Je me suis intéressé aux questions du contrôle en 1995, au moment où je menais l’enquête sur les relations de guichet. Elle a donné lieu à un livre, La vie au guichet. J’avais, à l’époque, été frappé par ce qui pouvait transparaître d’une forme de suspicion des agents d’accueil des caisses d’allocation familiale qui, de façon assez régulière, avaient tendance à mettre en doute la validité de la parole des usagers.
Alors qu’ils n’étaient pas des contrôleurs assermentés, ils pouvaient transformer la relation de guichet en quasi-interrogatoire, pour vérifier, démêler le vrai du faux. J’avais rencontré aussi quelques contrôleurs chargés de réaliser des enquêtes au domicile des allocataires. Un télescopage imprévu est alors intervenu. En août 1995, Alain Juppé, Premier ministre de Jacques Chirac nouvellement élu, met sur l’agenda gouvernemental, pour la première fois, la question des « pratiques abusives », on ne parle pas encore de « fraudes sociales ». Jacques Chirac qui avait fait campagne sur la réduction des impôts doit expliquer qu’elle n’aura pas lieu. Pour rassurer les contribuables, il met en scène la rigueur avec laquelle son gouvernement entend gérer les deniers publics, qu’ils soient d’origine fiscale ou de cotisation sociale.
Cette première coïncidence entre les pratiques de terrain et au sommet de l’État m’a laissé penser que je pourrais contribuer, par mon enquête, à ce que Pierre Bourdieu mentionne comme un programme de recherche, au détour d’une phrase dans La misère du monde (1993) : restituer l’ensemble des chaînes causales qui relient les sommets de l’État aux fractions les plus précarisées de l’espace social. Mes premières enquêtes ont porté sur ce sujet du contrôle, au début des années 2000, au moment où la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) commençait à formaliser une politique de contrôle, ce qui était relativement nouveau.
Quand je suis revenu sur ce terrain, dans la seconde moitié des années 2010, j’ai été frappé par les évolutions considérables survenues entre la période où la politique de contrôle était embryonnaire, et la période actuelle où le sujet de la fraude sociale est devenu extrêmement important, médiatiquement et politiquement, et où, du point de vue des administrations, tout un arsenal s’est constitué autour du contrôle et de la lutte contre la fraude.