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Olivier Aïm, chercheur en science de l'information : « Ce qui est là pour nous protéger se renverse en un outil d’aliénation »

Interview de Olivier Aïm

Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication, chercheur en théorie des médias et industries culturelles

Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication au Celsa (Sorbonne-Université) Olivier Aïm mène des recherches sur l’histoire et la philosophie de la communication, la théorie des médias, ainsi que sur les industries culturelles.

Auteur de Les Théories de la Surveillance, du Panoptique aux Surveillances Studies (Armand Colin, 2020), un vaste panorama des théories de la surveillance, il est interrogé ici sur les grandes évolutions dans les manières de penser ce sujet.

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Date : 25/04/2025

Vous êtes spécialiste de la théorie des médias, pourquoi vous être intéressé à la surveillance ?

Nous étions invités à devenir les surveillants d’individus, par médias interposés

C’est arrivé autour de 2001, une année où se sont produits presque conjointement l’attentat du 11 septembre — un événement qui a été mondialement médiatisé par la télévision et a rendu centraux les enjeux de sécurité, et l’arrivée de la télé-réalité. Souvenez-vous du Loft en France. Partout dans le monde, l’émission s’appelait Big Brother, elle était adaptée du concept Big Brother lancé en Hollande en 2000 par Endemol. C’était il y a presque 25 ans, quelque chose s’est alors éclairé pour moi.

La culture de la surveillance était en train de naître avec d’un côté des événements qui mettaient au cœur de nos vies des enjeux de sécurité et de surveillance, avec des caméras de plus en plus présentes, et en même temps des spectacles où nous étions invités à devenir les surveillants d’individus, par médias interposés. J’ai soutenu en 2006 ma thèse sur la notion de panoptisme, elle était intitulée « Le dispositif télévisuel au regard du panoptisme : le cas de la télé-réalité ». À partir de là, le sujet ne m’a plus quitté.

Loft Story a provoqué une certaine stupéfaction, y compris parce que les participants acceptaient d’être filmés presque en continu.

Ce qui est intéressant, c’est que le Loft en France a suscité énormément de débats, une sorte de choc, mais guère de réflexions universitaires, alors que du côté anglo-saxon, il y a tout de suite eu la connexion avec une réflexion académique sur la surveillance. Cela a abouti à un champ de réflexions sur le sujet. Depuis lors, tout ça n’a cessé de s’amplifier, ces deux champs n’ont cessé de se mélanger, de s’intriquer, pour constituer ce que qui, bien plus tard, en 2018, a été nommé la « culture de la surveillance » par David Lyon, l’un des fondateurs des surveillance studies dans un ouvrage intitulé The Culture of Surveillance (2018).

Quelles sont les premières approches de la surveillance ?

Si l’on veut savoir quand on commence à réfléchir à la surveillance, il faut remonter à la fin du 18e siècle

La notion de surveillance, en tant que telle, intéresse des chercheurs en Angleterre et aux États-Unis au début des années 1970. Ainsi de James Rule, sociologue américain, auteur en 1973 du livre Private Lives and Public Surveillance. Dans les premières approches, la question porte surtout sur la place grandissante des caméras de surveillance dans les espaces publics, d’une part, et sur les enjeux de l’informatisation émergente au sein de l’administration et de l’économie marchande de l’autre.

La réflexion naît vraiment de ce double champ, qui produit parfois des effets de convergence dans l’hypothèse d’une société de la surveillance en train de s’installer. Il n’est pas rare alors que ce constat s’appuie sur la lecture ou la relecture des textes littéraires classiques dans ce domaine, à commencer par 1984 d’Orwell. En 1975, la publication de Surveiller et punir. Naissance de la prison de Michel Foucault est LE grand événement, elle lance le champ de réflexion en France et au niveau mondial sur la surveillance.

Mais si l’on veut savoir quand on commence à réfléchir à la surveillance sans parler de surveillance, il faut remonter à la fin du 18e siècle. De nombreux textes portent sur la question de l’organisation de la société et de sa rationalisation, de sa mise en transparence, de la gestion de la population. Ces réflexions sont présentes dans La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau, une œuvre que Jean Starobinski a pris pour sujet d’analyse dans La Transparence et l’obstacle en 1971. Cela va aboutir très vite à des questions de bureaucratisation de la société, avec des enjeux de fichage, d’identification des individus.

À la fin du 18e siècle, la question de l’information est aussi posée, ce qui engendre ensuite des réflexions sur l’espace public et l’espace médiatique, et plus tard sur ce qu’est l’opinion. En 1787, Jérémy Bentham, un philosophe et réformateur anglais publie un texte majeur, qui sera perçu ensuite comme l’un des premiers textes sur la surveillance. En 1791, lors de l’adoption du Code pénal en France, l’Assemblée nationale fait imprimer Panoptique. Mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisons d’inspection et nommément des maisons de force.

Voulant améliorer l’hygiène des geôles d’Ancien Régime, Bentham propose la réforme complète des prisons à partir de leur architecture. Il imagine une maison de pénitence circulaire qui déploie sur sa circonférence des cellules ouvertes vers l’intérieur du bâtiment. Au centre, la tour d’inspection, invisible des détenus, permet aux surveillants de tout voir. Ce procédé se nomme « panoptique ». Selon Bentham, le principe du panoptique peut s’ajuster à toute institution du contrôle social, comme les manufactures, les hôpitaux ou les écoles. Bentham donne donc un modèle à la prison, basé sur la transparence.

Au 18e et au 19e siècle, la place de la surveillance dans le travail est aussi posée, théoriquement et empiriquement, par exemple dans le taylorisme. Mais la première réflexion sur la surveillance, ce que j’appelle la réflexivité de la surveillance, elle apparaît dans la fiction. On connaît bien 1984 de George Orwell, écrit en 1947, qui lui-même reprend un ouvrage publié en 1920, Nous de l’écrivain russe Zamiatine, qui pose déjà la question centrale de la surveillance dans nos sociétés.

 

Prison de Kilmainham, Irlande. 26 May 2006. Cour intérieure victorienne. Type d'architecture carcérale panoptique.© Remi Jouan

Comment se fait ce passage entre une vision où la rationalisation de la société est envisagée comme un progrès, à une vision qui y voit un risque majeur, ce que fait la dystopie ?

On s’est aperçu que la rationalisation de la société peut être une source d’aliénation

Cela renvoie à la question de savoir ce qu’est le discours utopique. Un certain nombre de penseurs considèrent que dans l’écriture même de toute utopie est inscrite la possibilité de son renversement en dystopie. La Canadienne Margaret Atwood, qui a conçu son roman La Servante écarlate comme un hommage à 1984, a qualifié d’« ustopie » (mi-utopie, mi-dystopie) l’univers qu’elle y a créé.

Au 19e siècle, on a assisté à un renversement : on s’est aperçu que la rationalisation de la société peut être une source d’aliénation, de réduction de la vie privée, de réduction de l’humain à des calculs ou à des outils mathématiques. On ne parle pas encore d’informatique, on parle des mathématiques et de l’actuarialité, c’est-à-dire la gestion par les statistiques, par des outils qui calculent les individus. L’efficacité se renverse en des outils d’aliénation possible.

Ce renversement renvoie à des enjeux anciens, presque anthropologiques, liés à ce qu’est la technique. À un moment donné, le remède peut se transformer en mal. Le philosophe Bernard Stiegler emprunte la notion de « pharmakon » à Jacques Derrida, lui-même l’empruntant à Platon. En grec, le pharmakon désigne à la fois le remède et le poison. Pour Stiegler, toute technologie est pharmakon, elle est à la fois poison et remède. Internet par exemple est un pharmakon.

On pourrait penser à Prométhée, au Golem, à Frankenstein : ce qui est là pour nous sauver, nous protéger ou apporter une sorte d’efficacité se renverse en un outil d’aliénation. Nous retrouvons cela aujourd’hui avec l’IA. Ces questions ont été au cœur de questionnements avec l’avènement de la cybernétique à la fin des années 1940. Jusqu’à quel point contrôle-t-on la machine ? Jusqu’à quel point la machine nous échappe-t-elle ? Ce type de débats resurgit à chaque fois qu’arrive une grande innovation technologique.

Quelle a été l’influence de Michel Foucault sur la pensée de la surveillance ? Et comment son héritage intellectuel a-t-il été ensuite retravaillé ?

Qui dit métropole dit nécessité de créer des technologies pour gérer la population

Tout au long de la modernité, on trouve la volonté de gérer et de rendre productifs le corps des individus, les individus en tant que population, en tant que nombre, ce que Foucault appelle le « cumul des corps », « l’accumulation des corps ». Cette volonté définit un moment, celui de la modernité au sens philosophique et politique, c’est-à-dire le 19e siècle avec la montée en puissance des métropoles. Qui dit métropole dit la nécessité de créer des technologies pour gérer la population, ce qui convoque à la fois la pensée de l’ingénieur et la pensée gestionnaire. Il faut gérer la population avec de nouveaux outils, ce que Foucault appelle des « dispositifs ».

Sa pensée fait rupture dans la mesure où elle envisage les questions de pouvoir toujours en lien avec celles du savoir et de population. En parlant de « biopouvoir », Foucault articule ces trois notions (pouvoir, savoir et population) en mettant au centre de sa réflexion l’effet que les dispositifs produisent sur les individus en tant que corps à la fois dociles et productifs. Ce qui est incroyable avec Michel Foucault, c’est que sa puissance théorique — puisqu’il pense tous les phénomènes de gestion et de contrôle de la population autour de ce qu’il va appeler la biopolitique et la gouvernementalité — est reliée à un travail permanent sur les textes, sur les archives.

Ce qui fait de la publication de Surveiller et punir un événement, c’est à la fois une théorie des disciplines de la surveillance, et la redécouverte d’un texte presque totalement oublié, les lettres panoptiques de Bentham, que Foucault systématise dans une théorie, le « panoptisme ». Il pose les bases d’un champ de recherche et il pose la manière de penser les choses. Depuis 1975, on ne cesse de se dire qu’il faut sortir du panoptisme et de Foucault, mais c’est très difficile.

La puissance de ce qu’il a apporté dans ce double mouvement, c’est-à-dire une théorie générale du pouvoir et de la discipline dans laquelle s’inscrit la surveillance, et la redécouverte d’un texte fondamental qui ne cesse de hanter les esprits, fait qu’il a posé de manière si forte les bases de ce champ de recherche, que d’un point de vue théorique, nous n’avons pas vraiment avancé depuis. Il y a eu des mises à jour, dont celle de Gilles Deleuze.

À chaque fois, c’est comme si des chercheurs ajoutaient des post-scriptum à Surveiller et punir, des mises à jour. Tous les ans ou presque, on voit émerger un nouveau concept qui reprend le mot panoptisme et essaie de l’adapter pour répondre à la question : à quelle nouvelle forme de panoptisme avons-nous affaire ?

Comment la réflexion se développe malgré tout après Foucault ? Et dans quelles conditions se constitue ce champ de recherche appelé surveillance studies ?

Le contrôle porte sur des éléments informationnels et informatiques qui déterminent l’identité des sujets

Il y a des choses que Foucault n’avait pas vues, heureusement en un sens, ce qui permet à la réflexion d’évoluer. Il avait vu que des sauts et des seuils technologiques suscitent l’évolution de modèles. Le panoptique en est un dans la gestion des populations. L’arrivée de nouveaux sauts permet à la réflexion d’évoluer. Dans un petit texte qui fait date, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle » (1990), Gilles Deleuze va prendre en compte la cybernétique et l’informatique et introduire la notion de contrôle comme un dépassement, non pas de la surveillance, mais de la discipline.

Pour le dire de manière simple, Deleuze prend acte de l’importance des enjeux d’information et de codage des comportements et des identités des « individus » qui sont décomposés selon lui en ensembles de données (statistiques, informatiques, codiques) qu’il appelle les « dividus ». Alors que la discipline portait de manière « physique » sur les corps en présence, le contrôle porte sur des éléments informationnels et informatiques qui déterminent par décomposition et recomposition l’identité des sujets. En cela, le texte de Deleuze garde une portée très suggestive dans l’évolution vers la « dataveillance ». Chez lui, la surveillance va devenir quasiment synonyme de contrôle, alors que le contrôle, dans les écrits de Foucault, renvoie à un fonctionnement architectural et mécanique.

Deleuze porte aussi son attention sur le marketing, la consommation, la publicité, le branding, le design, les médias, le spectacle, des sujets qui n’intéressaient pas Foucault. Cela a permis au champ de se développer en prenant en compte à la fois des domaines de gouvernementalité que Foucault n’avait pas regardés lui-même, et à la fois des nouveaux seuils technologiques. La question des médias est devenue particulièrement importante. Les media studies ont scruté des champs que Foucault n’avait pas voulu ou n’avait pas pu voir.

Les surveillances studies naissent à la fin des années 1990 autour d’un réseau de chercheurs et d’une revue, Surveillance & Society, qui structure ce champ. La ligne des surveillances studies consiste dès le départ à vouloir dépasser Foucault et à regarder ce qui fait rupture sur le plan technologique, et analyser la montée en puissance des sociétés numériques. Chaque numéro essaie de voir où l’on en est en fonction de telle évolution, médiatique ou technologique, ou technique. On regarde les datas, les plateformes, le numérique, maintenant l’IA.

 

Pouvez-vous situer les surveillance studies, géographiquement, mais aussi sur le plan des disciplines et des théories mobilisées ?

Nous avons affaire à « une nouvelle surveillance »

C’est une approche interdisciplinaire où dominent les sciences politiques et la sociologie, et un peu moins le droit. Le mouvement commence au Royaume-Uni, il gagne le Canada plutôt anglophone, puis les universités américaines, puis l’Australie et d’autres pays. Il n’arrive que depuis peu en Europe et en France. Les chercheurs se placent dans une approche critique, ou technocritique. Les surveillance studies, c’est un projet à la fois académique et critique, proche des associations, des mouvements sociaux, des journalistes qui s’alarment de la place que prennent les caméras dans la ville par exemple, mais aussi des bases de données informatiques ou databases. C’est pour cette raison que les surveillances studies vont dire que nous avons affaire à « une nouvelle surveillance ». Selon ce courant, la quantité ou le degré de surveillance qui augmente par les outils numériques provoque un changement de nature de la surveillance. On parle dès les années 1990 de dataveillance, comme nouvelle surveillance.

Les outils donnent aux États des moyens inégalés de surveillance des individus, mais, contrairement à une crainte présente dans de nombreuses dystopies dans la lignée de 1984, il n’y a pas une autorité unique ou un Big Brother qui surveille, et de nombreuses données circulent sans pour autant renvoyer à la stratégie d’un pouvoir central qui viendrait surveiller des individus pour les assujettir. Ces outils sont utilisés par d’innombrables acteurs pour vendre des produits ou des services, et par les individus eux-mêmes, pour faire communauté et suivre leurs activités réciproques à travers le partage de données. Comment intégrer tout cela dans l’analyse théorique ?

Tout un chacun dispose d’une capacité de surveillance, elle peut s’exercer contre ceux qui nous surveillent

En effet, Foucault pensait la surveillance à l’aune du pouvoir d’État, alors que dans les surveillance studies, on va prendre en compte tous les lieux où s’exerce la surveillance : le monde du travail, le monde de l’école, etc. La question des GAFAM intéresse dès le départ.

Les surveillance studies vont être très attentives aux évolutions des technologies informatiques, en ce qu’elles développent tour à tour des bases de données, des fichiers numériques et des profils algorithmiques. Elles vont être aussi déterminées par les grands scandales autour des pratiques numériques : Snowden ou Cambridge Analytica, par exemple. La question des données est centrale car elle implique à la fois celle de la vie privée et celle du capitalisme surveillanciel, tel que Shoshana Zuboff l’a décrit.

L’idée arrive aussi que tout un chacun dispose d’une capacité de surveillance : la surveillance peut concerner les individus entre eux, et elle peut porter sur soi-même. On assiste donc à une extension des domaines où la surveillance peut être étudiée, avec l’idée, effectivement, qu’il n’y a pas ou plus un seul centre de la surveillance, mais une multitude de centres de surveillance. Et si tout un chacun dispose d’une capacité de surveillance, elle peut s’exercer contre ceux qui nous surveillent. C’est ce qu’on appelle la sousveillance. Cette idée de renversement de la surveillance contre ceux qui nous surveillent n’était pas chez Foucault.

 

Analyse des données publiques de surveillance diffusées par Flock© https://flock.ajith.fyi/

Pouvez-vous préciser cette notion de sousveillance ?

Chaque fois qu’une manifestation a lieu dans la rue, on assiste à un conflit entre surveillance et contre-surveillance

Avec la sousveillance, on retrouve le double visage des outils, ce que suggérait le pharmakon. Des outils servent à nous surveiller et en même temps, ils donnent une capacité à la population elle-même de surveiller, dans une optique d’empowerment, l’action policière, les entreprises, les personnalités publiques, etc. Tous ceux qui disposent d’une capacité de surveillance verticale se trouvent en quelque sorte surveillés à leur tour, dans une logique de watching (cop watching, etc.). Grâce aux caméras mobiles des smartphones, cette surveillance peut s’appliquer au pouvoir comme elle peut s’appliquer aux autres, ce qu’on nomme la surveillance latérale ou la surveillance de pair à pair.

La sousveillance est là pour éviter que la surveillance soit seulement unilatérale ou top-down. Foucault disait que le pouvoir est une économie de la visibilité. Avec l’idée de sousveillance, cette économie de la visibilité est partagée. Dans le prolongement de la sousveillance, on rendra visibles des problèmes ou des situations qui ne l’étaient pas. L’exemple parlant, c’est L214, une association qui veut documenter, c’est-à-dire rendre visible les conditions réelles d’abattage des animaux. Elle produit de la visibilité sur des situations, en surveillant des lieux d’abattage.

Grâce aux images ou à un enregistrement qu’on peut faire circuler dans l’espace public-médiatique, le problème existe. Chaque fois qu’une manifestation a lieu dans la rue, on assiste à un conflit entre surveillance et contre-surveillance, pour savoir qui va détenir les images des manifestants, des badauds, des activistes, de la police. La sousveillance revendique le partage de la visibilité et de la surveillance.

Comment les surveillance studies appréhendent-elles toutes ces données que l’on s’échange quotidiennement pour partager des moments de vie et rester en lien ?

On sait très bien que nous sommes surveillés par les entreprises, les plateformes, les réseaux sociaux, et on continue malgré tout à produire et à diffuser de la donnée

Dans le livre, je distingue les surveillances studies d’autres textes qui éclairent la surveillance, sans être pour autant adossés à ce champ de recherche. Parmi ces travaux, certains portent sur la « société d’exposition ». Ils montrent que la mise en visibilité ne ressort pas seulement d’enjeux de pouvoir entre des structures, des entreprises, l’État et les individus, elle renvoie aussi à des enjeux de soi à soi, ou de soi à sa communauté. Cela permet d’avancer des hypothèses sur une question importante.

On sait très bien que nous sommes surveillés par les entreprises, les plateformes, les réseaux sociaux, et on continue malgré tout à produire et à diffuser de la donnée. Comment comprendre ce paradoxe, qualifié parfois de « paradoxe de la vie privée » ? Parmi les explications possibles, je vois là un désir social très fort de s’exposer. Récemment, on s’est aperçu que des personnes connectées à Strava ou à d’autres application sportives en avaient payé d’autres pour courir à leur place, afin d’augmenter leur capital social en termes de visibilité.

Dans de telles situations, ce n’est évidemment pas l’État qui nous dit « courez plus ». Il se passe autre chose. Et effectivement, les réseaux sociaux et les plateformes ont réussi à construire une économie de la visibilité sociale qui rentre très bien en lien avec ce que Shoshana Zuboff a appelé le capitalisme de surveillance, c’est-à-dire au modèle économique des GAFAM qui consiste à capturer les données, donc à surveiller les comportements des individus. Ce que Zuboff étudie peu néanmoins, c’est cette autre économie qui repose sur la valorisation de sa propre visibilité, de son propre désir d’être vu, sur la mise en scène de soi, et fabrique un désir de visibilité, qu’on pourrait appeler un désir de surveillance. C’est un sujet que j’aimerais travailler.

 

Qu’est-ce qui alimente ce désir d’exposition ou de surveillance ?

La « surveillabilité numérique » renvoie à l’anticipation que nous laissons des traces et qu’à un moment donné, nous pouvons faire l’objet d’une surveillance

Il est difficile de répondre à cette question. Ce qui est sûr, c’est que ce désir de visibilité voire de surveillance est complètement en phase avec ce qui est valorisé par les outils, c’est-à-dire le partage, la participation, la contribution, l’exposition, en lien avec des injonctions et des valorisations sociales. Tout ça est un peu mêlé. Le modèle d’une plateforme comme LinkedIn, il repose sur la fabrique autour de soi d’une économie de la visibilité qui vous permet d’être employable et désirable. La partie la plus croustillante de LinkedIn, c’est quand même la fonction « qui a consulté votre profil ? », ou, si je traduis, « qui vous a surveillé ? ».

On parle beaucoup de transparence, mais la transparence est aussi devenue une injonction à partager, et à anticiper le fait que nous allons être surveillé. Quand j’anticipe que je vais faire l’objet d’une surveillance, je fais en sorte que ma visibilité soit irréprochable et positive. C’est devenu le cœur de l’activité des agences de communication : autrefois, elles faisaient des relations publiques, maintenant elles surveillent la réputation de personnalités, d’entreprises, voire d’individus.

J’ai proposé à la fin de l’ouvrage un terme auquel je crois beaucoup, celui de « surveillabilité numérique ». La surveillabilité renvoie à l’anticipation que nous laissons des traces, des preuves, et qu’à un moment donné, nous pouvons faire l’objet d’une surveillance. Une telle anticipation produit des effets de normalisation des comportements extrêmement importants, même s’ils sont discrets. On anticipe ce qu’il faut bien faire, ce qui ne sera pas soumis à réprobation.

La question vient un peu tard, mais quelles sont les définitions de surveiller et de contrôler ?

La surveillance n’est qu’un outil pour le contrôle. Elle est mise en place par le pouvoir pour contrôler

Ce n’est pas facile, il reste à faire un travail colossal de clarification des notions. Cinq notions sont souvent mêlées : contrôle, surveillance, espionnage, sécurité et captation des données. Dans les appellations par les pouvoirs publics, on sent bien que les termes se cherchent. On entend vidéoprotection, ou vidéosurveillance, ou vidéovigilance. Quand on parle avec les politistes, c’est néanmoins assez clair, la surveillance n’est qu’un outil pour le contrôle. Elle est mise en place par le pouvoir pour contrôler. Le contrôle social surplombe la surveillance, il est un outil à la fois macro et micro de contrôle des individus et de la population.

Le pari des surveillance studies qui est aussi le mien, consiste, sans contredire cette dimension-là, en prenant acte de l’extension de la surveillance — ce que disent les notions d’économie de la visibilité, de capitalisme de la surveillance, de société de l’exposition, de sousveillance, à postuler que cet enjeu a pris son autonomie, en raison de la place prise par les écrans dans nos sociétés. Notre vision du monde est médiatisée par des outils que nous surveillons en permanence. Ce qui se développe, c’est le partage de la visibilité dans les espaces numériques.

Les enjeux de surveillance d’État, d’espionnage, d’infiltration, d’infectation des outils restent des questions classiques, elles sont même renouvelées par l’évolution des outils : surveiller un opposant, des terroristes, des trafiquants de drogue, infiltrer un appareil téléphonique, cela reste des opérations de surveillance réalisées dans des optiques de sécurité. Mais il y a quelque chose qui évolue par nos pratiques et nos représentations. C’est pour ça que j’aime bien la notion de culture de surveillance.

 

Comment la question du corps est-elle prise en compte dans les théories de la surveillance ?

Nous autorisons finalement notre propre corps à être dans des logiques de surveillance, parce qu’on trouve ça plus pratique, ou plus sûr. C’est l’un des vecteurs de l’acceptation de la surveillance

Il faut revenir à Foucault. Ce qui l’intéresse, c’est le corps physique, en tant qu’organisme. Mais il ne s’est guère intéressé à la biométrie, qui forme alors un des axes de développement des surveillance studies. Je m’étonne presque tous les jours d’être en train d’ouvrir mon téléphone avec mon empreinte digitale, puisque j’ai accepté cet usage biométrique.

La culture de la surveillance fait que nous autorisons finalement notre propre corps à être dans des logiques de surveillance, parce qu’on trouve ça plus pratique, ou plus sûr. C’est l’un des vecteurs de l’acceptation de la surveillance. D’une certaine manière, quand j’ouvre mon téléphone, je suis dans un désir de surveillance, ou en tout cas dans une très forte acceptation de la surveillance. Bientôt on ouvrira nos téléphones par la reconnaissance faciale. En Chine, dans les métropoles, un paiement sur deux dans les supermarchés se fait avec le visage.

Les surveillances studies sont nées avec les datas, et elles ont cru que le corps avait un peu disparu, le corps en tant qu’unité biologique, physique, phénoménologique, présent dans des espaces. Le corps, on a eu tendance à l’oublier au profit de ce que les chercheurs américains Ericsson et Haggerty ont appelé les data doubles, c’est-à-dire notre corps en tant que double de données, le corps numérisé, médiatisé, le corps tracé, géolocalisé dans ses déplacements par un GPS. Mais on s’est rendu compte, et je pense que c’est la vertu de la pandémie de Covid-19 de nous l’avoir rappelé, que notre corps existait encore de manière très spectaculaire dès lors qu’il s’agissait de confiner, de régler les temps de sortie des individus, de les vacciner.

Nous avons assisté à un retour du corps. Et ce corps n’est pas le même corps que celui de la biométrie ou du corps tracé dans ses navigations. Parfois, on voit des recoupements de ces deux corps, des agencements. Ce qui est passionnant, c’est de savoir quel est le corps qui fait l’objet d’une surveillance.

Pouvez-vous dire quelques mots des quatre « corps de surveillance » que vous distinguez dans votre ouvrage, le fichage, la traque, le traçage, le profilage ?

Quand on parle de surveillance ou de corps surveillé, on renvoie à quatre modalités principales

On avait cru que les modèles explicatifs de la surveillance se remplacent les uns les autres. En réalité, ils se combinent. C’est ce que montre Olivier Razac dans Une société de contrôle ? (2023), et c’est un peu ce que j’essayais de dire dans mon livre. Quand on parle de surveillance ou de corps surveillé, on renvoie à quatre modalités principales.

La première est le corps componentiel, c’est-à-dire le corps qui est décomposé en éléments, ce que font la biométrie, la reconnaissance par l’empreinte digitale, le visage, l’iris. Certaines universités ont mis en place des systèmes de selfies pour être sûr que, face à l’ordinateur, se trouve bien le corps de l’étudiant en train de passer l’examen. On est alors au niveau le plus biologique qui soit, d’une certaine manière, avec un corps qui est décomposé pour mieux être identifié.

La deuxième est ce que j’appelle le corps localisé : c’est ce même corps dont on retrace les déplacements avec des systèmes GPS ; ce sont les corps des agents de sécurité de Macron ou de Trump qui, ayant laissé leurs données sur des applications sportives, avaient permis de localiser le président.

La troisième est le corps tracé : c’est le double de données, il revient à suivre les navigations d’un individu à travers son double numérique. Cela renvoie au capitalisme de surveillance : voir quel site vous fréquentez, ce qui vous intéresse, pour vous envoyer des publicités. Il y a enfin le corps calculé. C’est votre double algorithmique qu’on va pouvoir calculer, profiler, et dont on établira une sorte de portrait-robot, dans l’anticipation même de ce que vous pourriez faire. Ce corps forme un double de vous. Avec l’IA, cela pourra donner lieu à quelque chose très proche du fake ou de l’avatar.

 

Quand il est question de fake news, est-il encore question de surveillance ?

Je pense qu’on quitte la surveillance, on est davantage dans les sujets de visibilité, d’exposition et de contre-surveillance. Là où il sera encore question de surveillance, ce sera quand on vérifie l’information, quand on la passe au filtre, quand on anticipe ce qui va être checké. La fake news peut s’arrêter quand il y a la certitude d’une censure ou d’une vérification.

Dans les surveillance studies, réfléchit-on aux risques et dérives liés à la surveillance ?

Oui, c’est un de leurs fondements implicites. Les épouvantails sont ceux d’une société totalitaire, d’une société autoritaire, d’une société où la vie privée aurait disparu. Dans le droit, un champ s’appelle d’ailleurs les privacy studies.

Dans le contexte actuel, la crainte d’un totalitarisme à la Big Brother reste-t-elle justifiée ?

La société de transparence, c’est à la fois ce qui est réclamé et perçu comme étant de l’ordre de la solution et en même temps c’est le repoussoir absolu d’une surveillance généralisée

Dans le champ des surveillance studies il y a dix ans, on disait que ce n’est pas Orwell qui a eu raison, c’est Huxley : on est davantage dans Le meilleur des mondes que dans 1984. Effectivement c’est moins Big Brother qui fait peur que d’autres modèles dystopiques comme Black Mirror. En 2013, quand est arrivée la notion de gouvernementalité par les algorithmes, le texte le plus relu a été Le discours de la servitude volontaire de La Boétie.

Ceci pour dire qu’à mesure que la pensée de la surveillance change, on regarde les menaces liées à la surveillance avec d’autres références. La société de transparence, c’est à la fois ce qui est réclamé et perçu comme étant de l’ordre de la solution pour nos sociétés démocratiques, et en même temps c’est le repoussoir absolu d’une surveillance généralisée, où il n’y aurait plus de vie privée, où l’on serait des hommes de verre.

 

Quelles sont les grandes questions qui animent actuellement les surveillance studies ?

Depuis dix ans, la notion de propagande est redevenue une question centrale, avec de nouveaux visages

Une question qui me semble très importante, et elle l’est pour la CNIL, c’est la surveillance dans les relations de travail. Après le Covid-19, en lien avec le développement du télétravail, s’est mise en place une très forte surveillance du travail réalisé à distance. Des logiciels permettent de mesurer l’efficacité du travail, le temps de présence sur des tâches, ce qui permet de rationaliser un peu plus la surveillance taylorienne des tâches.

Mais vu de mon domaine, les sciences de l’information, de la communication et des médias, je vois beaucoup le retour d’anciennes questions, ceci avec de nouveaux enjeux, de nouveaux périmètres, de nouvelles modalités. Quand j’ai commencé à enseigner, la notion de propagande avait disparu. Depuis dix ans, elle est redevenue une question centrale, avec de nouveaux visages, puisque l’on parle de post-vérité, de viralité, de bulles de filtre, d’effets de communauté, de performance de visibilité.

D’un côté, on anticipe les traces que l’on va laisser, la visibilité que l’on va produire, et en même temps, de plus en plus, l’action — politique, militante, terroriste, etc., est inféodée à sa performance de visibilité. Il faut témoigner par exemple sur les réseaux sociaux de ce qu’on a fait, rendre visible. Les grammaires d’action sont de plus en plus reliées à des enjeux de visibilité ou de contre-visibilité, consistant soit à rendre visible, soit à invisibiliser.