Ce que je comprends de cette citation de Jean-Baptiste Say, c’est que le lien entre valeur et prix n’est pas une relation qui fonctionne dans les deux sens : le prix qu’on est prêt à payer reflète la valeur qu’on donne au bien, et cette valeur est déterminée par l’utilité qu’on en perçoit. Et j’insiste sur la perception, tel qu’expliqué plus tôt : cette utilité est une construction sociale. D’ailleurs, il existe des stratégies pour que le consommateur perçoive à travers un prix élevé une utilité plus forte qu’elle n’est réellement. La partie délicate dans cette affirmation est d’estimer cette fameuse utilité, elle n’est pas la même pour tout le monde, ni la même dans le temps pour une même personne. C’est une question au fondement de l’économie et qui nourrit bien des débats.
L’inflation actuelle illustre cette logique dans la mesure où de nombreux consommateurs n’achètent plus certains produits du fait de leur prix : ça veut dire que le prix a dépassé son utilité. Mais en fait c’est déjà le cas tous les jours, l’inflation ne fait que déplacer la référence.
Surtout, l’organisation actuelle de notre système alimentaire produit des distorsions importantes entre le prix et la valeur des produits alimentaires, au même titre que les autres biens de consommation et sans égard pour la dimension vivante et vitale de ces produits. Si l’on considère que notre alimentation est, toujours pour le moment, disponible en quantité et en qualité (bien que cette qualité soit discutable au vu du coût sanitaire désastreux de notre alimentation aujourd’hui), nous lui donnons une valeur somme toute réduite et peu corrélée à l’utilité de l’aliment. J’ai entendu un jour un médecin dire : « Tant que s’acheter un steak-haché ou des nuggets sera moins cher que d’acheter deux choux fleurs bio, il y aura des problèmes de santé publique lié à notre alimentation ».
Peu de personnes réalisent que lorsqu’elles achètent de la viande ou du fromage, le prix payé rémunère bien des choses sauf le travail de l’éleveur.se, qui vit grâce aux aides publiques. Pas plus tard que la semaine dernière, un éleveur laitier me disait « sans les primes, non seulement je ne peux pas me payer mais en plus mon exploitation ne peut pas tourner », c’est-à-dire que la moitié des primes lui servent à assumer son coût de production.
Ce qui m’amène à une autre citation, d’Adam Smith, que j’emprunte à Benoit Prevost (en exergue de son article sur le juste prix) : « La seule équité, d’ailleurs, exige que ceux qui nourrissent, habillent et logent tout le corps de la nation, aient, dans le produit de leur propre travail, une part suffisante pour être eux-mêmes passablement nourris, vêtus et logés. » (Adam Smith, 1776).
Je crois que l’inflation actuelle met en lumière les inégalités, terribles, qui sont entretenues, voire creusées, par l’organisation économique et politique de notre système alimentaire. Derrière l’argument libéral tant rabattu que le marché est le moyen le plus efficace de fixer des prix, notre société laisse un secteur vital et d’intérêt général être une source de profits considérables pour une minorité (la concentration vertigineuse du secteur n’est plus à démontrer).
Ce qui est consternant, c’est que nos politiques encouragent depuis des décennies cette orientation par des aides publiques qui maintiennent cette situation derrière l’illusion des prix faibles. Et les chantres de la grande distribution ont beau jeu de se faire les défenseurs des consommateurs, c’est un comble !