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Les frontières du système Terre : quand la justice sociale s’invite dans les débats sur les limites planétaires

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La Métropole de Lyon a été parmi les premiers acteurs publics français à s’interroger sur la notion de « limites planétaires ».

Proposé par la communauté scientifique pour rendre compte de l’impact de l’activité humaine sur l’équilibre du « système Terre », ce référentiel des limites planétaires a, depuis, continué à évoluer.

Cet article revient sur quelques-unes de ces évolutions récentes, parmi lesquelles on notera l’introduction de préoccupations relevant de la justice et de la solidarité.
Date : 03/03/2025

1. Le cadre des limites planétaires : esquisser les contours d’un « espace sûr pour l’humanité »

 

Le cadre des limites planétaires a été proposé en 2009 par une trentaine de chercheurs en sciences de l’environnement, réunis autour Johan Rockström, alors directeur du Stockholm Resilience Center. Présenté dans la revue Nature, ce référentiel visait alors à délimiter ce que les chercheurs ont alors appelé un « espace de fonctionnement sécurisé pour l’Humanité » (SOS — Safe Operating Space, en anglais).

Plus précisément, il s’agissait de définir et quantifier les principaux mécanismes de régulation qui conditionnent la stabilité du système Terre. Ce concept, qui a donné son nom à une discipline — les « sciences du système Terre » — cherche à comprendre et à représenter, par des modèles informatiques complexes, les interactions entre l’atmosphère, l’hydrosphère, la lithosphère et la biosphère. 

Chaque limite planétaire représente un système ou processus, biophysique et biochimique, qui permet de réguler et maintenir la stabilité du système Terre tel qu’il fonctionne depuis les débuts de l’Holocène — cette période interglaciaire entamée il y a près de 12 000 ans, et durant laquelle se sont développées les civilisations humaines.

De nombreuses modélisations montrent que, sous la pression des activités humaines, ces processus peuvent faire l’objet d’un changement d’état d’équilibre irréversible. Le risque est alors d’entrer dans une phase de basculement écologique, marquée par de très fortes variabilités climatiques, et pouvant aboutir à un nouvel état d’équilibre, qui pourrait s’avérer beaucoup moins propice à la vie humaine que ne l’a été l’Holocène.

La principale difficulté à laquelle sont confrontés les scientifiques est liée au fait que ces limites sont particulièrement difficiles à évaluer. L’objet du cadre des limites planétaires est donc de définir, pour chaque limite, le seuil à ne pas dépasser si l’on veut éviter « à tout prix » le basculement écologique et garantir ainsi un espace de fonctionnement sécurisé. Ce seuil, appelé « frontière planétaire », correspond donc à la valeur basse de l’incertitude scientifique. Cela signifie que, quand la variable franchit cette frontière, le « système Terre » entre dans une zone à haut risque : le basculement écologique devient alors possible… et même de plus en plus probable, au fur et à mesure que la frontière est dépassée.

Ce cadre a été discuté, complété et actualisé à l’occasion de plusieurs publications, dont celle de Will Steffen et ses collègues, en 2015, dans la revue Science et celle de Katherine Richardson, en 2023, dans la revue Science advances. Neuf limites planétaires sont dorénavant identifiées et quantifiées. La publication de K. Richardson et ses collègues (2023) annonce que six frontières sont ainsi dépassées : le changement climatique, l’intégrité de la biosphère, les changements d’occupation des sols, les changements du cycle de l’eau douce, les cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore et l’introduction d’entités nouvelles, c’est-à-dire des molécules de synthèse qui n’existent pas à l’état naturel et peuvent perturber les cycles biogéochimiques à l’échelle du système Terre.

La frontière pour l’acidification de l’océan est, quant à elle, sur le point d’être franchie et la charge atmosphérique en aérosol fait l’objet de dépassements au niveau régional. Seule l’érosion de la couche d’ozone est en voie de résorption suite à la signature du protocole de Montréal, qui avait fixé en 1987 un cadre pour arrêter la fabrication des substances appauvrissant la couche d’ozone.  

 

9 variables : Changement climatique, intégrité de la biosphère, changement d'affectation des sols, modifications du cycle de l'eau, perturbation des cycles biogéochimiques, acidification des océans, particules aérosols en suspension dans l'atmosphère, érosion de la couche d'ozone stratosphérique, entités nouvelles. Dépassement de frontière planétaire : Entités nouvelles, changement climatique, intégrité de la biosphère, changement d'affectation des sols, modifications du cycle de l'eau douce, perturbation des cycles biogéochimiques
Sur 9 variables du système Terre, au moins 6 font aujourd’hui l’objet d’un dépassement de frontière planétaire documenté© traduit de Stockholm Resilience Center, 2024

 

 

Ces mises à jour scientifiques témoignent que l’humanité exerce aujourd’hui une pression sans précédent sur le système Terre. Ce qui est particulièrement inquiétant est que tous les processus planétaires liés à la biosphère voient leurs frontières transgressées. Or, ces processus (intégrité de la biosphère, occupation des sols) assurent la résilience du vivant, au sens écologique du terme, c’est-à-dire sa capacité à se transformer pour amortir les perturbations du système Terre et retrouver les structures et fonctions de son état d’équilibre.

La réduction dramatique de la diversité biologique nous rend ainsi collectivement bien plus vulnérables face aux différentes perturbations, dont celles liées au changement climatique. Autrement dit, alors même que nous créons de nouveaux déséquilibres, nous réduisons en même temps notre capacité à nous adapter à ces changements.

Ce constat de vulnérabilité est par ailleurs particulièrement vrai pour les populations les plus vulnérables qui, paradoxalement, sont aussi celles qui ont le moins participé au dépassement de ces frontières planétaires.

 

2. Intégrer les enjeux de justice sociale : vers des frontières justes et sûres du système Terre

 

Cette dernière remarque montre que la question de la justice sociale est intrinsèquement liée à celle des limites planétaires. Or, jusqu’à récemment, le cadre proposé par les scientifiques ne prenait pas en compte les sciences sociales. Cela explique pourquoi, s’il a rencontré un certain écho dans les pays « du Nord », le référentiel peinait à trouver un soutien politique de la part des pays du Sud, pour qui l’enjeu des limites planétaires pouvait parfois apparaître comme une préoccupation de pays riches.

C’est pour intégrer davantage ces enjeux de justice sociale que Johan Rockström a créé en 2019 la « Commission de la Terre », à laquelle ont été associés des chercheurs en sciences sociales. Cette commission a proposé en 2023 un nouveau référentiel, qui vise cette fois à définir des « frontières justes et sûres du système Terre ».

Basé sur le cadre des limites planétaires, et s’inspirant de différents référentiels comme celui des objectifs de développement durable des Nations Unies, ce nouveau cadre propose huit frontières dans les domaines du climat, de la biosphère (en vue de maintenir son intégrité fonctionnelle et une surface suffisante d’écosystèmes naturels), des cycles de l’eau douce (de surface et souterraines) et des nutriments (azote et phosphore) ainsi que de la pollution atmosphérique à l’échelle mondiale et continentale.

Les auteurs de la publication ont choisi de définir la notion de justice comme un état qui « minimise l’exposition humaine à des dommages significatifs », en se basant sur trois critères : la justice entre espèces, entre générations et au sein d’une même génération — c’est à dire entre les pays, communautés et individus. Ils reconnaissent qu’il s’agit d’une condition nécessaire, mais non suffisante de justice sociale.

À ce stade, il est important de noter que la question de la justice est débattue de longue date dans la littérature environnementale. Mais lorsqu’il s’agit d’enjeux globaux, comme par exemple le changement climatique, les débats se focalisaient jusqu’à présent sur la question de la responsabilité des pollutions, ou encore sur la juste répartition des efforts à produire. Faut-il, par exemple, prendre en compte la responsabilité historique des pays dans le changement climatique pour répartir les objectifs de réduction des émissions ? Faut-il considérer les émissions territoriales des pays, ou plutôt celles liées à la consommation des habitants, en intégrant donc les émissions liées aux importations ?

À elles seules, ces questions renvoient à des débats éthiques difficiles à arbitrer — et qui seront par ailleurs abordés dans un prochain article. Mais dans le cas des limites planétaires, il s’agit cette fois-ci de poser une question d’une autre nature : quelle limite physique peut être considérée comme juste, en prenant en compte les écarts de vulnérabilité entre populations ?

Par exemple, pour le climat, l’augmentation de la température moyenne mondiale par rapport à la température préindustrielle a été retenue comme indicateur pour mesurer cette limite. La frontière sûre permettant d’assurer une certaine stabilité du climat mondial a été fixée à +1,5 °C, tandis que la frontière « juste » a été fixée à +1 °C. En effet, à un tel niveau de réchauffement, des dizaines de millions de personnes sont exposées à des températures de bulbe humide extrêmes — c’est-à-dire une température qui rend la vie impossible dans certaines conditions d’humidité. Notons que, en 2023, la température moyenne mondiale était déjà supérieure de 1,2 °C à la température préindustrielle.

Ainsi, pour chaque domaine, ont été définies une frontière « sûre », qui délimite les conditions qui permettraient de stabiliser le système Terre et protéger les espèces et les écosystèmes, mais aussi une frontière « juste », qui minimise les dommages significatifs aux personnes tout en assurant l’accès aux ressources à tous, pour une vie digne échappant à la pauvreté.

 

Proposition des frontières justes et sûres du système Terre : Aérosols, cycle du phosphore, cycle de l'azote, eaux souterraines, eaux de surface, surface d'écosystèmes naturels, intégrité fonctionnelle de la biosphère, climat
Proposition des frontières justes et sûres du système Terre© traduit de J.Rockström et al., 2023

 

3. Comment rendre ce cadre opérationnel à l’échelle des entreprises et des territoires ?

 

Comment faire en sorte que ce référentiel soit approprié par les acteurs économiques ou institutionnels ? La question n’est pas nouvelle.

Dès 2012, le cadre des limites planétaires a été mobilisé par le secrétariat général des Nations Unies pour son rapport Resilient People, Resilient Planet, préalable au sommet Rio+20. Il est également mobilisé par certaines entreprises, dont celles qui se sont impliquées dans l’initiative Science Based Targets (objectifs basés sur la science), qui s’engagent à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre afin de maintenir le réchauffement global à +2 °C.

En 2023, le Commissariat général au développement durable a également mobilisé le cadre des limites planétaires pour publier un rapport sur La France face aux neuf limites planétaires. Pour chaque limite, la publication décrit la situation au niveau planétaire, puis la contribution de la France, en comparant l’empreinte française avec sa contribution démographique et économique. Cette analyse montre le dépassement de la plupart des limites planétaires étudiées, au niveau mondial et encore plus au niveau français. Le rapport conclut donc à la nécessité d’une « planification écologique ambitieuse et concertée » et identifie les principales politiques publiques permettant de répondre aux enjeux identifiés.

Enfin, plusieurs publications scientifiques récentes évoquent ce que les territoires et les entreprises peuvent faire pour respecter les frontières du système Terre. Des méthodes permettant aux acteurs locaux de mesurer leur « part de responsabilité » sont ainsi proposées ; elles visent à estimer les objectifs de réduction qui seraient nécessaires afin de respecter ces limites. À l’échelle des entreprises, des produits et des services, des travaux sont également menés pour mieux intégrer ces enjeux. Mais il apparaît d’ores et déjà qu’un tel objectif pose des questions complexes, qui ne peuvent être résolues par une approche purement scientifique ou technique (cf. encadré, pour un exemple).

 

 

Peut-on évaluer la soutenabilité d’un produit (ou d’un service) sans interroger son utilité sociale ?

 

Appliquées à une entreprise, un bien ou un service, les méthodes dites « d’évaluation absolue de la soutenabilité écologique» (EASE) proposent d’évaluer si les impacts environnementaux d’un système donné peuvent être considérés comme écologiquement soutenables. Elles sont basées sur l’analyse de cycle de vie (ACV), une méthodologie reconnue et standardisée qui permet d’estimer les impacts potentiels générés par un système donné tout au long de son cycle de vie — « de l’acquisition des matières premières à sa production, son utilisation, son traitement en fin de vie, son recyclage et sa mise au rebut ».

La spécificité de l’évaluation absolue de la soutenabilité écologique est qu’elle implique de fixer des cibles pour les différents indicateurs pris en compte. Cela signifie que le système étudié est considéré comme soutenable à condition que ses impacts soient compatibles avec les différentes limites planétaires.

Mais toute la difficulté est alors d’estimer quelle part de cet espace les différentes activités humaines actuelles et futures peuvent occuper. Autrement dit, alors que l’analyse de cycle de vie conventionnelle considère principalement comment un produit est fabriqué pour quantifier ses impacts, les méthodes d’EASE interrogent également pourquoi un produit ou un service donné est fabriqué, en vue de quantifier la part de capacité de charge qui peut lui être attribuée.

Ces questionnements ouvrent la voie à des réflexions éthiques sur les besoins à prioriser et les enjeux de justice sociale à mobiliser. Ils semblent également propices à des changements de paradigmes plus radicaux. En effet, une fois définie la quantité maximale d’un polluant donné qu’une population donnée peut émettre pour respecter une limite planétaire, il faut la répartir entre les différentes activités de l’individu : se nourrir, se loger, se déplacer, se vêtir, se distraire, travailler, etc.

Cela implique de faire un choix entre la quantité d’émission que l’on « accorde » à chaque activité. Ensuite, si l’évaluation se situe au niveau d’un produit donné, il faut assigner cette « capacité de charge » aux différents biens et services mobilisés.

Par exemple, si l’on évalue le niveau de soutenabilité d’un pantalon, cela implique de savoir d’abord quelle proportion de notre « capacité de charge » l’on attribue à l’habillement sur l’ensemble de nos besoins puis, au sein de l’habillement, quelle proposition d’impacts peut être assignée à la fabrication d’un pantalon, ce qui dépend par exemple du nombre de vêtements que l’on a déjà dans sa garde-robe.   

 

 

4. Conclusion

 

Le double message porté par les auteurs du cadre des limites planétaires et des limites du système Terre est clair : un changement profond de nos mentalités et modes de vie est indispensable pour rester en deçà des limites planétaires ; et les enjeux de justice sociale doivent être intégrés au cœur de ces transformations. Mais une fois ce constat établi, le chemin pour atteindre cet objectif reste à imaginer collectivement.

Les scientifiques ont bien entendu un rôle à jouer pour favoriser cette dynamique au sein de la société. C’est pour cette raison que la composante Mines Saint-Étienne de l’UMR 5600 Environnement Ville Société accompagne la Métropole de Lyon dans son travail d’appropriation de ce référentiel des « frontières du système Terre ».

Cette territorialisation pose de nombreuses difficultés techniques et scientifiques. Mais là encore, ce sont aux citoyens, aux acteurs publics et aux organismes privés qu’il reviendra in fine de définir et d’adopter les démarches qui permettront de respecter ces limites.