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Le rapport des Français à l’autorité, à la fraude et à la surveillance

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Article

Quelles évolutions depuis 40 ans ? Quelles spécificités au regard de nos voisins européens ?

À l’écart des stéréotypes, quelles institutions peuvent prétendre à la plus grande crédibilité aux yeux des Françaises et des Français ?

De 2015 à 2018, la dernière édition de l’enquête l’European Values Studies (EVS) a sondé les citoyens européens pour connaître leur rapport aux normes, aux règles et aux lois.

Initiée en 1981, cette étude permet depuis plus de 40 ans de suivre à travers le temps et les territoires l’évolution des tolérances aux différentes formes de comportements pouvant être considérés comme « déviants ».

Entre les Français et leurs voisins, quelles différences dans les pratiques et les jugements ?
Quelles spécificités culturelles en matière de civisme, contre quels degrés de permissivité au nord, au sud, à l’est ou à l’ouest du Vieux Continent ?

On fait le point dans cet article.
Date : 19/06/2025

La dernière livraison de l’European Values Studies (EVS), une grande enquête comparative, apporte un certain nombre de données sur le rapport des Français à l’autorité, aux comportements inciviques et à la surveillance.

Elle permet aussi de comparer les Français à leurs voisins européens. Les résultats de la dernière vague d’enquête EVS sont livrés dans deux ouvrages, Les Européens et leurs valeurs. Entre individualisme et individualisation (Pierre Bréchon [dir.], 2023) et La France des valeurs. Quarante ans d’évolutions (P. Bréchon, F. Gonthier, S. Astor [dir.], 2019) sur lesquels nous nous appuyons principalement dans cette synthèse. Les données de l’EVS font apparaître une demande croissante d’ordre et d’autorité de l’État. Elle est particulièrement nette au sein des jeunes générations.

On apprend que les institutions d’ordre comme l’armée et la police, ainsi que celles qui fournissent des services publics essentiels, recueillent un niveau élevé de confiance, à l’inverse des institutions politiques, ce qui souligne au passage que la défiance envers les institutions n’est pas aussi généralisée qu’on peut le penser. Les données attestent par ailleurs d’une intolérance croissante aux délits porteurs d’un enjeu civique, comme la fraude fiscale ou la corruption.

 

Qu’est-ce que l’European Values Studies (EVS) ?

 

L’enquête existe depuis 1981, à l’initiative de sociologues et politistes qui voulaient comprendre l’évolution des sociétés européennes en analysant l’évolution des valeurs qui les sous-tendent. Pour comparer les évolutions, l’enquête a été renouvelée tous les neuf ans depuis la première vague. Lors de sa cinquième vague, réalisée en 2017-2018, près de 58 000 personnes ont été interrogées dans 35 pays.

 

Pourquoi s’intéresser au rapport à la fraude ?

 

C’est là un indice du respect des normes sociales qui sont posées par les institutions. Entendues au sens large, les institutions garantissent l’ordre social, cadrent les activités sociales et les conditions de vie démocratique, protègent les droits et garantissent l’exercice des devoirs. L’importance de cet enjeu est rappelée par Pierre Lascoumes et Viviane Le Hay (2010) :

Dans une société démocratique, l’existence et le respect des droits et des devoirs des citoyens est un principe de base qui dépasse la seule discipline sociale, car il est pensé comme une des conditions fondamentales de viabilité du contrat social.

C’est pourquoi le droit pénal (et par assimilation les très nombreuses règles dotées de sanctions légales) a été défini comme l’envers des “droits de l’homme et du citoyen”, dans la mesure où il est censé protéger les intérêts et valeurs collectives principales (propriété, intégrité physique, liberté de pensée d’action, exercice des droits politiques, etc.). Le respect des normes sociales est ainsi conçu comme un facteur déterminant de la sûreté publique dont l’État et le garant. 

 

Pourquoi s’intéresser à la question de la confiance (envers les institutions, envers autrui) ?

 

C’est que plus on a le sentiment de vivre dans un contexte social où les normes sont respectées, plus on respecte soi-même les normes et les règles. C’est ce que suggèrent à nouveau Lascoumes et Le Hay (2010) :

On peut considérer que plus les personnes estiment vivre dans un contexte social bien normé, plus elles attachent de l’importance au respect des règles en général et réagissent négativement aux déviances ; plus, le comportement des autres (individus et organisations) leur paraît prévisible et honnête (non menaçant) et plus la confiance générale est élevée.

Inversement, plus les personnes considèrent qu’elles vivent dans un contexte social mal ou peu normé, plus elles minimisent l’importance des règles et tolèrent les déviances ; plus le comportement des autres (individus et organisations) est pour elles imprévisible et potentiellement menaçant et plus leur défiance générale est élevée. 

Une telle démonstration a été établie dans l’essai intitulé La société de défiance (2007) de Yann Algan et Pierre Cahuc.

 

Une adhésion croissante des Français à l’autorité

 

L’adhésion des Français à l’autorité, déjà élevée lorsque la question a été posée lors de la première vague de l’EVS fois a encore augmenté dans la dernière vague. 60 % des répondants considéraient en 1981 que « c’est une bonne chose » « qu’on respecte davantage l’autorité » en 1981, ils sont 77 % à porter ce jugement en 2018 (Galland, 2019) [1]. Trois autres questions de l’EVS permettent de mesurer des dimensions de la demande d’ordre et d’autorité : une question sur les buts que la France doit d’efforcer d’atteindre, dont l’une des modalités de réponse est « maintenir l’ordre dans le pays » et deux questions sur la confiance dans les institutions d’ordre que sont la police et l’armée. Un indice synthétique de la demande d’ordre et d’autorité a été élaboré à partir de ces quatre questions. Sa valeur va de 1 à 9, où 9 correspond à l’adhésion maximale à l’ordre et l’autorité.

L’adhésion à l’autorité s’est assez considérablement renforcée en raison d’une part d’un net recul des opinions de rejet radical de celle-ci, et d’autre part du renforcement de la part des Français y adhérant fortement. Elle a augmenté de manière spectaculaire chez les moins de 40 ans, dont l’adhésion à l’autorité se rapproche désormais des groupes plus âgés.

[1] L’adhésion à l’autorité mériterait d’être précisée : à quoi renvoie ce mot « autorité » quand les répondants estiment qu’elle devrait être renforcée ?

 

© Graphique reproduit de Olivier Galland, « Autorité et ordre social » in La France des valeurs (2019).

 

Comparaison européenne :

Proportion de répondants ayant une grande ou une certaine confiance dans les différentes institutions par vague d’enquête (moyennes européennes, les valeurs pour la France sont indiquées entre parenthèses) : Les institutions sont classées en fonction de celle suscitant le plus de confiance à celle suscitant le plus de défiance en 2017 (données signalées en gras).

 

Les institutions qui incarnent l’autorité de l’État ont connu une adhésion croissante dans l’ensemble des pays européens. On s’appuie ici sur l’article de Camille Bedock (2023). La montée de la confiance envers les forces armées et la police entre les deux vagues d’enquête de 1990 et 2017 connaît des hausses spectaculaires (+ 19 points concernant les forces armées qui recueillent désormais 68 % de grande ou certaines confiances, +16 points pour la police qui atteint 75 % [2]).

La hausse de la confiance dans l’administration (+11 points, 50 %) est nette, même si au final un score de 50 % indique un niveau de confiance modéré. Elle est moindre envers le système judiciaire (+6 points, 57 %). En Europe, le soutien aux institutions d’ordre est fortement lié aux perceptions du niveau de corruption. La division entre l’est et l’ouest de l’Europe est manifeste.

Dans l’ensemble des pays européens, les institutions régaliennes (police, justice, armée) et liées à l’État Providence et pourvoyeuses de services publics essentiels (éducation, santé, Sécurité sociale, administrations) sont celles qui recueillent le plus de confiance, à l’inverse des institutions politiques (Parlement, gouvernement, partis politiques) qui suscitent une défiance élevée.

Ces tendances laissent supposer qu’il est inapproprié de parler de défiance dans les institutions dans leur ensemble, puisque ce sont les institutions politiques (Le Parlement, le gouvernement, les partis politiques) et les médias qui concentrent la défiance, et en France encore plus qu’ailleurs. C’est un constat qui mériterait de plus amples développements, tant la défiance des Français vis-à-vis des institutions dans leur ensemble est devenue une idée courante. En ce qui concerne la défiance très élevée en France envers les partis politiques, on peut renvoyer à l’analyse qu’en fait Vincent Tournier dans La crise de confiance dans les partis politiques, une spécificité française ? (2021).

[2] Les données ont été pondérées pour pouvoir calculer des moyennes sur l’ensemble des pays en tenant compte de la taille de leur population.

 

Un rejet croissant des délits porteurs d’un enjeu civique,
qui n’empêche pas une certaine tolérance à la fraude

 

L’enquête EVS permet d’évaluer la justification des comportements frauduleux à partir d’un panel de cinq indicateurs : « percevoir des indemnités au-delà de ce à quoi on a droit », « tricher sur ses impôts si on en a la possibilité », « accepter un pot-de-vin », « ne pas payer son ticket de train ou d’autobus », « prendre des drogues douces » (Tournier, 2019). Dans quatre cas, il s’agit d’une fraude au sens large. Nous ne tenons pas compte ici de la prise de drogues douces qui ne relève pas de la fraude.

Les répondants doivent répondre à l’aide d’une échelle allant de 1 à 10, où 1 signifie « jamais justifié » et 10 « toujours justifié ». Pour chaque indicateur, on peut alors calculer une note moyenne : plus la note est élevée, plus le comportement est toléré ; plus elle est faible, plus il est désapprouvé.

 
© Source : EVS. Graphique reproduit de Vincent Tournier (2019).

 

La désapprobation a nettement augmenté en matière de fraude fiscale (la tolérance est passée de 3,2 à 2 sur 10). Elle a augmenté aussi quant à l’acceptation des pots-de-vin (la tolérance est passée de 2,5 à 1,8 entre 1981 et 2017). À l’inverse, on observe une tolérance légèrement croissante à la demande d’indemnités indues (de 3,3 à 3,7), sans doute parce que la dimension délictuelle de l’acte apparaît moins évidente : selon Vincent Tournier, « percevoir des indemnités au-delà de ce à quoi on a droit » sous-entend qu’il s’agit d’une exagération, et non pas de percevoir des indemnités auxquelles on n’a pas droit. Pour la fraude aux transports, la tolérance croit de façon modérée (de 2,5 à 2,7).

On ne peut qu’émettre des hypothèses sur les raisons de tolérer plus ou moins tel ou tel type de fraude. Il est envisageable que les fraudes soient davantage tolérées quand l’on suppose que les fraudeurs manquent de pouvoir d’achat (fraude dans les transports ou pour leurs indemnités), ce qui n’est pas le cas quand on reçoit des pots-de-vin ou qu’on fraude aux impôts.

Sur ces sujets, les clivages se font en fonction des revenus et des proximités politiques. Ainsi, plus on est diplômé, et davantage si on est de gauche que de droite, on trouve justifié de ne pas payer son billet dans les transports en commun. Mais, comme on le soulignera plus loin, c’est surtout en fonction de l’âge que les clivages sont plus importants. Les jeunes sont toujours plus tolérants envers la fraude et les actes illégaux que les groupes plus âgés, mais ils le sont bien moins qu’avant, c’est là le principal changement.

 

Comparaison européenne :

© Enquête EVS. ARVAL, http://www.valeurs-france.fr/ Pour accéder aux graphiques, sélectionner : Les valeurs des Français et des Européens ; thème : Permissivité ; Civisme.

 

Les délits porteurs d’un enjeu civique apparaissent de moins en moins justifiés en France comme dans l’ensemble des pays européens, comme l’indiquent les graphiques ci-dessus à propos de la fraude fiscale. Raul Magni-Berton (2021) a mis en évidence que, dans leur ensemble, les pays de l’UE suivent un chemin qui les mène dans la même direction : une moindre tolérance à l’égard des enjeux civiques et une tolérance de plus en plus grande sur les enjeux éthiques.

Dans les quatre vagues de l’enquête European Values Studies (EVS) qui vont de 1990 à aujourd’hui, neuf enjeux apparaissent dans toutes les vagues, alors que trois autres apparaissent au moins dans trois vagues. Parmi ces douze enjeux, on peut distinguer deux grands groupes. Le premier inclut des enjeux civiques, qui renvoient à quatre comportements inciviques : le fait de resquiller dans les transports publics, d’abuser des prestations sociales, d’accepter un pot-de-vin, de frauder le fisc. Tous ces comportements consistent à chercher son propre avantage en en faisant porter le coût financier par les autres.

Le deuxième groupe inclut des enjeux éthiques, qui se différencient des enjeux civiques par le fait que les coûts et les avantages des choix réalisés sont essentiellement portés par ceux qui les effectuent. Ils englobent les questions de sexualité et de reproduction (divorce, homosexualité, avortement, sexe occasionnel, prostitution), de santé des individus et de leur mort (consommation de drogues douces, euthanasie, suicide).

Raul Magni-Berton a examiné les données qui touchent à ces enjeux dans les 21 pays de l’enquête EVS, entre 1990 et 2017. Il apparaît que dans ces pays, les comportements inciviques les plus condamnés sont, dans l’ordre, accepter un pot-de-vin, frauder le fisc, abuser des prestations sociales, resquiller dans les transports.

 

Évolution des attitudes intolérantes sur 12 enjeux dans 21 pays de l’UE entre 1990 et 2017 : Le tableau comporte l’enjeu, l’évolution en points de pourcentage des jugements intolérants sur chaque enjeu et le type d’évolution : ++ signifie une augmentation de la tolérance à chaque vague, + signifie une augmentation de la tolérance en 2017 par rapport à 1990, sans qu’il y ait augmentation à chaque vague, — signifie une diminution de la tolérance en 2017 par rapport à 1990, sans qu’il y ait diminution à chaque vaque — signifie une diminution de la tolérance à chaque vague. Il représente également le nombre d’observations (produit du nombre de pays, en général 21 sur chaque vague, par le nombre de vagues), le nombre de vagues et le pourcentage de jugements intolérants en 2017.

 

Si l’on considère les données par pays, les pays de l’Est tolèrent largement plus que ceux de l’Ouest les comportements frauduleux, mais l’évolution vers moins de tolérance sur les enjeux civiques est tout aussi marquée. Dans les pays d’Europe de l’Ouest, il y a une certaine hétérogénéité. L’Allemagne, l’Italie et le Portugal sont devenus plus intolérants sur les quatre enjeux civiques alors qu’à l’extrême opposé, les Espagnols sont plus intolérants uniquement sur la fraude fiscale.

 

Une adhésion à la surveillance de l’espace public,
un rejet de la surveillance de la vie privée

 

Les Français adhèrent à la surveillance de l’espace public par les autorités, et plus précisément à la présence de la vidéosurveillance. En raison de l’absence de la question de son acceptation avant la vague d’enquête EVS de 2016-2018, les données ne permettent pas de mesurer des évolutions. 65 % des Français estiment que « le gouvernement français devrait avoir le droit de mettre les individus sous vidéosurveillance dans les espaces publics » (26 % absolument, 39 % probablement). Pour la suite on se réfère à Raul Magni-Berton, « Contrôle étatique et libertés publiques », in Les Européens et leurs valeurs (2023).

 

 

Cette adhésion forte, couplée à une attente d’efficacité dans la lutte contre l’insécurité, met la pression sur les élus locaux. Le nombre de caméras filmant la voie publique et certains lieux ouverts au public a fortement augmenté en France, et plus de la moitié des polices municipales sont désormais armées.

Il s’agit là d’une adhésion à la surveillance de l’espace public et non à celle de l’espace privé. En effet, 67 % des Français sont opposés à « la surveillance de tous les e-mails et autres informations échangées sur Internet » (surveillance numérique), et cette opposition monte à 76 % quand cette surveillance passe par « la récolte des informations sur toute personne vivant en France sans qu’elle le sache » (surveillance systématique).

La religion et la position partisane sont les meilleurs prédicateurs des positions sur ce sujet. Les musulmans se détachent par leur niveau d’hostilité à la vidéosurveillance (32 % de rejet absolu, soit le double de la moyenne). Les partisans de la France Insoumise y sont les plus hostiles (27 %, à comparer avec les 6 % d’hostiles chez les partisans de LRM et de LR). Dans les groupes d’âge, les jeunes (21 %) y sont le plus hostiles.

Il y a là une certaine logique, puisque les personnes les plus susceptibles d’être exposées aux effets négatifs de la surveillance par les forces de l’ordre (comme les contrôles d’identité) sont de sexe masculin, jeunes, pauvres, étrangères et de religion musulmane. Mais si l’on prend en compte les jeunes en enlevant les jeunes musulmans, ce groupe d’âge est dans la moyenne de l’adhésion à la vidéosurveillance.

 

 

Comparaison européenne :

En matière d’adhésion à la vidéosurveillance, la France est exactement dans la moyenne européenne, puisque 65 % des Français comme des Européens considèrent que le gouvernement devrait « absolument » ou « probablement » « avoir le droit de mettre les individus sous surveillance dans les espaces publics ». Elle l’est aussi dans son rejet de la surveillance systématique (même taux de 76 %). En revanche les Français sont moins hostiles que leurs voisins à la surveillance numérique (67 % contre 72 %).

Dans le détail, dans cinq pays européens, une majorité des répondants estime que le gouvernement ne devrait pas avoir le droit de recourir à la vidéosurveillance : tous sont des pays de l’ancien bloc de l’Est Slovénie, Macédoine, Croatie, Monténégro, Pologne. Cela conduit à penser que ces pays, ayant connu des régimes de surveillance, sont défiants sur ce sujet.

Les opinions des populations nationales n’expliquent pas le degré effectif de contrôle des populations, qui s’exerce souvent malgré elles. La corrélation négative entre la propension des populations à accepter des contrôles et la mise en place de politiques de contrôle et de restriction des libertés par les gouvernants suggère que ce n’est pas la demande sociale qui amène des politiques de contrôle.

 

Un effet de génération : les jeunes d’aujourd’hui n’ont pas le même rapport à l’autorité et à la transgression

 

Un effet de génération se mesure dans l’adhésion à l’autorité. L’adhésion croissante des Français à l’autorité « s’est accomplie à la suite d’un très net rapprochement des opinions sur le sujet des différentes classes d’âge », note Olivier Galland, ce que montre le graphique « Valeur moyenne de l’indice d’adhésion à l’ordre et l’autorité par classes d’âge de 1 981 à 2 018 » situé plus haut dans le document.

L’opinion des moins de 40 ans a fortement évolué dans le sens d’une adhésion croissante à l’autorité, alors que les classes d’âge au-dessus de 50 ans, déjà favorables à l’autorité, ont peu bougé sur ce sujet. Il y a donc un effet de génération, puisque les jeunes Français d’aujourd’hui, nettement plus que ceux d’il y a 40 ans, plébiscitent l’autorité et sont favorables à son renforcement. Ce changement ressort aussi de questions spécifiques. Par exemple, seuls 2 % des 24-29 ans déclaraient avoir une « grande confiance dans la police » en 1981. Ils sont 18 % à le penser en 2018.

On retrouve cet effet de génération dans le rejet croissant de la fraude comme le montre Vincent Tournier (2019). Les jeunes sont toujours moins intransigeants envers la fraude et les actes illégaux que les groupes plus âgés (EVS 2018, résultats pour la France).

 

Tolérance zéro pour les différentes formes de fraude en fonction de l’âge et du niveau d’études (% qui jugent ces conduites « jamais justifiées ») : Lecture : 21 % des 18-29 ans jugent « jamais justifié » le fait de percevoir des indemnités indues, contre 32 % pour l’ensemble de la population.

 

Ils le sont cependant moins qu’avant (Graphique 2). En 2018, 55 % des 18-24 estiment que la fraude aux impôts n’est « jamais justifiée ». Ils n’étaient que 25 % de cette catégorie d’âge à le penser en 1981. La désapprobation de la corruption (« accepter un pot-de-vin ») a augmenté de la même manière. En revanche, la désapprobation de la fraude dans les transports en commun et celle qui porte sur les indemnités indues sont à peu près stables dans cette catégorie d’âge.

 

© Source : EVS. Graphique reproduit d’après Vincent Tournier (2019).

 

La France fait partie des pays où l’individualisation étant poussée,
ce qu’on fait relève de ce qu’on pense être des choix personnels

 

L’enquête EVS indique, comme le montre le tableau ci-dessous, que la France ne fait pas partie des pays où l’individu se sent tenu par des devoirs, qu’il s’agisse de devoirs envers la société ou de devoirs familiaux [3]. Elle fait partie de pays (Europe de l’Ouest et pays nordiques) où l’individualisation étant poussée, ce que l’individu fait relève de ce qu’il pense être des choix personnels, dans des contextes certes contraints (Bréchon, 2023).

Ce point mérite d’être précisé, même si l’on ne pourra pas ici développer les impacts que cela peut avoir sur le rapport des individus aux règles et aux normes sociales. Le chapitre conclusif du livre Les Européens et leurs valeurs établit la différence entre les valeurs d’individualisation et les valeurs d’individualisme. L’individualisation renvoie à la volonté d’autonomie dans l’ensemble des domaines de la vie et au rejet de la culture traditionnelle du devoir, là où l’individualisme renvoie à une attitude de défense de ses intérêts personnels, sans s’intéresser aux autres et à la société.

Pour mesurer l’évolution de ces valeurs, deux indices ont été construits à partir de l’enquête EVS. Les indices d’individualisation et d’individualisme s’appuient chacun sur une quinzaine de questions. Ces indices montrent que plus on est attaché à son autonomie et à sa liberté de choix, moins on est individualiste, c’est-à-dire qu’on est plus ouvert à autrui et au monde. Ce résultat contredit une intuition largement répandue. L’individualisme et l’individualisation semblent être inversement proportionnels. L’enquête EVS permet aussi d’observer des évolutions, en particulier la diffusion de l’individualisation et de la culture de l’autonomie qui concernent désormais plus d’un individu sur deux en moyenne européenne.

[3] Dans ce tableau, un indice de la culture du devoir a été construit à partir des réponses positives à trois affirmations : « travailler est un devoir vis-à-vis de la société », « avoir des enfants est un devoir à l’égard de la société », « les enfants adultes ont le devoir de prendre soin de leurs parents sur le long terme ».

 

Individualisation vs sens du devoir, Individualisme vs concerné par les autres, selon la zone géographique. Lecture : EO = Europe de l’Ouest, EEUE = Europe de l’Est dans l’UE, EENUE = Europe de l’Est hors UE, ES = Europe du Sud, PN = Pays nordiques.

 

Le tableau met en évidence que cette évolution européenne moyenne cache des différences géographiques importantes. Les pays nordiques et d’Europe de l’Ouest sont peu individualistes et très individualisés, l’Europe du Sud est en position intermédiaire, alors que les pays de l’est de l’Europe sont très individualistes et peu individualisés. La culture de l’individualisation s’est surtout développée dans les groupes favorisés et les pays riches et là où la religiosité est faible. L’individualisme est nettement plus développé dans les catégories populaires et dans les pays pauvres, chez des personnes religieuses et conservatrices sur le plan des valeurs.

 

Conclusion : En France, un légalisme de principe, des pratiques accommodantes ?

 

Pierre Lascoumes et Viviane Le Hay (2010) ont examiné comment la France se situait dans un panel de 15 pays européens en matière de tolérance ou de réprobation à l’égard de la violation des normes légales, sur la base du questionnaire European Social Survey (ESS) passé en 2002-2004. Ils utilisaient pour cela trois indicateurs relevant de jugement général (attitude vis-à-vis du respect de la loi, de la manière de gagner de l’argent et des transgressions occasionnelles), et deux indicateurs relevant de jugements spécifiques en matière de conduite fiscale (attitude à l’égard de la fraude et évitement de la TVA par le paiement en espèces).

Il ressortait que la France faisait partir du noyau dur du rigorisme relatif au jugement général sur la transgression de la loi. En revanche, sur des cas concrets, la France avait un niveau de tolérance à la fraude un peu plus élevé que la moyenne. Les auteurs en concluaient que la formule de Tocqueville, « une règle rigide, une pratique molle » s’applique bien à la France, avec un légalisme apparent et une tolérance constante vis-à-vis de situations concrètes de transgression des règles. Il serait intéressant de savoir si cette analyse portée sur la deuxième vague de l’enquête ESS (2004-2005) vaut encore 20 ans plus tard, dans un contexte de diminution de la tolérance aux actes inciviques et d’adhésion croissante à l’autorité de l’État.

Ressources :

Articles de l’ouvrage Les Européens et leurs valeurs. Entre individualisme et individualisation, Pierre Bréchon (dir.), 2023, PUG.

Camille Bedock, « Une confiance très inégale dans les institutions ».

Pierre Bréchon, « Montée de l’individualisation, mais régression de l’individualisme ! ».

Raul Magni-Berton, « Contrôle étatique et libertés publiques ».

Articles de l’ouvrage La France des valeurs. Quarante ans d’évolutions, P. Bréchon, F. Gonthier, S. Astor (dir.), 2019, PUG.

Olivier Galland, « Autorité et ordre social ».

Vincent Tournier, « Entre civisme et incivisme : quelles sont les conduites injustifiées ? ».

ARVAL, Association pour la recherche sur les systèmes de valeurs, Enquête EVS, http://www.valeurs-france.fr/ (graphique sur le thème : Civisme).

Pierre Bréchon, 2021, Les valeurs sociales des Français. 3ème cycle. Saint Etienne, France, https://hal.science/hal-03912594

Pierre Lascoumes et Viviane Le Hay, 2010, « Tolérances de la fraude et relations de confiance », in Les Français, des Européens comme les autres, Daniel Boy, Bruno Cautrès, Nicolas Sauger (dir.), presse de Science Po.

Raul Magni-Berton, 2021, « L’évolution de la tolérance en Europe. Le contraste entre enjeux éthiques et enjeux civiques », Futuribles, n° 443.

Vincent Tournier, 2021, La crise de confiance dans les partis politiques, une spécificité française ?, https://www.sciencespo-grenoble.fr/blogs/la-crise-de-confiance-dans-les-partis-politiques-une-specificite-francaise