Agriculture régénérative : promesses et limites d’un concept séduisant
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En France, la notion d’économie régénérative renvoie en particulier à l’ouvrage L’économie symbiotique. Régénérer la planète, l’économie et la société publié en 2017 par Isabelle Delannoy, ingénieure agronome et co-fondatrice de l’Atelier symbiotique. Ce livre a trouvé un écho important auprès d‘élus, d’industriels ou encore d’architectes. La promesse de l’économie symbiotique ne manque en effet pas d’attrait : passer d’une « économie extractive » à une économie régénérant ses facteurs de production, qu’ils soient écologiques, économiques ou sociaux.
Pour ce faire, Isabelle Delannoy appelle à mettre en synergie les pratiques de type symbiotique à l’œuvre dans les écosystèmes naturels, sociaux et technologiques. Un des principaux apports du livre est de rapprocher puis assembler comme les pièces d’un puzzle une large gamme de pratiques alternatives en matière de production, de consommation, de partage de l’information et de collaboration entre producteurs, usagers et collectivités : permaculture, agroécologie, biomimétisme, écologie industrielle, énergies renouvelables, économie de la fonctionnalité, économie collaborative, open source, etc.
Dans cet article, nous présentons donc les principes de l’économie symbiotique, avant d’en décrire les bénéfices attendus, pour enfin en interroger les apports et les limites.
En proposant le concept d’économie symbiotique, Isabelle Delannoy entend démontrer les synergies possibles entre de nombreuses pratiques encore largement cloisonnées, résumées par le schéma ci-dessous.
D’un point de vue systémique, le fonctionnement en symbiose des écosystèmes naturels, sociaux et techniques s’opère de la façon suivante :
Appliquant ces principes à l’automobile, Isabelle Delannoy explique que, dans une économie symbiotique :
En organisant les synergies entre écosystèmes vivants, sociaux et industriels, l’économie symbiotique permettrait ainsi d’augmenter les services disponibles pour l’usager tout en diminuant de manière drastique les ressources consommées.
À n’en pas douter, cette approche constitue une contribution singulière au débat sur la décroissance économique comme réponse aux enjeux écologiques.
Le concept d’économie symbiotique tire sa force de la notion de « symbiose ». Il s’agit selon l’auteure du « phénomène le plus puissant du vivant :
L’association étroite et pérenne de deux organismes différents, qui trouvent dans leurs différences leurs complémentarités. La croissance de l’un permet la croissance de l’autre et réciproquement.
Or, selon Isabelle Delannoy, le potentiel de la symbiose est tel qu’il permet de lever la contradiction entre croissance économique et réduction des pressions sur les ressources et les écosystèmes vivants :
Depuis 3,5 milliards d’années que la photosynthèse est apparue sur la Terre, le vivant n’a cessé de nous prouver le contraire : il a transformé une planète aride et nue en une Terre grouillante d’activités croissantes, produisant de façon continue de la matière utile en abondance, la stockant même dans ses roches et dans ses sols. Car le système Terre n’est fini ni en termes d’apport d’énergie, grâce au Soleil, ni en termes d’intelligence. (…) L’intelligence émergeant du système vivant ne cesse au contraire de croître à mesure qu’il se développe et se complexifie.
L’économie symbiotique appréhende ainsi les écosystèmes naturels non pas comme des ressources limitées, mais comme une inépuisable source d’énergie et de matière qui ne demande qu’à être valorisée en amplifiant ses synergies naturelles :
L’étendue des désastres nous fait voir la puissance d’organisation humaine sous son angle essentiellement destructeur. Mais elle peut aussi être créatrice de diversité, accélératrice de vie. Elle peut faire émerger en quelques mois des écosystèmes qui, sans elle, auraient mis des années, voire des siècles à se former. En comprenant les interactions à l‘origine de l’efficacité de ces architectures vivantes, elle les rend plus productives qu’elles ne le seraient dans leur état naturel
Évoquant les travaux du mathématicien et économiste Nicholas Georgescu-Roegen sur les lois de l’entropie, le rapport The limits to growth du Club de Rome ou encore les réflexions plus récentes de l’économiste Tim Jackson sur la « prospérité sans croissance », Isabelle Delannoy estime que ces approches « ne prennent pas en compte l’apparition d’un nouveau paradigme économique de type régénératif » venant contredire l’idée selon laquelle « une croissance infinie est impossible sur une planète finie ». L’économie symbiotique se distingue en effet par le fait que les activités économiques – agriculture, traitement des déchets, construction, industries, etc. – donnent la priorité à l’utilisation des services apportés par les écosystèmes vivants, ce qui leur permettrait de :
Les bénéfices de l’économie symbiotique seraient in fine multiples :
Par effet domino, l’usage des écosystèmes vivants comme industrie prioritaire annule les besoins en ressources extractibles des industries qu’ils remplacent et, grâce à la relocalisation des productions qu’ils permettent, diminue les besoins en infrastructures de transport. Le développement de cette industrie vivante et végétale diminue également les besoins en infrastructures énergétiques pour : la construction et le fonctionnement de toutes les industries qu’elle remplace ; l’extraction, la transformation et le transport de tous les matériaux d’origine non renouvelable qu’elle remplace ; le fonctionnement des objets dans lesquels ces matériaux entrent grâce à la diminution du poids et aux apports du biomimétisme. (…) Ainsi, la croissance économique selon un mode symbiotique crée de plus en plus de matière et d’énergie utile à partir des écosystèmes vivants et augmente la disponibilité des matières non renouvelables déjà extraites de la planète et immobilisées dans les constructions et infrastructures qu’elle rend inutiles.
L’application systématique et à grande échelle des principes de l’économie symbiotique permettrait d’atteindre des résultats particulièrement prometteurs :
Comme l’indique notre étude récente visant à clarifier les différentes approches de l’économie circulaire, le concept d’économie symbiotique se positionne parmi le courant de la « société circulaire réformiste ». Cette vision défend l’idée que le capitalisme peut être réformé de manière à permettre une prospérité économique et le bien-être humain pour tous dans le respect des limites biophysiques de la planète. Elle mise sur d’importantes innovations sociales, économiques, industrielles et environnementales pour modifier le système actuel au plan des comportements, de l’économie et des technologies, permettant d’atteindre à un niveau suffisant de découplage entre croissance économique et pressions sur l’environnement.
L’un des principaux atouts du concept d’économie symbiotique proposé par Isabelle Delannoy est d’opérer un rapprochement et une mise en cohérence de différents univers de pratiques qui gagneraient à davantage converger pour inscrire l’économie sur une trajectoire soutenable : activités bioéconomiques exploitant les mécanismes du vivant, pratiques collaboratives horizontales permises par la révolution numérique, transformation des modèles économiques et d’innovation vers la circularité et la décarbonation.
L’approche résolument systémique portée par l’économie symbiotique met en lumière le caractère largement sous-optimal de l’économie contemporaine dans l’usage qu’elle fait des ressources naturelles pour satisfaire les besoins et attentes des individus. Elle incite à maximiser l’impact positif de ces différentes pratiques en tirant parti de l’effet démultiplicateur de leur mise en synergie.
Toutefois, l’économie symbiotique repose sur plusieurs hypothèses dont la robustesse mérite d’être questionnée.
Une première incertitude réside dans la capacité des pratiques de production et de consommation collaboratives, circulaires et décarbonées à abaisser très fortement les consommations matérielles et énergétiques de l’économie qu’impose le respect des limites planétaires. Du point de vue du consommateur, le principal changement réside dans le fait de passer d’un réflexe d’achat à un réflexe d’accès à l’usage des produits, notamment en mutualisant ceux qui sont utilisés de manière ponctuelle.
Mais pourquoi ces pratiques de consommation ne sont-elles pas plus diffuses aujourd’hui au regard de leurs bénéfices attendus ? À quelles gammes de produits peuvent-elles s’appliquer ? Dès lors qu’il serait possible d’utiliser un nombre croissant de produits via un modèle d’accès, on peut se demander dans quelle mesure ces pratiques permettent d’enrayer des tendances de consommation qui demeurent globalement à la hausse.
Du côté de l’offre, une difficulté est que le changement de modèle industriel proposé mettra sans doute du temps à produire ses effets positifs, dans la mesure où l’essentiel du parc actuel de produits en usage (bâtiments, véhicules, biens d’équipement, vêtements, etc.) et de ceux mis sur le marché ne sont pas conçus de matière à optimiser le cycle de vie de la matière et à faciliter la diffusion d’un modèle de l’usage. On pourra également objecter que le déploiement massif des énergies renouvelables implique de mobiliser des quantités croissantes de matières non renouvelables (métaux en particulier).
Le concept d’économie symbiotique soulève une autre interrogation : dans quelle mesure les écosystèmes vivants peuvent-ils fournir des matières croissantes à l’économie et remplacer les matières non renouvelables (minéraux non métalliques, combustibles fossiles et métaux) ? Ces dernières représentent les ¾ des 96 milliards de tonnes de matières extraites en 2019 dans le monde, le reste correspondant à la biomasse. Même en réduisant de manière drastique la consommation de ressources non renouvelables, on peut s’interroger sur la possibilité de substituer les consommations restantes par une production accrue de biomasse.
Alors que les pressions sur la biosphère apparaissent d’ores et déjà insoutenables pour la biodiversité et le climat, l’économie symbiotique ne précise pas les surfaces et les volumes de biomasse forestière et agricole mises à contribution. Tandis que le monde a perdu 178 millions d’hectares de forêt depuis 1990, le respect des limites planétaires impose de mettre un terme à la déforestation et d’encadrer strictement l’exploitation forestière, afin de préserver les fonctions écologiques des forêts. Certains travaux estiment même nécessaire de protéger au moins 50% des surfaces terrestres pour permettre à la biodiversité de se reconstituer et renforcer les puits de carbone naturels. Dans ce contexte, on peut s’étonner enfin que l’économie symbiotique ne réinterroge pas la place prédominante de l’élevage dans l’usage des terres agricoles mondiales (77%) comme levier de réallocation des capacités de production de biomasse agricole.
En décloisonnant des mondes qui ne se parlent pas ou peu, l’économie symbiotique met en lumière des marges de progrès considérables dans l’organisation du système économique afin de réduire les pressions sur les ressources et écosystèmes naturels. Toutefois, les bénéfices attendus, particulièrement prometteurs, impliquent un passage à l’échelle dont les conditions écologiques, techniques, économiques, sociales ou politiques demandent à être davantage étayées aux plans scientifiques et opérationnels.
Quelle capacité des écosystèmes naturels à fournir davantage de matières et d’énergie que ce qu’ils apportent aujourd’hui tout en respectant les limites planétaires ? Comment réorienter l’effort d’innovation de manière à systématiser et articuler logiques collaboratives, process de production décarbonés et circulaires, et exploitation régénératrice des écosystèmes ? Faire basculer des millions (milliards) de consommateurs et d’entreprises d’une logique d’achat/vente (propriété) vers une logique de l’accès est-il le meilleur moyen pour optimiser le cycle de vie des matières et comment s’y prendre ? Comment transformer l’usage du parc existant de bâtiments, équipements, véhicules, etc. et pas seulement le marché du neuf ? Enfin, si Isabelle Delannoy soutient que le capitalisme est compatible avec l’économie symbiotique, une plus forte implication des consommateurs et des citoyens dans les décisions concernant le « quoi produire » et le « comment produire » peut-elle offrir des garde-fous suffisant à la fuite en avant consumériste ? Autant de questions complexes qu’il semble nécessaire d’explorer et de mettre en débat pour concrétiser l’économie symbiotique.
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