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Vincent Dubois, sociologue : « Les enquêtes révèlent une adhésion à l’idée que la fraude est trop présente »

Interview de Vincent Dubois

Professeur à l’Université de Strasbourg et membre du laboratoire SAGE

Vincent Dubois est professeur à l’Université de Strasbourg (IEP), membre du laboratoire Sociétés, Acteur, gouvernement en Europe (SAGE).

Il travaille sur les politiques de contrôle des bénéficiaires d’aides sociales et sur le rapport des classes populaires aux institutions.

Auteur de Contrôler les assistés. Genèses et usages d’un mot d’ordre (2021), il met en évidence le renforcement du contrôle et de la sanction des assistés sociaux depuis les années 1990, et la mise en place, à partir d’un faisceau de facteurs, d’une politique organisée du contrôle.

Ce développement du contrôle participe aux transformations de l’État social et au-delà, concerne d’autres politiques publiques.

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Date : 12/03/2025

En 2021 vous avez publié Contrôler les assistés. Genèse et usage d’un mot d’ordre. Quelle est la trajectoire de ce sujet du contrôle dans vos recherches ?

J’ai été frappé par les évolutions considérables où, du point de vue des administrations, tout un arsenal s’est constitué autour du contrôle et de la lutte contre la fraude

Je me suis intéressé aux questions du contrôle en 1995, au moment où je menais l’enquête sur les relations de guichet. Elle a donné lieu à un livre, La vie au guichet. J’avais, à l’époque, été frappé par ce qui pouvait transparaître d’une forme de suspicion des agents d’accueil des caisses d’allocation familiale qui, de façon assez régulière, avaient tendance à mettre en doute la validité de la parole des usagers.

Alors qu’ils n’étaient pas des contrôleurs assermentés, ils pouvaient transformer la relation de guichet en quasi-interrogatoire, pour vérifier, démêler le vrai du faux. J’avais rencontré aussi quelques contrôleurs chargés de réaliser des enquêtes au domicile des allocataires. Un télescopage imprévu est alors intervenu. En août 1995, Alain Juppé, Premier ministre de Jacques Chirac nouvellement élu, met sur l’agenda gouvernemental, pour la première fois, la question des « pratiques abusives », on ne parle pas encore de « fraudes sociales ». Jacques Chirac qui avait fait campagne sur la réduction des impôts doit expliquer qu’elle n’aura pas lieu. Pour rassurer les contribuables, il met en scène la rigueur avec laquelle son gouvernement entend gérer les deniers publics, qu’ils soient d’origine fiscale ou de cotisation sociale.

Cette première coïncidence entre les pratiques de terrain et au sommet de l’État m’a laissé penser que je pourrais contribuer, par mon enquête, à ce que Pierre Bourdieu mentionne comme un programme de recherche, au détour d’une phrase dans La misère du monde (1993) : restituer l’ensemble des chaînes causales qui relient les sommets de l’État aux fractions les plus précarisées de l’espace social. Mes premières enquêtes ont porté sur ce sujet du contrôle, au début des années 2000, au moment où la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) commençait à formaliser une politique de contrôle, ce qui était relativement nouveau.

Quand je suis revenu sur ce terrain, dans la seconde moitié des années 2010, j’ai été frappé par les évolutions considérables survenues entre la période où la politique de contrôle était embryonnaire, et la période actuelle où le sujet de la fraude sociale est devenu extrêmement important, médiatiquement et politiquement, et où, du point de vue des administrations, tout un arsenal s’est constitué autour du contrôle et de la lutte contre la fraude.

C’est là un piège qui s’enclenche ?

Dans les politiques d’aide sociale, tout un ensemble de tendances s’accorde avec une logique de contrôle

Exactement. À ce moment-là s’est forgée une forme d’alliance objective, tout à fait imprévisible, entre des acteurs qui criaient haro sur l’assistanat et voulaient en découdre avec les promoteurs de l’aide sociale, et des hauts fonctionnaires, des dirigeants de caisses, qui, à l’inverse, voulaient défendre ces mêmes prestations.

Le tournant comportemental des politiques publiques, qui vise à aider les personnes, réduire les inégalités, réduire la pauvreté, mais aussi redresser les comportements, se surajoute à ces tendances. Redresser les comportements, contrôler avec une dimension parfois morale, ce n’est pas une nouveauté absolue, puisque la dimension morale du contrôle social est une constante des politiques sociales. Elle retrouve néanmoins une actualité à ce moment-là. Cette approche comportementale du contrôle est distincte de la vérification du bien-fondé du versement de prestations sociales. Au total, dans les politiques d’aide sociale, tout un ensemble de tendances s’accorde avec une logique de contrôle.

 

Caisse d’allocations familiales du 18e arrondissement de Paris (47, rue de la Chapelle)© Cheep

Ces analyses proviennent de vos observations de terrain, mais dans quelle mesure s’inscrivent-elles dans de grands cadres analytiques qui informent les mutations de l’action publique ?

On assiste à la mise en phase de toute une série de champs ou d’espaces sociaux, qui, sont engagés dans la production des politiques de contrôle

Quand j’ai commencé à travailler sur ces questions, j’ai regardé du côté des grands systèmes d’explication. Le courant des Surveillances Studies insistait sur la diffusion de logiques de surveillance dans toutes les sphères de la société, suggérant que le développement des techniques de surveillance en matière sociale ne serait qu’une des applications sectorielles d’un mouvement plus général.

Un autre cadre analytique, néomarxiste, apportait une autre interprétation : le durcissement de l’attitude à l’égard des bénéficiaires d’aide sociale serait une stratégie pour exercer une pression à la baisse sur les salaires et forcer les fractions inférieures des classes populaires à accepter un travail précaire et sous-payé. Ces cadres d’analyse ont des fondements solides. Ainsi, l’histoire et la sociologie des politiques sociales attestent d’un lien consubstantiel entre l’évolution des politiques sociales et l’évolution du marché du travail. Pour autant, cette dernière analyse s’applique davantage à la question du chômage qu’à celle de l’aide sociale.

Sans négliger ces deux explications, je ne voulais pas faire l’économie de ce qui est spécifique au renouvellement des formes de surveillance et de sanction dans le champ social. Mon idée était de reconstituer l’ensemble des évolutions qui ont marqué des espaces sociaux différents qui, à un moment donné, ont convergé vers la promotion d’une forme de contrôle renforcé. J’ai alors utilisé le modèle de la sociologie des champs de Pierre Bourdieu pour formuler l’hypothèse centrale de ce que j’appelle la « concordance des champs » : on assiste à la mise en phase de toute une série de champs ou d’espaces sociaux, qui, à des titres divers, sont engagés dans la production des politiques de contrôle, ceci au tournant des années 1990.

Pouvez-vous décrire ce qui se passe et comment une convergence se dessine dans le sens du renforcement du contrôle des allocataires des politiques sociales ?

Le traitement médiatique de la fraude a pour effet de mettre sous surveillance journalistique les institutions de la protection sociale

Dans le champ politique, la question de la fraude est thématisée dans une logique comparable à celle qui avait prévalu dans les années antérieures en matière d’immigration et de sécurité. Les thématiques portées par la droite se diffusent à l’ensemble du champ politique. Une des conséquences en est la délégitimation des prises de position qui relativisent l’importance de ces évolutions. En gros, si vous aspirez à des positions gouvernementales ou à des positions de direction politique, mieux vaut ne pas relativiser les problèmes d’insécurité ou d’immigration, sinon vous serez taxés de laxistes !

Des évolutions analogues s’observent dans le champ journalistique, où la question de la fraude, agitée au départ plutôt par des éditeurs droitiers tel Le Point ou Valeurs Actuelles, devient une thématique courante. Le traitement médiatique de la fraude a pour effet de mettre sous surveillance journalistique les institutions de la protection sociale, qui se sentent obligées de rendre des comptes sur l’efficacité de leur stratégie pour lutter contre un problème, la fraude, qui a été préalablement, politiquement et médiatiquement construit.

Un troisième espace, le champ bureaucratique connaît lui aussi des évolutions dans ses rapports internes. Les corps financiers (telles la direction de la Sécurité sociale au ministère des Affaires sociales ou la Cour des comptes), enclins à faire prévaloir une vision strictement financière et économique de la gestion de la Sécurité sociale et de la protection sociale, montent en puissance et jouent un rôle important dans les transformations internes de la gestion des caisses de sociétés. En imposant, par exemple, des indicateurs de gestion, et parmi eux, des indicateurs de l’efficacité de la lutte contre la fraude. L’ensemble finit par faire un système.

L’hypothèse centrale du livre, c’est que l’essor des politiques de contrôle et leur légitimité sont le produit de l’interaction entre ces évolutions, qui se renforcent mutuellement.

 

Est-ce une tendance spécifique à la France ?

Des dynamiques comparables à la France ont pu être observées aux États-Unis dès le milieu des années 1970, où le camp conservateur, associé aux grands médias a thématisé par exemple la figure fantasmatique de la Welfare Queen, femme afro-américaine, élevant seule ses enfants de pères multiples, qui vivrait confortablement aux crochets de la société, en trichant sur les critères d’octroi des prestations sociales. Une figure que l’on retrouve ensuite dans bien des pays.

Sur un autre plan, administratif cette fois, la question du contrôle qualité dans les administrations américaines émerge et contribue à renforcer le contrôle des allocataires. Ces tendances concernent ensuite l’Angleterre, et en Europe occidentale, elles s’observent aux Pays-Bas, dans les pays du Nord, en Allemagne, en Suisse, en Italie, et en France, à peu près au même moment, pour des raisons en partie communes qui tiennent aux transformations globales de l’État social, et pour des raisons pour partie spécifiques.

Sans être homogène, parce qu’il faut compter avec les systèmes institutionnels, les modes de financement de la protection sociale (sont-ils plutôt basés sur la cotisation sociale, ou plutôt sur l’impôt ?), le développement des politiques de contrôle concerne l’ensemble des pays européens.

Quand on parle de contrôle dans les politiques sociales, de quoi parle-t-on concrètement ? Et quels ont été les changements les plus significatifs dans les pratiques de contrôle, entre les années 1990 et aujourd’hui ?

Dans le cas des contrôles à domicile, il peut prendre aussi le tour d’un contrôle des comportements

Le contrôle dont il est question s’opère a posteriori, auprès de personnes qui perçoivent déjà des allocations. Il s’ajoute au contrôle a priori, lors de la vérification des conditions d’éligibilité au moment de l’ouverture des droits. Ce contrôle prend essentiellement trois formes : un contrôle automatisé à distance, avec croisements de fichiers, échanges de données, vérifications automatisées, un contrôle dit « sur pièces », par la demande de documents justificatifs, et un contrôle dit « sur place », qui consiste en des enquêtes au domicile des allocataires.

L’objet du contrôle tient à la vérification des informations utilisées pour l’octroi des prestations. Dans le cas des contrôles à domicile, il peut prendre aussi le tour d’un contrôle des comportements : les pratiques administratives des allocataires et, sur cette base, leur mode de vie.

Au cours des dernières années, le contrôle à distance a connu un très important essor, avec des croisements toujours plus nombreux. Au-delà de la technique, il y a une forme de division sociale des types de contrôle, puisque le contrôle à domicile, qui est le plus intrusif, est de fait réservé aux allocataires les plus précaires, autrement dit essentiellement les allocataires du RSA.

 

Voyez-vous un lien entre les manières d’envisager ce sujet du contrôle et de la sanction, et des idéologies politiques, des manières de concevoir l’individu, sa responsabilité ?

Richard Fording, Joe Soss et Sanford Schram montrent dans leur livre, Disciplining the Poor que cette évolution provient de la rencontre entre le néolibéralisme et le néopaternalisme. C’est à la fois une vision de l’individu, fondée sur la responsabilité individuelle, et une forme d’analyse microéconomique faisant de l’homo-economicus un acteur calculant et maximisant son utilité, ce qui correspond à la figure de l’assisté-stratège (il connaît les règles, il tire les ficelles, etc.).

L’orientation néopaternaliste, très marquée aux États-Unis, est reprise dès les années 1980 et amplifiée ensuite par des élites politiques européennes. C’est manifeste dans le cadre britannique, où une vision moralisatrice vise à remettre les individus sur le droit chemin, que ce soit dans leur rapport au travail ou dans leur vie familiale, voire amoureuse, en régulant les populations dans leur rapport à la procréation par exemple.

Ce paradigme de l’État social est une étrange combinaison, il allie ce qui ressemble à des contraires, la froideur du calcul économique d’un côté, et une forme de moralisme qui, sans reproduire celui de l’époque victorienne, s’appuie sur des valeurs traditionnelles. Il serait d’ailleurs intéressant de comparer le poids relatif de ces deux lignes de pensée dans le développement des politiques de contrôle.

Dans l’importance donnée à la fraude par les administrations sociales comme dans l’essor du contrôle, il n’est pas facile finalement d’identifier les facteurs qui pèsent le plus…

Le fraudeur aux prestations sociales a été construit comme une métonymie de l’étranger, du « mauvais immigré » qui viendrait en France pour « profiter du système »

Il est possible d’affirmer néanmoins que la question financière n’est pas l’élément explicatif principal. Cette dimension est présente, elle apporte une vision gestionnaire et économique, mais la vision morale ainsi que la vision punitive et sécuritaire pèsent sans doute davantage.

Dans le cas français, le fraudeur aux prestations sociales a été aussi construit comme une métonymie de l’étranger, du « mauvais immigré » qui viendrait en France pour « profiter du système », ce qui est encore une déclinaison du tournant sécuritaire. D’une certaine manière, ce que la fraude sociale perd en cohérence conceptuelle dans son traitement politique, elle le regagne largement, puisqu’avec cette catégorie attrape-tout, chacun peut y aller de sa propre thématique. Très tôt, le Front National en a fait un thème dans sa rhétorique anti-immigratoire, là où d’autres l’ont davantage mobilisée sur un registre sécuritaire, ou économique.

 

Avez-vous perçu des évolutions dans l’acceptation du contrôle du côté des agents en charge de l’appliquer ?

« on est là pour aider les gens, on n’est pas là pour les fliquer ». Ce genre de propos n’est quasiment plus jamais tenu

Oui, c’est très net, la perspective comparée m’a permis de saisir des évolutions sur une durée de plus 30 ans. Mes interlocuteurs, dans les différents services où j’ai mené l’enquête, disaient au tournant des années 1990-2000, pour le dire en reprenant à peu près leurs termes, « on est là pour aider les gens, on n’est pas là pour les fliquer ». Ce genre de propos n’est quasiment plus jamais tenu.

Je ne dis pas que tout le monde est absolument aligné sur une logique de contrôle, obsédé par la question de la fraude, néanmoins il y a beaucoup moins de réticence à l’égard du contrôle. Et encore moins de réticence à l’égard de l’idée que contrôler c’est important, et que chacun doit y participer.

Est-ce que des changements générationnels l’expliquent ?

Les personnes arrivées depuis les années 2010 sont nées professionnellement dans un univers où ces questions étaient déjà installées et légitimées

Oui. Quand, je réalisais mes enquêtes au début des années 2000, les professionnels en place depuis 20 ou 30 ans avaient connu un autre état du système de protection sociale. Ils voyaient cette évolution d’un mauvais œil parce qu’elle leur semblait remettre en cause la manière dont leurs identités professionnelle et institutionnelle avaient été définies autour d’une mission d’aide.

Les personnes qui sont arrivées depuis les années 2010, elles sont nées professionnellement dans un univers où ces questions étaient déjà très installées et légitimées par leurs hiérarchies. Elles sont alors moins enclines à les questionner.

Des transformations de perceptions sont-elles aussi observables du côté des usagers sur lesquels porte le contrôle, ou sur lesquels il est susceptible de porter ?

Le nombre de signalements envoyés aux administrations par des personnes privées augmente

La réponse est difficile, il faudrait pour le savoir réaliser une enquête systématique. Le contrôle vu par les contrôlés laisse percevoir une diversité de situations et de rapports à la règle des bénéficiaires d’aide sociale, dans un contexte de contrainte stricte exercée par l’administration.

C’est ce que montre bien Hana Bouhired-Lacheraf dans sa thèse sous ma direction qu’elle est en train de terminer. Dans cette diversité, certains allocataires jouent consciemment avec la règle, voire confèrent, dans des cas certes rares, une signification quasi politique à l’acte de frauder : revendiquer de se poser comme un individu libre face au système, en jouant de façon assumée avec des règles à l’application desquelles on estime légitime de pouvoir échapper.

. Ce qui est intéressant, y compris dans ces enquêtes, c’est que les opinions et les attitudes à cet égard sont distribuées socialement de manière inégale, et que par un paradoxe apparent, les plus rigoristes se recrutent plutôt du côté des classes populaires qui sont elles-mêmes les plus proches des personnes dénoncées.

Un prochain travail qui devrait boucler mes études sur cette question portera sur les lettres de dénonciation. J’ai pu observer, c’est l’indice d’un changement ici encore, que le nombre de signalements envoyés aux administrations par des personnes privées augmente, et que traités avec parcimonie voire un peu de défiance au début des années 2000, ces signalements sont aujourd’hui considérés comme des éléments légitimes à prendre en compte pour l’éventuel déclenchement d’un contrôle. Les lettres de dénonciation émanent dans la quasi-totalité des cas de milieux très proches des personnes dénoncées, géographiquement (voisinage), socialement, voire personnellement et familialement.

 

Qu’en déduisez-vous ?

L’intensification des concurrences au sein des classes populaires favorise l’acceptabilité sociale du renforcement du contrôle

Mon hypothèse est que l’acceptation des logiques de contrôle, voire de participation active au contrôle, vient non seulement du fait que la thématique de la fraude est devenue omniprésente, légitimant le passage à l’acte délateur au motif qu’il est mal de frauder, ou que frauder menace le système de protection sociale, mais qu’elle renvoie aussi aux stratégies de distinction qui se déploient au sein même des classes populaires : les dénonciateurs, en dénonçant, font la démonstration qu’ils sont du bon côté de la barrière.

Ils font des efforts, ils essayent de s’en sortir, à tout le moins ils respectent les règles, ce qui les distingue des autres, situés plus bas socialement. Pour se réassurer dans sa propre position sociale, il faut toujours trouver quelqu’un de plus bas que soi ! L’intensification des concurrences au sein des classes populaires favorise donc l’acceptabilité sociale du renforcement du contrôle, jusque chez les populations qui y sont le plus soumises.

Peut-il y avoir un « bon contrôle », ce qui pourrait renvoyer aux fonctions souhaitables du contrôle, ou à des effets bénéfiques sur les usagers d’une politique donnée ?

Ce qui peut être mis en question c’est l’obsession du contrôle, quand il produit des effets discriminatoires, a un coût bureaucratique élevé, détourne l’attention ou les efforts d’autres problèmes bien plus importants

Contrôler les assistés ne défend pas la thèse selon laquelle le contrôle serait un mal en soi. Quelle est l’étymologie du terme contrôle ? Le mot vient du vieux français : le « contre-rôle » est la seconde colonne à partir de laquelle est vérifiée la présence de personnes sur une liste, au départ dans les registres ecclésiastiques. L’étymologie du terme est donc liée au traitement bureaucratisé de l’information. Et que fait une administration ? Elle contrôle, c’est consubstantiel au travail administratif. Contrôler la manière dont l’administration dépense l’argent public, contrôler les conditions d’éligibilité et d’octroi des finances publiques, c’est absolument légitime et nécessaire.

Ce qui peut être mis en question, en revanche,  c’est l’obsession du contrôle, c’est l’essor du contrôle quand il produit des effets discriminatoires, quand il a un coût bureaucratique élevé, quand il détourne l’attention ou les efforts d’autres problèmes bien plus importants. Le livre collectif L’envers de la fraude sociale (2012) montre que la proportion du non-recours aux droits sociaux est incroyablement plus importante que celle de la fraude, alors même que dans les pratiques administratives, le contrôle et la lutte contre la fraude engagent bien plus d’efforts.

 

Quels sont les effets du renforcement du contrôle ?

La structuration, l’intensification et le durcissement de la politique de contrôle l’ont rendu plus « performante ». Les contrôles sont plus nombreux et plus efficaces. Par ailleurs, on enregistre une hausse de la sévérité des sanctions (pénalités, poursuites, condamnations. Mais on assiste aussi à une exposition croissante et socialement différenciée à la surveillance et aux sanctions.

Les dispositifs de contrôle et de sanction, pris dans leur ensemble, pénaliseraient davantage les catégories les moins aisées ?

La tolérance à l’égard des manquements à la règle est incommensurablement plus élevée en matière d’évasion fiscale qu’en matière de prestations sociales

Oui. La différenciation sociale dans le traitement institutionnel de la fraude est manifeste : la tolérance à l’égard des manquements à la règle est incommensurablement plus élevée en matière d’évasion fiscale qu’en matière de prestations sociales, quand bien même, dans les deux cas, on se situe souvent dans les zones grises du droit.

La notion même de fraude est en effet assez compliquée, Alexis Spire le montre dans ses travaux sur l’administration fiscale : l’optimisation fiscale, ce n’est ni l’application stricte de la règle ni la transgression de la règle, c’est un jeu avec la règle. Un ancien directeur d’une caisse d’allocations familiales comparait : il me disait que là où l’optimisation fiscale est acceptée, le jeu avec la règle des allocataires qu’il voyait comme une optimisation sociale, elle ne l’est pas, ou elle ne l’est plus.

L’automatisation du contrôle, par le croisement des données, par exemple, introduit-elle une forme d’égalité dans le contrôle et la sanction ?

La Cnaf utilise les statistiques prédictives. Ce procédé est utilisé pour mieux cibler la lutte contre la fraude, en profilant les individus à risque

Tout dépend du type d’automatisation. Dans le contrôle des aides sociales, je vois au moins deux types de traitements automatisés.

Le premier touche au transfert des données et à leur croisement automatique, un pan qui s’est développé de façon exponentielle ces dernières années. Il contribue à une égalisation de l’exposition au contrôle, parce que les traitements, à très large échelle, concernent l’ensemble des allocataires. Néanmoins, il existe une autre forme d’automatisation utilisée dans les dispositifs de contrôle, qui, elle, produit des effets patents de discrimination. La Cnaf utilise les statistiques prédictives dites de data mining. Au début des années 2010, elles sont devenues une technique privilégiée pour le déclenchement du contrôle des allocataires. Ce procédé est utilisé pour mieux cibler la lutte contre la fraude, en profilant les individus à risque. Un algorithme calcule la probabilité de survenance d’une erreur. Un tel procédé a des effets de discrimination importants, puisqu’il identifie préférentiellement les erreurs du côté des allocataires les plus pauvres et les plus précaires.

Pouvez-vous expliquer comment sont produits ces effets de discrimination ?

Plus les personnes sont précaires, plus l’algorithme va, mécaniquement, détecter des erreurs

Simplement en raison de la structure des prestations, qui sont distribuées de façon différentielle en fonction des catégories de personnes, et aussi du traitement institutionnel de l’octroi de ces prestations. Des prestations impliquent une déclaration annuelle de revenus, c’est le cas par exemple des prestations logement. Les minima sociaux, au premier rang desquels le RSA implique quant à eux une déclaration trimestrielle des revenus. Par ce simple fait, arithmétiquement, il y a quatre fois plus de chances que la machine puisse identifier des discordances dans les déclarations des revenus des bénéficiaires du RSA que dans les déclarations des allocataires de l’APL, indépendamment de la propension des uns et des autres à frauder. Ce mécanisme même a un effet de discrimination.

Un deuxième effet de discrimination est produit par la nature même des situations qui sont critérisées pour l’octroi des prestations. La précarité se définit par des situations complexes et instables, qui rentrent mal dans les cases de l’administration. Plus les changements de situation sont fréquents, plus il y a de risques que ces changements aient tardé à être déclarés, ou à être enregistrés par le système d’information, ou aient été mal enregistrés, ou que des situations ambigües aient pu être mal interprétées, par le déclarant lui-même ou par l’agent qui les a saisies.

Par conséquent, plus les personnes sont précaires, plus l’algorithme va, mécaniquement, détecter des erreurs. La conséquence directe en est un surcontrôle à leur égard.

 

Quand une institution contrôle et sanctionne, le fait-elle en fonction d’une doctrine ? Et peut-on parler d’une doctrine générale du contrôle et de la sanction, dans l’ensemble des politiques sociales ?

Le contrôle des demandeurs d’emploi porte sur la recherche d’emploi. Il s’agit là d’un contrôle comportemental

Le terme doctrine est justifié, ce qui ne veut pas dire que le travail doctrinal se réalise de la même manière d’une institution à l’autre.

À Pôle emploi devenu France Travail, jusqu’à une période très récente, le contrôle des demandeurs d’emploi porte sur la recherche d’emploi. Il s’agit là d’un contrôle comportemental, où la question posée vise non pas à savoir si tel demandeur d’emploi indemnisé est effectivement éligible à l’allocation chômage, mais s’il est activement à la recherche d’un emploi, tel que l’exige le contrat signé. Les dispositifs de contrôle sont peu centrés sur les dossiers des allocataires. La question de la fraude au sens de l’usurpation d’identité, des faux documents, de fausses déclarations, est apparue bien plus tardivement et bien moins fortement qu’à la Cnaf.

Malgré ces différences doctrinales, des logiques d’harmonisation sont à l’œuvre. Elles sont produites par la Délégation nationale à la lutte contre la fraude, une instance interministérielle qui favorise l’échange en matière d’informations et de conception des systèmes de contrôle. L’ensemble des institutions qui doivent contrôler l’usage de l’argent public à destination de publics sont concernées.

À l’échelle locale, les Comités Départementaux Anti-Fraude (CODAF), placés sous l’égide du procureur de la République et du préfet, réunissent de multiples services (gendarmerie et police, douanes, caisses de Sécurité sociale, URSSAF, France Travail, impôts). Ils échangent sur leurs pratiques, réalisent des opérations conjointes, etc. Il n’y a pas là une uniformisation, plutôt qu’une harmonisation sur les manières de réaliser le contrôle.

Au-delà des politiques que vous citez, le contrôle se renforce-t-il dans toutes les politiques publiques ?

Il est difficile de répondre à une telle question. D’un côté, des signes semblent montrer qu’au nom d’une forme de rigueur dans l’allocation des ressources publiques, l’injonction à contrôler de façon plus systématique est présente, je l’observe y compris quand nous chercheurs sommes soumis à des contrôles plus tatillons dès qu’il s’agit d’engager le moindre euro. Cela peut s’interpréter aussi comme une évolution des rapports de force internes dans les administrations dépensières qui basculent en faveur de l’agence comptable, pour résumer.

L’agent comptable, en cas de manquement, peut voir sa responsabilité mise en cause, ce qui produit des rigidités en cascade. Néanmoins, des tendances vont en partie en sens inverse. Dans l’ensemble, sur le temps long et comme je l’ai dit, les effectifs affectés au contrôle dans l’administration fiscale ont décliné, avec — ce que montre Alexis Spires —, l’émergence d’une culture de compromis consistant à penser qu’une bonne négociation vaut mieux qu’un mauvais procès. Si l’impératif politique est le maintien du consentement à l’impôt, il convient d’être compréhensif, dans le dialogue. Il est probable, même si c’est un terrain que je connais moins, que l’Inspection du travail aille plutôt, pour des raisons y compris idéologiques, dans le sens d’un assouplissement relatif de l’inspection et du contrôle, ce que dénotent les slogans du type « levons les obstacles à l’entrepreneuriat ».

La politique du chiffre qui touche de nombreux domaines ne va pas non plus dans le sens du renforcement de la sévérité des contrôles, elle conduit plutôt à identifier les manquements là où ils sont faciles à identifier. Cela me rend prudent à l’égard de l’hypothèse d’un mouvement généralisé de renforcement du contrôle.

Des travaux pointent que les capacités de contrôle et de surveillance se sont renforcés comme jamais au niveau des États. Comment vous positionnez-vous par rapport à ces travaux ?

Aujourd’hui les échanges d’informations sont réglés par des conventions bilatérales entre organismes, et ils sont complètement invisibilisés

Je répondrai à partir des situations que j’ai effectivement enquêter. La thèse du développement des technologies de surveillance s’applique assez bien au cas du contrôle des prestations sociales. Compte tenu des critères qui servent à l’octroi des prestations versées par les Caf, ces dernières connaissent à peu près tout de la vie de leurs allocataires et de leurs familles.

En France, la constitution de bases de données, le transfert automatisé des données, le croisement de fichiers, cela pose un problème démocratique. Les possibilités de recoupement de données personnelles par les administrations sont sans commune mesure avec ce qui était envisagé par le projet SAFARI qui, au milieu des années 1970, avait fait scandale et donné lieu à la loi informatique et Libertés et à la création de la CNIL. SAFARI portait sur la création d’un fichier unique à partir des données obtenues par l’administration, c’était un projet visible, et donc à même d’être critiqué.

Aujourd’hui les échanges d’informations sont réglés par des conventions bilatérales entre organismes, et ils sont complètement invisibilisés : la Cnaf signe un protocole avec le rectorat pour l’inscription des enfants, avec France Travail pour les chômeurs, avec les caisses de retraite, avec la gendarmerie, avec les Caisses primaires d’assurance maladie, et ainsi de suite. Ces protocoles sont strictement techniques, personne dans le grand public n’en entend parler, mais mis bout à bout, l’ensemble de ces possibilités d’échange de données personnelles couvre l’intégralité des dimensions de la vie des individus. C’est inquiétant et cela justifie pleinement le mot surveillance.

 

Une observation de sens commun pourrait être : si vous n’avez rien à vous reprocher, pourquoi ne pas accepter le croisement des données pour identifier les fraudes ?

Je veux bien être surveillé, puisque je n’ai rien à me reprocher. C’est placer une très grande confiance dans des dispositifs qui commettent des erreurs

C’est un argument souvent entendu : je veux bien être surveillé, puisque je n’ai rien à me reprocher. Mais c’est placer une très grande confiance, y compris technique, dans des dispositifs qui commettent des erreurs.

Dans des cas nombreux, des personnes qui n’ont pas grand-chose à se reprocher se retrouvent, pour des raisons de discordance, parce qu’elles n’ont pas coché la bonne case au bon moment, au bon endroit, ou parce que l’administration a fait des erreurs, dans des situations difficiles. Jusqu’à présent, ces problèmes n’ont jamais été massifs en France. Mais les exemples abondent.

En Australie dans les années 2016-2019, la machine de recouvrement des indus (Robodebt) s’est emballée en envoyant automatiquement des milliers de demandes erronées de remboursement aux allocataires.

Aux Pays-Bas en 2021, le Premier ministre a présenté la démission de son gouvernement après que des milliers de parents ont été accusés à tort de fraude aux allocations familiales. Pour toutes ces raisons, il faut rester vigilant, tout système a ses failles, dont les conséquences peuvent être importantes à l’heure d’un développement sans précédent des algorithmes et de l’intelligence artificielle pour le traitement automatisé des centaines de milliers et même de millions de dossiers.