Note de lecture : La revanche des contextes de Jean-Pierre Olivier de Sardan
Note de lecture : La revanche des contextes de Jean-Pierre Olivier de Sardan
Article
Cette note de lecture a été réalisée dans le cadre d’un chantier de réflexion prospective consacré au sujet du contrôle et de la sanction dans l’action publique, et plus largement à l’évolution du rapport des individus à l’autorité, aux normes, aux règles et à la surveillance.
Le concept de « normes pratiques » forgé par Jean-Pierre Olivier de Sardan est en effet intéressant pour qui veut déployer un dispositif de contrôle et de sanction.
Il permet de comprendre pourquoi tout dispositif de contrôle et de sanction va être impacté par son contexte de mise en œuvre.
Dans des contextes donnés, au sein d’un service ou dans la relation à des usagers, des professionnels peuvent ainsi ne pas appliquer exactement ce qui est prescrit, et faire la différence entre une transgression tolérable et une transgression qui ne l’est pas, et qui mérite alors d’être sanctionnée.
Ce type de constat pousse à considérer la manière dont est toléré un manquement à une règle, une loi, une norme, à regarder au plus près de ce qui est ou non sanctionné, comment et pourquoi.
L’ouvrage La revanche des contextes. Des mésaventures de l’ingénierie sociale en Afrique et au-delà (2021)
Il s’agit là d’un ouvrage majeur qui synthétise soixante ans de travail et qui, depuis sa sortie en 2021 a fait date en anthropologie et dans les sciences sociales. L’objet du livre est de réfléchir aux formes de l’ingénierie sociale et aux écarts entre les contextes où elles sont élaborées et ceux où elles sont mises en œuvre.
L’ingénierie sociale est une expression générique qui englobe tous les dispositifs d’intervention planifiée, élaborés par des experts, visant à implanter ou modifier des institutions et/ou des comportements dans des contextes variés. Elle recouvre des politiques publiques, des modes de gouvernance, des projets de développement, des systèmes juridiques, l’aide sociale, etc.
Constatant l’écart entre les normes censées s’appliquer et le comportement réels des personnes dès qu’il est question de délivrance de services d’intérêt général, Jean-Pierre Olivier de Sardan a forgé le concept de « normes pratiques ». Cela s’applique à d’innombrables situations.
L’auteur
Jean-Pierre Olivier de Sardan (1941) est un anthropologue français et nigérien. Il a conduit des recherches au Niger depuis les années 1960, et après 2001 depuis un centre de recherches qu’il a cofondé, le LASDEL de Niamey. Il a été un pionnier dans l’usage de la méthode anthropologique pour l’étude des politiques publiques et de l’aide au développement en Afrique. Son approche non conventionnelle de l’anthropologie l’a amené à dialoguer avec la sociologie et la science politique et à produire des concepts innovants.
Avec ses travaux, on inverse le voyage habituel des théories, puisqu’ici des interprétations théoriques « issues du Sud » éclairent d’une lumière nouvelle des phénomènes souvent sous-estimés dans les pays du Nord. Olivier de Sardan s’inscrit dans une perspective pragmatiste, interactionnelle, basée sur une exploration empirique rigoureuse, à l’opposé d’approches abstraites et normatives.
Jean-Pierre Olivier de Sardan à Niamey, 10 Février 2005
Le livre s’organise en cinq parties, les quatre premières portant sur de grands concepts, avec chaque fois un chapitre théorique suivi d’études de cas.
La première analyse les « modèles voyageurs » et leurs confrontations avec les contextes particuliers où ils sont mis en œuvre, à partir de recherches menées sur les politiques publiques et les programmes de développement menés en Afrique. Le concept de « modèle voyageur » désigne ici toute intervention institutionnelle standardisée (politique publique, programme, réforme, projet), censée produire un changement. De nombreux travaux soulignent comment de tels transferts produisent des effets inattendus en raison d’une sous-estimation des contextes locaux de mise en œuvre (champ de la santé, de la gestion des ressources naturelles, de la lutte anticorruption, etc.).
Le jeu complexe des stratégies des acteurs qui interviennent produit un inévitable « écart de mise en œuvre » (implementation gap) entre ce qui est prévu et ce qui se déroule réellement. L’épreuve des contextes peut alors être assimilée à une « revanche des contextes », quand l’intervention réelle dévie de façon significative de l’intervention prévue. L’étude de cas porte ici sur l’émergence et à la diffusion mondiale des programmes de transferts monétaires (cash transfers).
La seconde partie traite des normes pratiques, un concept sur lequel est centrée cette note de lecture. Elles sont aussi une composante fondamentale de la « revanche du contexte. »
La troisième partie concerne les « modes de gouvernance » qui coexistent au sein des contextes locaux, et les écarts aux normes officielles qui les régissent.
La quatrième soutient une approche pluraliste des logiques sociales. Des logiques sociales sont connues, comme la logique de la maximisation des gains informels, la logique de l’honneur, la logique patrimoniale, la logique de la compétence (par ex. la promotion au mérite), d’autres étudiées par l’auteur le sont moins : logique de pitié, du cadeau, de la honte, de l’échange généralisé de faveurs, de l’ostentation. Les logiques sociales se mêlent en fonction des contextes, elles constituent des lignes de pente, des cadres de l’action, des motivations, et permettent de mieux comprendre, entre autres, pourquoi les pratiques quotidiennes s’écartent si souvent des règlements et prescriptions officielles, tout en suivant des normes pratiques relativement similaires. Le concept de logiques sociales permet finalement, comme le concept de normes pratiques, « de rendre les pratiques ordinaires plus compréhensibles ».
Enfin, la cinquième partie s’aventure dans l’espace du « que faire ? » et pose la question de la contribution des recherches socio-anthropologiques à des réformes des politiques publiques et des programmes de développement.
L’épreuve des contextes
Toute mise en œuvre d’une intervention publique provoque les réactions d’une grande diversité d’acteurs individuels ou collectifs concernés de près ou de loin par cette intervention. Ils vont l’accommoder à leur manière. C’est cela que l’auteur appelle « l’épreuve des contextes ».
Elle commence avec l’agent de terrain chargé de mettre en œuvre cette intervention. Situé au bas de la hiérarchie administrative, il occupe un rôle pivot, puisqu’il doit régler tous les problèmes que l’administration lui a délégués, il doit gérer les attentes des usagers et les éventuelles insuffisances et failles des moyens dont il dispose ou des procédures à appliquer. Il contribue déjà à orienter une politique publique dans une direction donnée.
En matière depolitiques publiques, l’auteur critique la vision par trop simplifiée des contextes qui prévaut généralement dans la recherche. Face à la focalisation sur les contextes structurels (cadre légal, orientations politiques officielles, conventions de partenariat, etc.) et les variables quantitatives, typique de la vision des experts en politiques publiques, il propose de porter l’attention sur les contextes pragmatiques, définis par les actions et les perceptions des acteurs concernés par la mise en œuvre d’une intervention.
Ces contextes pragmatiques englobent « les routines quotidiennes, le regard des proches, les relations de pouvoir, les jeux d’influence, les conflits, les stratégies opportunistes, les cultures professionnelles et organisationnelles, le style de management, les changements de rôle, les trucs, débrouillardises et combines du travail, les solidarités et les antagonismes, les logiques sociales… ».
Au départ, le constat d’écarts entre les normes et les pratiques
Toute organisation sociale, dans tout pays, à toute époque, connaît des écarts entre normes et pratiques, entre ce que nous sommes censés faire, et ce que nous faisons. Le « problème des écarts » n’a pas échappé aux fondateurs des sciences sociales. Toute action collective, toute organisation ou toute profession ne peut jamais se réduire à la seule application des règles du jeu formelles. Le sociologue américain Peter Blau le constatait en 1955 dans son ouvrage précurseur « The dynamics of bureaucracy » et il ajoutait que ces écarts forment des modèles (patterns) cohérents. La question est alors de savoir, et c’est le cœur du problème auquel Olivier de Sardan s’attelle : comment ces écarts sont-ils régulés ? Selon quels modèles ou règles ?
Il est alors le premier à théoriser cette question du décalage, à partir de travaux empiriques. Il prend acte d’abord du fait que les écarts ne sont pas les mêmes selon les pays et les contextes. Dans les pays du Nord, les écarts entre les normes officielles et les comportements des « bureaucraties d’interface », en contact avec les usagers, sont reconnus depuis longtemps par la sociologie des organisations, la sociologie des professions ou l’analyse des politiques publiques.
Le politiste américain Michael Lipsky (1980) a montré par exemple comment les « street level bureaucrats » ou agents de terrain utilisent leur pouvoir discrétionnaire pour négocier en permanence des ajustements avec les usagers. De nombreux travaux dans les pays européens (par exemple menés par Philippe Warin et Olivier Dubois) portent sur la façon dont les agents de l’État usent de leur marge de manœuvre qui leur est reconnue. Dans de telles situations, les écarts relèvent surtout d’accommodements pris avec les normes. Par contre, dans d’autres contextes institutionnels, le décalage entre les normes officielles et les pratiques réelles est tel qu’ils n’ont plus rien à voir avec un simple pouvoir discrétionnaire (la Russie postsoviétique ou l’Afrique en donnent de nombreux exemples).
La question des écarts est aussi abordée dans les travaux d’Albert Hirschman, figure pionnière des études sur le développement, qui proposait trois types de réactions des acteurs face aux interventions des organisations : exit (défection), voice (interpellation) et loyalty (acceptation). Cette trilogie, insuffisante, a depuis été complétée.
Ainsi, Guy Bajoit (1988) a introduit la notion d’apathie comme une quatrième option, en proposant une distinction entre d’une part une adhésion active et d’autre part un comportement plus distancié, l’apathie ou adhésion de façade, consistant à en faire le moins possible. D’autres auteurs ont décrit des variantes de protestations, certaines d’entre elles se faisant au grand jour, d’autres relevant de l’opposition larvée. À partir des travaux empiriques menés, Olivier de Sardan estime que l’option de loin la plus adoptée est plutôt celle du faire semblant, par exemple en faisant mine d’accepter, tout en faisant autrement, ou en tordant les règles imposées, et ainsi de suite.
Le tour des théories indique en tout cas que si la question centrale du problème des écarts et de leur régulation est posée depuis longtemps, elle n’a pas reçu de réponse vraiment satisfaisante. Le concept de normes pratiques vient combler ce manque.
Le concept central des « normes pratiques »
L’expression « normes pratiques » doit beaucoup à l’anthropologue Frederick Bailey et ses « règles pragmatiques ». Elle est utilisée pour la première fois dans un texte d’Olivier de Sardan paru en 2001.
Selon un schéma linéaire encore souvent prévalent, les écarts constatés entre normes et comportements relèvent essentiellement d’une mauvaise “application” des normes, ou d’une insuffisante compréhension de celles-ci (le “'message” est brouillé), et il convient alors soit de mieux surveiller l’application des normes (contrôle), soit de mieux en garantir la maîtrise par les acteurs (formation).
Nous préférons utiliser un schéma plus complexe, qui insère, entre les normes officielles et les comportements, un niveau de normes “pratiques”. Les comportements réels ne sont pas simplement des déviances par rapport aux normes officielles, ils relèvent en fait d’autres normes, non dites, qu’on appellera normes pratiques.
Ces normes sont « pratiques » dans la mesure où elles n’ont d’existence qu’à travers les pratiques des acteurs. La référence empirique sur laquelle s’appuyait cette analyse était une comparaison entre les comportements respectifs des douaniers et des sages-femmes envers les populations sahéliennes.
Clarifier le concept de normes : les normes officielles et les normes sociales
Dans l’expression « normes pratiques », il y a le mot normes. Mais qu’entend-on par norme ? Ce concept recouvre des réalités et des significations d’ordres très différents. Face à ce terme en lui-même trop général, Olivier de Sardan distingue les normes officielles des normes sociales. Les normes officielles incluent en particulier les normes légales (valables pour tous les citoyens), les normes professionnelles (valables pour un corps de métier, qui elles-mêmes recouvrent des normes techniques, administratives, procédurales, juridiques, ou comptables particulières) et les normes bureaucratiques.
Il considère, ce qui peut étonner, que les univers professionnels publics comme privés relèvent de ce vaste registre normatif commun appelé « normes officielles », qui les distingue nettement de la sphère de la sociabilité privée, et des normes sociales qui y ont cours. Dans le champ de l’action publique ou des pratiques professionnelles, ces normes officielles sont nécessairement formalisées et écrites (dans des règlements, codes, procédures, manuels, programmes, protocoles, cahiers des charges, organigrammes, etc.).
Les normes sociales régulent pour leur part la vie sociale dans ses dimensions extra-étatique et extra-professionnelle. Chaque monde social particulier est doté de normes sociales spécifiques sous forme de règles de bienséance, de prescriptions éthiques, d’obligations religieuses, etc. Comme les normes officielles, les normes sociales prescrivent et interdisent explicitement, s’inscrivent dans des rhétoriques de légitimation, s’enseignent. L’auteur fait donc des normes sociales des normes explicites, alors qu’elles sont en général considérées par les auteurs en sciences sociales comme implicites. D’innombrables entités ont leurs propres dispositifs de production et de contrôle des normes sociales : les familles, les voisins, les associations de tel ou tel type, les églises, les chorales, les bandes de jeunes, etc.
Un troisième type de normes : les normes pratiques
Les normes pratiques permettent de décrire le « jeu » qui s’établit avec les normes officielles et les normes sociales. Olivier de Sardan prend l’exemple du Code de la route qui n’est pas nouveau, puisque Erwing Goffman, en analysant les normes tacites réglant les interactions sociales, avait déjà utilisé cet exemple : que l’on conduise au Caire, à Hanoï, ou à Paris les règles de conduite officielles sont quasi universelles. Pourtant, dans ces villes, les conducteurs s’en éloignent fortement. Lorsqu’ils sont au volant, les conducteurs du Caire suivent fort peu les normes officielles. Ils ne font pas pour autant n’importe quoi : leur façon de conduire suit des règles tacites et partagées. Ces règles illustrent bien ce que sont les « normes pratiques ».
Le registre des normes s’ouvre tout à coup, il ne se limite plus aux normes officielles, légales ou professionnelles, il ne se limite pas non plus aux normes sociales, accessibles par la tradition, l’éducation, la morale, la religion, etc., il s’ouvre à toute une série de régulations sociales fines, invisibles, implicites, latentes, souterraines, qu’il faut se donner la peine de dégager, d’inventorier.
Cet exemple est intéressant en ce qu’il montre que des comportements non conformes aux normes publiques peuvent suivre des normes pratiques locales, mais n’ont rien à voir avec des « valeurs culturelles ». Il déconstruit ainsi les références aux « traditions » et à la « culture » souvent mobilisées pour expliquer les comportements des acteurs.
Il déconstruit par ailleurs la perspective « résisto-centriste » qui est parfois appliquée aux classes populaires pour expliquer leur propension à contester les normes officielles. Olivier de Sardan ne conteste pas qu’il y ait au sein des classes populaires des désobéissances ou des manquements masqués ou indirects aux normes officielles, ce qu’il conteste, c’est l’imputation de tout écart à ce type de normes une logique de rébellion ou de subversion, ce qu’il qualifie de « résisto-centrisme ». C’est là une stratégie interprétative qui relève, dit-il, d’une pratique de chercheurs consistant à peindre la réalité aux couleurs de leurs préférences idéologiques, d’une surinterprération et d’un « populisme idéologique ».
Olivier de Sardan pose alors cette définition :
On peut définir les normes pratiques comme les diverses régulations implicites (informelles, de facto, tacites, latentes), qui sous-tendent les pratiques des acteurs ayant un écart avec les normes explicites (normes officielles ou normes sociales).
Les normes pratiques sont des normes discrètes, de bon sens, cachées, rusées, tout à la fois normes de l’ombre et normes du quotidien. Elles existent en tous domaines et en tous lieux, et elles s’ajoutent subrepticement aux normes officielles, qui régulent la sphère publique et les univers professionnels, et aux normes sociales (et culturelles), qui régulent les interactions dans la sphère privée.
La diversité des normes ouvre l’espace des possibles
La marge stratégique de l’individu en est d’autant plus grande qu’il peut se référer à quatre types de normes. Les normes officielles de même que les normes sociales (explicites), ont en effet chacune leurs propres normes pratiques (implicites) : ainsi les prescriptions familiales, religieuses ou morales, typiques des normes sociales, sont loin d’être suivies à la lettre. Pour autant, les pratiques des uns et des autres, lorsqu’elles s’éloignent de ces prescriptions, sont, elles aussi, régulées.
Une typologie des relations entre normes professionnelles et normes pratiques
Olivier de Sardan a élaboré une typologie empirique pour aborder la complexité des relations entre normes officielles et normes pratiques dans le cadre de l’action publique, distinguant cinq grandes modalités : les normes pratiques adaptatives ; les normes pratiques semi-tolérées ; les normes pratiques transgressives ; les normes pratiques palliatives ; les normes pratiques rebelles.
Lorsque la norme pratique n’est qu’une variation d’usage de la norme professionnelle, on peut parler de normes adaptatives. L’usage d’un pouvoir discrétionnaire engendre forcément des normes pratiques adaptatives (on parle aussi de normes secondaires d’application).
Les normes semi-tolérées correspondent aux normes pratiques qui sortent nettement des règles du jeu, mais dans le registre d’une tricherie considérée comme relativement anodine, qui n’appelle le plus souvent aucune réprimande. Elle est à ce point routinière qu’elle n’est plus même perçue comme un manquement aux normes officielles, et n’est pas même cachée. Ces pratiques sont tacitement tolérées, au moins jusqu’à un certain seuil, parce qu’elles permettent de lubrifier les relations au travail.
On parle de normes pratiques transgressives quand les normes pratiques s’éloignent largement des normes officielles ou professionnelles. Elles les bafouent, ce qui implique le recours à la dissimulation. Il s’agit d’un ensemble de pratiques très explicitement condamnées, tels la corruption, l’abus de biens sociaux, le trucage de marchés, le vol, etc.
Parfois, les normes pratiques transgressent les normes officielles dans la lettre, mais avec pour objectif de délivrer les services prévus dans l’esprit : ce sont les normes pratiques palliatives.
Les normes pratiques rebelles s’opposent aux normes professionnelles, elles expriment alors un refus souvent larvé de la légitimité des normes officielles. Ces « contre-normes » peuvent être justifiées comme étant des formes de résistance et de protestation contre les décisions de la hiérarchie. C’est aussi le cas lorsque les normes officielles sont en contradiction frontale avec des normes sociales fortes : le contournement des normes officielles peut être exemplifié par le comportement de professionnels de santé en matière d’IVG.
Quelle différence entre la socioanthropologie d’Olivier de Sardan et la sociologie des organisations ?
Il existe de nombreux points communs entre la socioanthropologie du développement d’Olivier de Sardan et la sociologie des organisations développée en France, en particulier par Erhard Friedberg. Un échange entre Erhard Friedberg et Olivier de Sardan a amené ce dernier à préciser son approche.
Les comportements qui relèvent des « normes pratiques » ne sont pas seulement coconstruits par les acteurs au sein d’une organisation particulière par rapport à des enjeux de pouvoir précis, ce qui est la perspective de la sociologie des organisations.
À côté du coconstruit interactif, il y a aussi du “déjà là” de plus vaste amplitude (…). Bien évidemment, les normes pratiques ne tombent pas du ciel et elles sont le produit des pratiques des acteurs, qui les suivent ou non (ou les modifient) en fonction des interactions dans lesquelles ils sont engagés. Bien évidemment aussi, et j’insiste beaucoup sur ce point, elles ne s’imposent pas radicalement, elles fournissent un autre répertoire de conduites banalisées, à côté du répertoire officiel, et les acteurs “jouent” dans l’espace ainsi ouvert et puisent dans tel ou tel répertoire selon leurs stratégies ou leurs logiques, selon leurs interactions et selon les situations concrètes.
Mais alors que les “règles du jeu” dans la sociologie des organisations d’Erhard Friedberg relèvent principalement de rapports de force et de jeux de pouvoir dans une arène particulière, et donc ne sont pas en elles-mêmes valables dans une autre arène, les normes pratiques ont une plus vaste extension.
Ainsi les pratiques des sages-femmes observées dans une maternité de Niamey se retrouvent dans presque toutes les maternités du Niger, et on peut observer la plupart de ces pratiques dans les pays voisins, au Bénin et au Sénégal. Elles s’apprennent dans les interactions propres à un service, mais elles débordent les situations locales pour devenir des éléments d’une « culture professionnelle ».
Les normes pratiques fonctionnent donc à différents niveaux : certaines sont communes à tous les fonctionnaires, d’autres sont spécifiques à chaque métier de l’État, d’autres enfin sont liées à tel ou tel service (et sont alors assimilables à des “règles du jeu” locales).
Contre l’idée d’une « dictature des normes »
Olivier de Sardan marque son désaccord avec une interprétation unificatrice et prescriptive des normes sociales qui habite les sciences sociales depuis Durkheim. Dans cette perspective, les membres d’une même société, d’une même culture, d’un même groupe social seraient soumis à des normes communes qui seraient sous-tendues par des valeurs partagées, et qui s’imposeraient à eux « de l’extérieur », à travers les rôles sociaux qu’elles assignent.
Au sein des sciences sociales, de nombreuses critiques de cet homo sociologicus soumis à une « dictature » des normes sociales ont été portées. Olivier de Sardan soutient que les normes ne doivent pas être envisagées comme un système de contraintes externes qui s’imposent aux acteurs, mais comme un répertoire de guides d’action disponibles. Et il met en garde contre la perspective inverse, qui consiste à croire que l’individu est libre de manipuler les normes comme il l’entend, par exemple selon la perspective du choix rationnel. L’approche par la diversité des normes pratiques permet de reconnaître le rôle régulateur des normes et l’espace qui s’offre à chaque individu :
Le jeu des acteurs, ou leur marge de manœuvre consiste à cet égard à naviguer entre normes officielles, normes sociales et normes pratiques, plus près des unes ou des autres selon les contextes, les options personnelles ou la nature des interactions engagées. Ce jeu des acteurs peut certes relever d’une approche calculatrice et de normes pratiques fondées sur la maximisation des intérêts personnels, mais il peut aussi opérer par l’intériorisation éthique de certaines normes pratiques aux dépens de normes officielles (par exemple le choix moral de la pitié contre la sanction), par la transformation des normes sociales en normes pratiques, ou par la mobilisation contextuelle d’une norme pratique un jour, d’une autre officielle le lendemain (la rigueur de l’application du règlement succédant à une bienveillance plus ou moins intéressée qui ferme les yeux), comme il peut renvoyer enfin à des effets du “poids des habitudes” (path dependency), tel le conformisme social qui incite dans un hôpital, une école ou un ministère à “faire comme les autres”.
L’anthropologie comme science des contextes et la question des discordances
L’anthropologie s’est historiquement construite en prêtant une unité aux peuples étudiés. L’approche qui supposait une similarité constitutive des peuples non occidentaux est injustifiable aujourd’hui, relève Olivier de Sardan.
La mise en évidence d’une cohérence propre aux groupes subalternes ou aux peuples exotiques apparaissait alors comme une condition de leur mise en opposition avec la civilisation moderne. Cette cohérence a été nommée de diverses façons selon les perspectives adoptées, depuis la formulation d’une “mentalité primitive”, dans le vocabulaire suranné de Levy-Bruhl (1931), jusqu’aux dichotomies plus récentes : une logique anti-étatique pour Clastres (1978), une logique holiste face à l’individualisme moderne pour Dumont (1983), une logique du don face à l’échange marchand capitaliste pour Caillé (2000), une “logique paysanne” (image of the limited goods) face aux inégalités sociales pour Foster (1965). (…) Toutefois, au nom de quel principe décréterait-on qu’une population culturellement éloignée de la bourgeoisie intellectuelle et des classes moyennes occidentales ne serait animée que par une seule logique, quelle qu’elle soit ? Plus largement, on est bien en peine de trouver des arguments empiriques plausibles justifiant de regrouper tel ou tel peuple et tel ou tel groupe social sous un principe central ou une identité unique, tout en faisant fi de ses diversités internes.
Il rend hommage aux auteurs et aux disciplines et qui ont pris en compte la diversité des mondes sociaux et les écarts entre les règles et les pratiques : à Malinowski, père de l’anthropologie empirique ; à l’anthropologie juridique qui s’est érigée contre les conceptions normatives et universalistes du droit, en décrivant la diversité des normes ; à la socioanthropologie du développement ; à l’anthropologie et à la sociologie des organisations.
Mais le principal fondateur d’une science sociale des écarts reste Max Weber, pour lequel la construction d’un type idéal est destinée à mettre en évidence les multiples écarts entre ce type idéal et le cours réel des évènements : « Ce n’est qu’en de rares cas et encore de façon approximative que l’action réelle se déroule comme elle est construite dans le type idéal » (Max Weber, Concepts fondamentaux de sociologie, Gallimard, 2016). Contrairement à une interprétation fausse, un type idéal n’est pas une représentation concentrée de la réalité, c’est un étalon artificiel qui permet d’évaluer des particularités, ou de confronter des réalités empiriques complexes à un modèle intellectuel simplifié construit selon un raisonnement logique (par exemple pour l’étude des bureaucraties).
Pour Olivier de Sardan, l’anthropologie est une science des contextes. Et les discordances sont au cœur de toute vie sociale.
La perspective des discordances nous emmène loin des tentations homogénéisantes et culturalistes récurrentes au sein des sciences sociales. Tout en accordant la primauté aux études de cas et aux comparaisons empiriquement fondées, et en s’attachant à décrire la complexité des contextes dans lesquels les acteurs sont insérés, elle donne, dans l’enquête comme dans l’interprétation, une place centrale aux écarts, aux discontinuités, aux dérives, aux variantes, aux contradictions, aux différences, aux nœuds critiques, aux disparités, aux hybridités, aux contournements, aux effets inattendus, aux ambiguïtés, aux divergences. C’est seulement à partir d’un tel socle que l’analyse (également nécessaire) des compromis, des alliances, des convergences et des consensus peut prendre sens.
Cette vidéo montre la mixité en actes au sein du Défilé. Les habitants des quartiers populaires aux classes moyennes, puis les personnes d'un certain âge jusqu'aux femmes aujourd'hui largement majoritaires.