Agriculture régénérative : promesses et limites d’un concept séduisant
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Face aux crises qui menacent durablement la production alimentaire mondiale, quelles solutions propose l’agriculture « régénérative » ?
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Comment s’inscrit le concept d’économie régénérative dans le champ académique ? Quelle définition lui donnent les scientifiques ? Comment s’articule-t-il à d’autres concepts tels que l’économie circulaire ? Autant de questions d’importance afin de juger de la pertinence et de l’utilité du concept pour guider la transition vers une économie soutenable.
Chercheur à l’Institute for Environmental Studies de l’Université d’Amsterdam, Piero Morseletto apporte des réponses à ces questions dans l’un des rares articles scientifiques publiés sur le sujet : « Restorative and regenerative. Exploring the concepts in the circular economy ». Selon l’auteur, depuis le lancement de la Fondation Ellen MacArthur au début des année 2010, la notion d’économie régénérative apparait étroitement liée à celle d’économie circulaire, la première constituant une caractéristique de la seconde : « une économie circulaire est un système industriel qui est restaurateur ou régénérateur par intention et par conception ».
Or, si le caractère régénératif et restaurateur de l’économie circulaire est régulièrement rappelé depuis dans un certain nombre de travaux académiques, celui-ci est rarement explicité. Dans ce contexte, l’état de l’art mené par Piero Morseletto permet de clarifier ce que l’on entend par économie restauratrice et régénérative.
Pour mieux cerner le caractère régénératif et restaurateur de l’économie circulaire, Piero Morseletto s’appuie sur la distinction entre deux types de cycles de la matière proposée par la Fondation Ellen MacArthur (voir schéma ci-dessous) :
Concernant le cycle des matières techniques, une caractéristique centrale de l’économie circulaire est de rompre avec le concept de « fin de vie » des produits et matériaux en évitant leur destruction. La dimension restauratrice de l’économie circulaire consiste à maintenir les produits et les matériaux dans les systèmes de production et de consommation en assurant leur reconstruction en continu (rebuild up again). Cette approche est cohérente avec le sens étymologique de la restauration (réparer/reconstruire).
La littérature sur l’économie circulaire met en évidence un éventail de pratiques contribuant à cette fonction restauratrice :
Hormis dans le cas du réemploi (dans lequel un produit inchangé passe d'un utilisateur à l'autre), les produits retournent dans l'économie après avoir été restaurés à un état de fonctionnement amélioré/actualisé ou à l’état neuf (remanufacturing par exemple), identique à la situation antérieure (réparation par exemple), ou inférieure (recyclage par exemple). Piero Morseletto souligne également que les activités de restauration peuvent s’organiser selon des boucles fermées, dans lesquelles les produits, composants et matières sont réutilisés au sein de la même filière pour produire des produits similaires – ou ouvertes – qui privilégient la valorisation matières vers des usages qui ne correspondent pas nécessairement à ceux de départ.
S’agissant du cycle des matières biologiques, le principe de restauration est entendu dans le sens de ramener les écosystèmes dégradés à leur pleine fonction. Cela peut passer par la restitution de matières biodégradables saines (« healthy waste ») aux écosystèmes, afin de favoriser le bouclage des cycles du carbone, de l’azote, etc. S’appuyant en particulier sur la mise en place d’une gestion circulaire des biodéchets, ces pratiques peuvent cependant poser problème souligne Piero Morseletto, lorsque des apports massifs de substances tendent à réduire la capacité d'un écosystème à les assimiler, avec de possibles conséquences négatives : par exemple, l'introduction excessive de nutriments dans les plans d'eau ou les rivières peut provoquer un phénomène d’eutrophisation. Cette question demeure pour l’heure peu traitée par les travaux sur l’économie circulaire.
La restauration du capital naturel peut également s’opérer à travers la logique d’« inversion des dommages » (« reverse damage ») des activités économiques sur l’environnement : il s’agit par exemple de la restauration des caractéristiques hydrologiques altérées, du rétablissement des habitats détruits, de l'élimination des contaminants toxiques ou encore de la réintroduction d'espèces. Mais là aussi, l’auteur note que la littérature sur l’économie circulaire reste peu explicite sur ce plan, en particulier concernant la caractérisation précise de l’état initial et de l’état jugé restauré d’un écosystème dégradé. On peut également se demander quel est le lien spécifique de la réparation des dommages avec l’économie circulaire, dans la mesure où elle apparaît plutôt comme une réponse visant à réparer les dégâts de l’économie extractive et linéaire.
Renvoyant étymologiquement à l’idée d’« engendrer/donner naissance à nouveau », la notion de régénération est fréquemment employée dans les sciences telles que l'écologie, la biologie et la médecine pour indiquer un auto-renouvèlement fonctionnel ou un remplacement de parties ou de structures perdues ou endommagées dans des organismes ou des écosystèmes.
Contrairement à la restauration, peu d'études font référence à la régénération de produits et de matériaux. Le terme peut désigner la transformation d'un matériau indésirable en un nouveau matériau utile : par exemple, la collecte et le traitement de déchets plastiques pour générer des matières premières pour de nouveaux produits, le recyclage de fibres de nylon pour les industries du tapis, du textile et des filets de pêche, la régénération d’huile usagée en huile neuve par re-raffinage… Plus récemment, la régénération a été associée aux bâtiments et aux villes pour décrire principalement la récupération et la réutilisation des matériaux de construction (béton, asphalte, etc.).
Concernant le cycle des matières biologiques, Piero Morseletto constate que le concept de régénération est souvent utilisé dans un sens similaire à celui de restauration, dans la mesure où le retour à la terre des nutriments biologiques doit permettre aux écosystèmes de rétablir leurs fonctions. Certains auteurs interprètent cependant la régénération comme une démarche d’amélioration des qualités des écosystèmes, en matière par exemple de création d’habitats, de purification de l’eau, de processus de fixation de l’azote ou du carbone dans le sol, de connexion entre différents écosystèmes, etc. Les pratiques agricoles régénératives illustrent particulièrement cette approche. Comme le souligne l’auteur, cette plus-value de la régénération par rapport à la restauration manque encore d’assise scientifique et doit encore une fois se mesurer par rapport à un état des lieux précis de la situation initiale.
Face au manque de définition partagée des dimensions restauratrice et régénérative de l’économie circulaire, Piero Morseletto propose de leur donner des sens plus précis.
1. Une économie restaurative : préservation du capital technique en place et réparation des écosystèmes
Concernant la restauration, l’auteur propose de la définir simplement comme le retour à un état antérieur ou d’origine. Comme évoqué plus haut, l’application de cette définition à la technosphère apparaît comme la plus mature au regard des pratiques circulaires mentionnées précédemment (maintenance, réparation, réemploi, etc.). Du reste, des outils tels que le Material Circularity Indicator (MCI) développé par la fondation Ellen MacArthur, permettent de mesurer le degré de restauration des flux de matières d'un produit ou d’un portefeuille de produits, jusqu'au niveau de l'entreprise.
Dans la biosphère, garantir la dimension restauratrice des boucles circulaires de matières biologiques extraites et renvoyées vers la nature implique la mise en œuvre de méthodes, protocoles et procédures précis, afin de résoudre différents problèmes pouvant concerner la compatibilité et la toxicité des substances, et la complexité des structures et des fonctions des écosystèmes. À cet égard, l’économie circulaire gagnerait selon l’auteur à se rapprocher et s’inspirer des pratiques de l’écologie de la restauration – branche de l'ingénierie écologique qui vise à restaurer des écosystèmes dégradés, endommagés ou détruits.
2. Une économie régénérative : un principe applicable seulement à l’agriculture ?
Afin de mieux distinguer la régénération de la restauration dans l’économie circulaire, Piero Morseletto propose de définir la régénération comme le soutien à la capacité d'auto-renouvèlement des systèmes naturels dans le but de réactiver les processus écologiques endommagés ou surexploités par l'action humaine.
Si cette définition semble difficilement applicable au cycle des matières techniques, où l’on imagine mal des matières ou de produits renaître d’eux-mêmes, l’auteur souligne sa pertinence pour le cycle des matières biologiques dans le domaine agricole. Des pratiques telles que l’agriculture régénérative, l’agriculture biologique, la biodynamie, la permaculture, l'agroécologie, etc. peuvent en effet favoriser la fertilité des sols, le cycle des nutriments ou les services écologiques, et soutenir ainsi la capacité de régénération de la nature.
Cela étant dit, est-il pertinent de faire de la régénération un principe central de l’économie circulaire s’il ne peut s’appliquer qu’à un seul secteur de l'économie, aussi important que soit l’agriculture, s’interroge l’auteur ? En l'absence d'un consensus autour d'une définition unique de la régénération, distincte de la restauration et d'une explication solide de la manière dont elle s'appliquerait largement dans une économique circulaire, il suggère que la régénération ne soit pas considérée comme un principe fondamental de la circularité. Parce qu’elle s’appuie sur un socle conceptuel mieux établi et une large gamme de pratiques, la restauration apparaît davantage comme un principe directeur de l’économie circulaire.
À la lumière de ce tour d’horizon, la capacité régénératrice de l’économie circulaire trouve peu d’assises scientifiques en dehors du champ de l’agriculture, ce qui n’empêche d’autres acteurs (experts, entreprises, etc.) de s’en réclamer, comme nous l’avons souligné dans ce dossier. Sa capacité restauratrice apparaît en revanche plus évidente, et s’illustre à travers un éventail de pratiques circulaires pouvant être déployées dans de nombreux secteurs d’activités. S’agissant du cycle des matières biologiques, les activités restauratrices mises en œuvre dans le cadre de l’économie circulaire gagneraient cependant à s’appuyer davantage sur l’expertise acquise en matière de restauration d’écosystèmes.
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