus un système est complexe, et plus il est capable de mobiliser des rétroactions négatives, c’est à dire des mécanismes de régulation, tout en restant, dans le même temps, à l’abri de rétroactions positives – ces fameux emballements susceptibles d’entraîner des effondrements. Les interactions entre le système Terre et la société humaine sont si complexes que présenter l’effondrement comme inévitable ne tiendrait donc pas la route.
N’empêche que… tout peut s’effondrer
C’est sur ce point que le débat peut rapidement tourner au dialogue de sourd. À l’argument selon lequel « le Pire n’est pas certain », la plupart des collaspologues répondent que « tout peut s’effondrer ». Ce qui signifie bien la même chose, et revient simplement à voir le verre à moitié plein… ou à moitié vide. Et les pessimistes ont quelques arguments à faire valoir. Essayons de comprendre pourquoi en nous appuyant sur le cas du climat.
Ce dernier est un élément central de l’équilibre du système Terre. Or, les perturbations générées par l’activité humaine pourraient provoquer une série de rétroactions positives susceptibles d’entraîner un changement de régime climatique.
Le problème rencontré par les scientifiques est qu’il est impossible de déterminer avec précision à quel moment pourrait avoir lieu ce basculement. Et pour cause, puisqu’un changement de régime n’a rien d’un processus linéaire. Jusqu’à un certain point – par exemple, une concentration de CO2 de 350 ppm dans l’atmosphère – des mécanismes de rétroaction négative permettent de maintenir le régime climatique.
Mais au-delà d’un certain seuil (400, 450, 500 ppm ?), ce sont au contraire des rétroactions positives qui vont se déclencher et provoquer un cercle vicieux. Par exemple, les surfaces de glace se réduisant sous l’effet du réchauffement, le rayonnement solaire est davantage absorbé par les océans, ce qui augmente le flux d’infrarouges et renforce la température dans les basses couches de l’atmosphère. Dans le même temps, le réchauffement climatique fait fondre le pergélisol et les sols sous-marins de l’Arctique, qui vont relarguer des quantités massives de méthane, un gaz dont le potentiel de réchauffement global est très supérieur à celui du CO2. On liste aujourd’hui une quinzaine de rétroactions positives de ce type qui, si elles se déclenchaient, pourraient faire basculer le régime climatique de l'Holocène vers un autre, beaucoup plus chaud… et sans possibilité de retour en arrière.
Will Steffen et ses collègues estiment qu’un tel événement pourrait advenir à partir d’un réchauffement de 2°C en fin de 21e siècle. Avec une approche un peu différente, le Giec arrive à des conclusions similaires et préconise de maintenir le réchauffement à 1,5°C.
Reste à savoir si cela est encore possible. Si on en croit le Giec, l’objectif est tenable. Mais pour conserver une chance d’y parvenir, il faudrait atteindre la neutralité carbone en 2050. Qui plus est, la vitesse de la transition est primordiale : il faudra diviser quasiment par deux les émissions mondiales de CO2 d’ici à 2030, car si la baisse était plus lente, nous serons obligés de retirer de l’atmosphère le CO2 que nous aurons émis en trop, en faisant appel à des technologies qui relèvent pour l’instant de la science-fiction.
Bref, si on en croit les modèles, le moins que l’on puisse dire… c’est qu’il devient très compliqué d’éviter le pire !
Et si la peur de l’effondrement devenait un moteur ?
À ce stade, on peut arguer que les modélisations sont imparfaites et que de bonnes surprises sont malgré tout encore possibles. Aurait-on sous-estimé ou ignoré certaines rétroactions négatives ? Le climat ne serait-il pas plus résilient qu’on ne l’imagine ? L’argument avancé par Catherine et Raphaël Larrère nous amène à le penser : tout cela serait trop complexe pour être certain. Mais c’est précisément l’argument que défendent les climato-sceptiques, comme Richard Lindzen. Et c’est une filiation que Catherine et Raphaël Larrère rejettent vigoureusement. Comme on l’aura compris, ces auteurs avancent sur un chemin de crête : ils ne nient pas la gravité de l’enjeu, ce qui les irrite, c’est la certitude acquise par quelques auteurs (en réalité très peu nombreux) que tout va s’effondrer. Pourquoi ? Parce que cette certitude rendrait impossible toute mobilisation. Les époux Larrère accusent à ce propos la collapsologie d’« innocuité politique ». Trop globales, trop éloignées de notre quotidien, trop fatalistes, les conclusions des spécialistes de la science du système Terre seraient au final incapables d’être appropriées par les mouvements sociaux.
Sur ce point, on regrettera toutefois que Catherine et Raphaël Larrère ne se soient pas plus intéressés aux nombreux mouvements sociaux qui se sont mobilisés autour du mot d’ordre de l’urgence climatique au cours des deux dernières années – suite en particulier à la publication du rapport spécial du Giec. Théorisé par quelques auteurs peu connus de ce côté-ci de l’Atlantique, incarné par Greta Thunberg, cristallisé autour d’ONG comme Extinction Rebellion, The Climate Mobilization, Alternatiba ou Sunrise, le mouvement en faveur de l’urgence climatique est pourtant bel et bien en train de rebattre les cartes de l’écologie politique. Et son crédo est clair : c’est parce que l’effondrement est proche qu’il faut agir vite… et fort !
De quoi, peut-être, réconcilier les deux camps.
Catherine et Raphaël LARRÈRE,Le Pire n'est pas certain - Essai sur l'aveuglement catastrophiste, Éditions Premier Parallèle, 2020
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