Rien dans ce titre n’évoque la santé mentale, et pourtant tout y est ou presque : de la maladie reconnue au chagrin d’amour, de l’enfermement à la vie ordinaire, de la stigmatisation à la compréhension d’un pair, des normes sociales d’une vie « bien menée » à celles, personnelles, d’une vie vivable, porteuse de sens.
Au fil d’une poésie à fleur d’eau, ce roman invite à réfléchir aux rapports entre littérature et santé mentale, en interrogeant subtilement les normes véhiculées par cette notion.
À l’instar de la science-fiction, vivier inépuisable de visions en avance sur leur temps, quels chemins pour la santé mentale esquissent la littérature, et au-delà, l’art du récit ?
Juriste trilingue (anglais-russe-chinois) et auteure indépendante
La narration, cette capacité à transformer en récit, une expérience humaine faite d’évènements disparates, voire incohérents ou absurdes, est un moteur puissant de construction ou de reconstruction du « soi ». C’est vrai pour tout un chacun, et encore plus lorsque les troubles mentaux font voler en éclat la perception d’une identité unifiée, ou le sens d’une existence. Mais cette capacité de réflexivité est fortement dépendante du capital culturel et scolaire : dès les années 1930, le psychiatre allemand Hermann Simon, source d’inspiration de la psychothérapie institutionnelle française, soulignait déjà la difficulté à étayer les personnes « culturellement carencées ».
« C'étaient mes sœurs en miroir, qui me racontaient leur incomplétude, leur inadaptation, leur effondrement »
Plonger dans le récit d’autrui est une source d’évasion à la découverte d’émotions et de vécus dont le quotidien aurait pu nous laisser étranger. Pour l’anthropologue Michèle Petit, cette ouverture au monde permet de sortir « des places attribuées, des espaces confinés ».
C’est tout particulièrement vrai pour les personnes vivant dans des univers clos et dont la santé mentale est particulièrement fragilisée : prisons, EHPAD et logiquement hôpitaux psychiatriques et institutions spécialisées. La littérature endosse aussi le rôle d’un outil de participation au monde du dehors. C’est, pour les pouvoirs publics qui investissent, certes timidement, ce potentiel de l’écrit, une modalité « d’insertion par la culture » et de valorisation des capacités critiques de personnes largement stigmatisées. Tel est bien l’objectif affiché du Prix Goncourt des Détenus initié en 2022 par la Direction de l’administration pénitentiaire et le Centre national du livre, ou encore du prix FOLIRE, seul prix littéraire dédié aux « lecteurs-patients », créé en 2011 par le Centre méditerranéen de Littérature et le Centre hospitalier spécialisé de Thuir (Pyrénées orientales).
« Elle écrivait des bouts de phrases dans un petit cahier noir »
L’écriture entretient depuis longtemps des liens privilégiés avec la folie en tant que premier outil de médiation artistique introduit dans les hospices d’aliénés à côté du dessin. Dès le 19è siècle, les écrits des « fous » sont des médiums précieux explorés par les psychiatres pour approcher l’univers de leurs patients. Mais ne nous trompons pas, ces écrits restaient empreints du sceau de l’aliénation : « Les fous littéraires » ont un intérêt médical, voire amusent de par leur excentricité. Les arts du récit tous comme les arts plastiques ont aussi leurs propres normes : ne devient pas artiste-auteur faisant œuvre qui veut. L’épopée de l’art brut le montre bien.
« La maladie n’était plus qu’un fantôme, tout petit »
Si le monde littéraire académique se préoccupe peu de cette littérature des fous, la psychiatrie, elle, en a profité pour faire évoluer ses pratiques soignantes depuis une trentaine d’années. C’est notamment le cas pour le paradigme du rétablissement qui postule qu’une vie satisfaisante est possible, même en étant atteint de troubles psychiques sévères. Comme le pointe l’ouvrage Santé mentale et processus de rétablissement, l’émergence et la diffusion de ce paradigme doit beaucoup aux récits autobiographiques et à l’engagement de leurs auteurs, telle Patricia Deegan, pionnière de ce mouvement outre-Atlantique. À côté d’études longitudinales classiques, ce sont ces écrits qui ont mis en lumière des facteurs qui échappent à la vision externe et parcellaire du professionnel.
Se rétablir, c’est à la fois se reconstruire une identité détachée de l’étiquette du « malade », quand bien même le suivi psychiatrique ou la prise de traitements en constituent des rappels récurrents, et se réengager dans une vie active et sociale en renonçant au « trajet déprimant et rassurant de la dinguerie » entre maison de repos, centre d’aide par le travail et autres lieux dédiés.
« Mon amie entendait la rumeur de la vraie vie s’approcher »
Choisir la voie de la normalité se révèle souvent, sous la plume des auteurs, être un choix déchirant, fruit d’acceptation de ses limitations, de renoncement aux marqueurs d’une vie tissée de famille, de travail ou de logement ordinaire, tout en se découvrant des ressources et une liberté nouvelles dans ce cadre redéfini. « J’ai compris que ma guérison venait en grande partie de ma décision de revenir dans le monde réel, que le courage, c’est d’accepter chaque jour d’y retourner, d’y évoluer quand on s’est habitué à vivre loin de lui », écrit Sarah Bensaid. C’est bien là que va achopper l’expérience de nos deux héroïnes, Chloé et Clara qui préféreront la lente dissolution de leurs corps dans l’opacité tranquille d’un lac, à la minéralité d’une vie normée.
« Nous étions deux peaux vidées »
Deux peaux vidées, l’une par un deuil amoureux impossible à traverser, l’autre par des troubles alimentaires sévères. Deux mêmes peaux pour deux troubles très différents mais révélateurs de l’extension du champ de la psychiatrie au concept élargi et multifactoriel de « santé mentale ». Articulant trois dimensions, le bien-être psychologique, la détresse psychologique et la présence ou non de troubles mentaux, ce concept permet d’envisager de multiples configurations telles que la coexistence d’une maladie mentale, des états de bien-être, et un projet de vie.
« Nous n’avions pas eu vent de la vraie vie depuis des semaines »
Car la dimension fonctionnelle, au sens de capacité à participer à la vie sociale, est un élément clé de l’approche prônée par l’OMS : la santé mentale est « un état de bien-être dans lequel une personne peut se réaliser, surmonter les tensions normales de la vie, accomplir un travail productif et contribuer à la vie de sa communauté. Dans ce sens positif, la santé mentale est le fondement du bien-être d’un individu et du bon fonctionnement d’une communauté ». Une telle définition propose donc un idéal de bonne santé et de vie « bonne ».
Cette normalisation fait l’objet de critiques. Si cette approche permet d’inclure dans la santé des déterminants autres que médicaux, elle tend aussi à pathologiser tout une série d’affects à partir du moment où ils ne permettent plus cette fonctionnalité « productive ». Exit le spleen créatif, l’angoisse existentielle secourue par la philosophie, la déprime passagère… remplacés par un recours extensif aux spécialistes du psychisme, aux psychotropes, et depuis peu aux applications numériques, se désole quelque peu l’historien et philosophe des sciences Claude-Olivier Doron. La santé mentale se voit ainsi dépolitisée de ses déterminants économiques et sociaux et des choix politiques qui y président.
« Le temps n’était pas pareil, il n’était jamais perdu »
Pour Chloé et Clara, isolées dans un chalet en pleine nature, le temps de l’été permet de tester une autre résonance au monde, à la nature qui ne juge pas et n’attend rien, dans l’écho de leur présence respective. Cet espace qu’ouvre la relation entre pairs est précieux sur le chemin du réengagement dans un projet de vie. Groupes d’Entraide Mutuelle (GEM), Clubhouse, ou encore professionnalisation de la pair-aidance et médiateurs de santé pair, permettent ainsi d’explorer d’autres modes de sociabilités, d’endosser des rôles nouveaux, de contribuer différemment au collectif. Une liberté qui n’a rien d’évident dans les espaces familiaux et sociaux habituels, et qui bouscule fortement les savoirs et pratiques légitimes de la psychiatrie. Faire une place aux lucidités subversives des usagers demande de déhiérarchiser les relations entre professionnels et profanes, entre raison et déraison.
Résonner avec le monde et les autres comme symbole d’une vie réussie et une voie de sortie de l’aliénation au progrès techniciste et de l’appropriation du monde… telle est l’invitation du philosophe allemand Hartmut Rosa et de son concept de résonance comme rencontre véritable avec l’autre, quel qu’il soit. C’est un processus chronophage aux résultats incertains, et qui requiert une posture de vulnérabilité. Des qualités forgées à l’aune de l’expérience pour les personnes éprouvées par la « folie », par la maladie mentale ou le handicap psychique. Qui mieux que toutes ces « neuro-divergentes » pour tracer la voie de cette transition ?
« Ils pensaient « les bizarres » derrière leurs grandes étreintes et leurs sourires »
Mais, pour se rencontrer, il faut déjà se croiser et s’apprivoiser dans la banalité du quotidien. Or, même si les politiques publiques éducative, du logement, sportive, etc., s’efforcent d’être inclusives, cette coprésence est loin d’être « ordinaire », et peine à miner les représentations négatives associées à une mauvaise santé mentale.
Handicaps psychique et mental font davantage la Une des faits divers, réactualisant sans cesse un imaginaire de la pathologie mentale construit autour du fou dangereux auquel répond l’idiot du village. Deux figures d’ailleurs récurrentes de l’univers cinématographique et de la littérature policière côtoyant le psychiatre tout puissant, régnant sur un monde hospitalier déshumanisant, réduit à sa fonction asilaire archaïque, celle de gardien de celles et ceux pouvant mettre en péril l’ordre social. Des représentations caricaturales à la peau dure, loin des réalités, questionnements et évolutions du champ de la psychiatrie contemporaine. En faisant écho à Robert Castel, il semblerait que la première déconstruction soit toujours et encore celle du handicap car, contrairement à la folie qui peut parfois être synonyme de génie créatif, « le handicap représente toujours un déficit ».
« Nulle part je n’arrivais à toucher le monde. […] Je ne pouvais même plus comprendre pourquoi nous étions là, dans cette mer de béton, à faire des gestes de béton. »
Résonner avec le monde, c’est aussi, pour une majorité toujours grandissante d’entre nous, résonner avec l’urbanité et la citadinité. La hausse mondiale de plus de 25% des affections de la dépression et de l’anxiété suite à la Covid-19 et à l’isolement forcé a brutalement inscrit sur l’agenda politique la nécessité de penser la ville et les inégalités sociales et spatiales en termes de santé mentale. Elle a mis sur le devant de la scène des facteurs de bien-être collectifs qui peinaient à rivaliser avec les déterminants individuels. Pollutions sonores, stimulations sensorielles incessantes, densité oppressante, rythmes frénétiques, absence de nature « civilisée » ou sauvage sont autant d’éléments contribuant au mal de « ville » des urbains.
« La santé mentale, c’est aussi l’affaire des villes », tel a été le cri de ralliement de l’appel de Nantes, auprès des collectivités et pouvoirs publics ayant abouti, fin 2022, au premier colloque international Villes & Santé mentale. Sans y être énoncée, la résonance est bien au cœur des désirs et expériences partagés, que ce soit la ville poreuse et horizontale de l’urbaniste Paola Viganò, la ville apaisante et rassurante lausannoise, la voie lyonnaise d’une ville d’une seule santé, ou encore celle participative et des petits gestes de l’urbaniste Simon Davies, pour ne citer qu’elles…
En attendant un Grand Soir urbain, le champ thérapeutique et les politiques de santé mentale proposent des chemins détournés et novateurs pour réconcilier ville et santé. Sylvothérapie et prescriptions de « nature sur ordonnance », art et prescriptions muséales, littérature et bibliothérapie tracent leur chemin sur des terres étrangères, en attendant de pouvoir pleinement résonner ici…
Le concept des villes où les services essentiels seraient accessibles à pied ou en vélo en 15 minutes avait rencontré un immense succès. Quel problème alors ?
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Dormait-on forcément mieux avant ? À partir de l’ouvrage « La grande transformation du sommeil de R. Ekirchun », regard prospectif sur les enjeux de ce temps si utile.
Cheminer vers la sobriété : L’altruisme est-il le balancier nécessaire à cette démarche de funambule ? « Pas si simple », répond la mathématicienne Ariadna Fossas Tenas
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Au cœur des débats qui entourent la redirection de nos organisations, le rapport entre transition et modernité interroge les ressources intellectuelles disponibles pour penser le futur.
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Entre « L’eau mondialisée, La gouvernance en question » et la vision de l’association Eau Bien Commun, focus sur les mouvements sociaux liés à la gestion d’une ressource essentielle.
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