Agriculture régénérative : promesses et limites d’un concept séduisant
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Économies circulaire, symbiotique, solidaire, sociale… Les modèles économiques émergents ont pour particularité de se définir par opposition à une caractéristique négative de l’économie dominante. Ainsi, l’économie circulaire se comprend assez naturellement comme une alternative à une économie linéaire, fondée sur l’extraction de ressources non renouvelables et leur transformation irrémédiable en déchets. L’économie symbiotique propose quant à elle de sortir du rapport parasitaire que l’économie moderne entretient avec la nature. L’économie sociale et solidaire chercherait de son côté à remettre l’humain au cœur du processus économique, pour en faire une finalité première par rapport aux profits financiers.
À ce petit jeu des oppositions, l’économie régénérative peut alors se comprendre de prime abord comme un modèle économique qui viserait à lutter contre l’usure, la détérioration ou, plus encore, l’épuisement. Celui de la nature et des ressources naturelles, bien entendu. Mais peut-être aussi l’épuisement des humains, desquels l’économie réclame sans cesse davantage de productivité. Dans une certaine acception, elle renvoie également à la reconstitution du tissu économique, suite à sa destruction ou son usure.
Comme en témoignent ces différentes interprétations, l’économie régénérative est un concept encore émergeant, dont la définition est loin d’être entérinée, et se prête même à débat.
Du côté de la littérature académique, il faut noter d’emblée que l’économie régénérative n’est pas un concept encore bien défini. Elle n’est pas présente dans le Dictionnaire de la pensée écologique (Bourg et Papaux, 2015) et le terme semble également peu utilisé dans les différentes chaires. Piero Morseletto (2020), de l’Université d’Amsterdam, remarque que le terme d’économie régénérative a été mis au goût du jour au début des années 2010 par la Fondation Ellen MacArthur, dans un document qui fait aujourd’hui encore référence dans le domaine de l’économie circulaire. Dans cet ouvrage pionnier, l’économie circulaire est en effet définie comme une économie à la fois restauratrice et régénérative (Ellen MacArthur Foundation, 2012).
Dans cette perspective, la régénération de la nature et de ses ressources serait donc une dimension de l’économie circulaire, au même titre que la restauration ou la réparation des écosystèmes. Mais si l’économie circulaire a, dans le courant des années 2010, fait l’objet de nombreux travaux qui ont permis d’en préciser et d’en stabiliser la définition, il n’en va pas de même de l’économie régénérative, ni même de l’économie restauratrice, qui gardent toutes deux des contours encore flous dans la littérature académique. Nous y reviendrons.
Si elle s’avère peu présente dans le monde académique, où elle a suscité un faible engouement, l’économie régénérative semble avoir eu davantage de succès dans les milieux de l’entreprise et du consulting.
Dans les pays anglo-saxons, John Fullerton, un ancien financier de Wall Street et de la banque d’affaires JP Morgan, se présente par exemple volontiers comme l’architecte du concept de capitalisme régénératif – une idée qu’il cherche aujourd’hui à promouvoir auprès des entreprises et du monde de la finance, à travers l’institut qu’il préside (Fullerton, 2015).
En France et dans les pays francophones, on constate la même tendance : le terme d’économie régénérative (ou régénératrice) est également assez présent dans le milieu des affaires et, plus encore, celui du conseil. Des groupes de consultants comme Open Lande, l’Atelier symbiotique ou encore Greenflex y font par exemple référence. Dans son acception francophone, l’économie régénérative résonne alors très fortement avec le concept d’économie symbiotique, tel qu’il a été développé par la consultante et agronome Isabelle Delannoy (2017) dans son ouvrage L’économie symbiotique : régénérer la planète, l’économie et la société.
En France, le terme d’économie régénérative a également émergé ponctuellement au tournant des années 2010 dans le secteur du développement local, suite à différents travaux initiés par la Caisse des Dépôts, notamment à travers sa filiale Mairie Conseils. Cette dernière a mené une expérimentation à la fin des années 2000 auprès de plusieurs intercommunalités confrontées à une érosion de leur tissu économique local, avec pour objectif de reconstituer celui-ci sur de nouvelles bases. Les résultats de cette démarche ont été présentés lors d’une rencontre nationale des « territoires en dynamique économique », à laquelle était invitée le professeur Bernard Pecqueur. Dans la synthèse de cette journée, la Caisse des Dépôts a proposé de promouvoir sa démarche à travers le concept d’économie régénérative (Mairie Conseils, 2012).
Pour expliquer sa pensée, Bernard Pecqueur appuie son analyse sur le concept de ressources territoriales. Afin de maintenir l’emploi dans un territoire en perte de dynamique, il faut selon lui « que le territoire permette d’ajouter beaucoup de valeur aux produits qui y sont fabriqués. Intégrer l’histoire, la culture, les savoir-faire, les paysages du lieu dans ses productions est un moyen d’y parvenir ». C’est cette ressource immatérielle qui constitue ce que l’auteur appelle la ressource territoriale. Mais il faut avoir en tête que, contrairement à une ressource naturelle, « la ressource territoriale n’existe pas a priori, il faut la fabriquer ». Pour les territoires en reconversion et qui ont subi des dégradations de leur tissu économique, il s’agit donc de prendre en charge leur destin sans attendre forcément un miracle venu de l’extérieur.
Il faut notamment imaginer les bifurcations possibles, les activités proches de celles qui ont existé précédemment et qui peuvent permettre à l’économie locale de rebondir, en s’appuyant sur ses propres forces : son histoire, son patrimoine, ses paysages et tout ce qui a pu constituer son tissu économique et social. « Cela évoque la régénération d’une branche coupée qui fait des rejets », explique Bernard Pecqueur (Mairie Conseils, 2012).
Partant de ce constat, Mairie Conseils a donc développé une méthode qui permet de faire travailler les acteurs d’un territoire ensemble, afin de mieux définir et identifier cette ressource territoriale, avant de la mettre en valeur et de créer une dynamique économique autour d’elle. Bien qu’intéressante et appuyée sur l’étude de cas concrets, cette acception de l’économie régénérative a toutefois eu assez peu d’écho au-delà du secteur du développement local. Elle est absente de la littérature internationale et, même en France, on trouve aujourd’hui assez peu de mentions de son existence.
Comme on le constate, l’économie régénérative a des origines variées. Mais les différentes sources de l’économie régénérative produisent-elles au final une vision convergente du concept ?
Dans son exploration de la littérature académique, Pierro Moreseletto (2020) constate que la restauration est mieux définie que la régénération. Déjà pratiquée dans le domaine de l’ingénierie écologique, la restauration écologique consiste à remettre en état un écosystème dont les fonctions ont été dégradées. Le but d’une économie restauratrice consisterait donc en grand partie à réparer la nature, là où elle a été abimée par les activités humaines, afin de lui permettre de retrouver son état fonctionnel d’origine.
La régénération renvoie de son côté à un champ lexical plus hétérogène mais, par certains aspects, complémentaire de la restauration. Selon les sources, la régénération mobilise en particulier deux dimensions : il s’agit à la fois de renouveler les ressources, mais aussi de permettre aux écosystèmes de se réparer ou de retrouver leur équilibre par eux-mêmes – là où la restauration fait davantage appel à une réparation humaine.
À travers ces deux dimensions de renouvellement et de reconstitution, on retrouve en réalité deux acceptions de la régénération, issues de disciplines un peu différentes si on en croit les définitions du dictionnaire Larousse :
Par extension, l’économie régénératrice serait donc une économie fondée sur le renouvellement des ressources dont elle a besoin et qui, dans le même temps, s’assure de la capacité des écosystèmes à maintenir leur intégrité et leurs capacités de réparation ou de reconstitution.
On notera enfin que, dans certains cas (notamment chez Isabelle Delannoy, citée plus haut), cette régénération ne se limite pas aux écosystèmes ou au capital naturel : elle intègre également les sociétés humaines ou le capital non naturel.
Certains auteurs remarquent que l’idée de régénération s’applique particulièrement bien aux cycles biologiques, puisqu’elle constitue un principe du vivant. Cela explique sans doute pourquoi l’idée a pu rencontrer un certain succès au cours des dernières années dans le domaine de l’agriculture.
Apparue dans les années 1980, le terme d’agriculture régénératrice a gagné en popularité dans les années 2010, suite à la parution d’une étude - ayant donné lieu à de nombreux débats - qui estimait que la généralisation de certaines pratiques agricoles, réunies sous le vocable d’« agriculture biologique et régénératrice », permettrait de séquestrer plus de 100% des émissions annuelles de CO2 de l’humanité (Rodale Institute, 2014).
On constate que l’idée de régénération est ici utilisée pour signifier les potentialités de rééquilibrage du cycle du carbone, mais aussi du cycle de l’eau et des autres cycles biogéochimiques, avec des co-bénéfices pour le climat, la biodiversité et la santé des sols. En adoptant des pratiques adaptées et inspirées de la nature, généralement proches de l’agriculture biologique, de l’agro-écologie, de la permaculture ou encore de l’agriculture de conservation (compostage, absence de labour, rotation des cultures, etc.), les promoteurs de l’agriculture régénératrice estiment qu’il serait possible de restaurer la vie des sols, tout en séquestrant dans les organismes du sous-sol des quantités importantes de CO2 atmosphérique, permettant ainsi de réparer également le climat (The Carbon Underground and Regenerative Agriculture Initiative, 2017). La production de ressources agricoles renouvelables et abondantes pourrait ainsi s’opérer en restaurant la nature, plutôt qu’en l’exploitant et en l’épuisant.
Agriculture régénératrice : Restaurer et redonner vie aux terres agricoles. Un reportage d’Arte Regards.
Idée révolutionnaire ou tentative de réhabilitation du capitalisme et de la croissance ?
On retiendra de ce panorama que la notion d’économie régénérative s’avère stimulante et prometteuse, mais qu’elle est également encore loin de proposer des repères objectifs. Quelles qu’en soient les définitions et leurs possibles nuances, elle s’inscrit dans le vaste mouvement de l’économie circulaire, ou même de la bioéconomie, dont elle partage la plupart des préoccupations et du champ sémantique.
Pour ses promoteurs, il s’agit bien souvent d’une idée porteuse de sens, qui vise à transformer de fond en comble le fonctionnement de l’économie, pour le rendre à nouveau compatible avec les limites planétaires.
Mais on notera également, pour terminer cette mise en perspective, que d’autres auteurs sont plus critiques. Ils redoutent notamment que l’économie régénérative soit le faux nez d’un certain capitalisme, c’est-à-dire une manière de réhabiliter le productivisme sans en attaquer les fondements les plus destructeurs. Dans le compte-rendu d’un atelier de réflexion sur l’économie régénérative organisé en 2020 à Arles, Maxime Royoux relève les nombreuses contradictions des intervenants, dont il note qu’ils recourent à des « éléments de langage qui favorisent une dépolitisation et une transfiguration des enjeux écologiques » et qui aboutissent, toujours selon l’auteur, « à un degré déconcertant de greenwashing (…) et enfin au contraire de l’objectif affiché, qui est de mettre un terme au ravage du vivant » (Royoux, 2020).
On retrouve en particulier, à travers ces critiques, une dimension récurrente des débats tournant autour de l’écologie politique : la place de la croissance et de l’accumulation dans l’économie moderne. De nombreux auteurs restent en effet persuadés que l’économie régénérative ou l’économie circulaire ne suffiront pas à résoudre les immenses défis environnementaux du 21e siècle, en particulier si ces schémas de pensée ne permettent pas de nous émanciper de notre dépendance à l’égard de la croissance économique. Pour le dire simplement, il ne s’agirait pas seulement de « boucler les boucles » de flux de matière et d’énergie, mais également – et peut-être avant toute autre chose – de les réduire.
Le débat reste ouvert.
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