« Tumulte » : un jeu pour la transformation du modèle économique des entreprises

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Ce jeu destiné aux entreprises permet de confronter leur modèle économique à des scénarios d’attaque et identifier des opportunités de transformation.
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Rappelons tout d’abord que le modèle économique d’une entreprise comprend classiquement (ur, 2010) son offre de biens et/ou de service (proposition de valeur), la manière avec laquelle elle produit et met à disposition son offre auprès de ses clients (chaine de valeur), et la structure de coûts et de revenus générés par l’activité (captation de valeur). Le « Business Model Canevas » (BMC), popularisé dans les années 2010 par l’ouvrage « Business model generation », permet de représenter l’ensemble du modèle économique de l’entreprise au travers d’un canevas composé de 9 briques :
Qu’est-ce qui différencie dès lors un modèle économique soutenable d’un modèle économique conventionnel ?
Si dans la pensée économique classique, l’entreprise se définit par la priorité donnée à la maximisation du profit à court terme au bénéfice de ses investisseurs et actionnaires (shareholders), un modèle économique soutenable se caractérise par un élargissement de la notion de création de valeur et des « parties prenantes » (stakeholders) prises en compte dans les objectifs de l’entreprise (Bocken, 2023 ; Freudenreich, 2020). Un modèle économique soutenable a en effet pour finalité la création de valeur économique, sociale et environnementale à long terme pour l’ensemble de ses parties prenantes :
À noter qu’on parle plus récemment de « modèle économique à impact » (ou impact business model dans la littérature) dont le concept sous-jacent est très proche, c’est-à-dire un modèle cherchant à minimiser les impacts négatifs et augmenter les impacts positifs.
Le développement d’un modèle économique soutenable se distingue donc des stratégies ou pratiques RSE en ce que l’atténuation des externalités négatives et la maximisation des externalités positives doivent être au cœur de la proposition de valeur de l’entreprise et de son fonctionnement ; et non simplement une activité complémentaire (type mécénat).
Cette redéfinition de la création de valeur et des parties prenantes de l’entreprise incite à prendre en compte de manière plus systémique les impacts positifs et négatifs de son modèle économique, au niveau de la proposition de valeur, de la chaine de valeur et de la captation de la valeur. Ces impacts concernent ainsi non seulement le ou les territoires où l’entreprise est implantée mais également ceux où sont localisés ses fournisseurs et ses clients.
Par effet miroir, le concept de modèle économique soutenable permet de mettre en lumière les dimensions insoutenables des modèles économiques actuels (Bocken et Short, 2021).
En donnant à voir l’étendue des domaines sur lesquels les entreprises peuvent agir pour réduire leurs impacts négatifs et amplifier ceux positifs, le concept de modèle économique soutenable dessine un idéal-type où l’entreprise atteindrait un impact net positif au plan économique, social et environnemental pour l’ensemble de ses parties prenantes.
Toutefois, dans la pratique, les entreprises engagées dans le développement d’un modèle économique soutenable font généralement des arbitrages – elles « choisissent leurs combats » – sur les enjeux de soutenabilité qu’elles souhaitent adresser, en fonction de leurs contraintes et de leurs opportunités.
Dès lors, où placer le curseur ? S’il semble réducteur de considérer que seules les entreprises qui « cocheraient toutes les cases » ont un modèle économique soutenable, il apparait de même discutable de parler de soutenabilité lorsque les objectifs en termes d’amélioration des impacts restent modestes et ne concernent qu’une partie limitée de l’offre, des activités directes ou de la chaine d’approvisionnement de l’entreprise.
Des ateliers conduits récemment par la Métropole de Lyon avec des entreprises du territoire et des experts des modèles économiques soutenables permettent justement d’identifier plusieurs conditions clés pour éviter l’écueil du greenwashing ou socialwashing, comme :
Un exemple de transformation du modèle économique : l’entreprise Interface |
Loin d’être une question nouvelle, la capacité d’adaptation de leur modèle économique constitue pour les entreprises une condition de survie face aux changements accélérés de leur environnement : évolutions des modes de consommation, concurrence, cadre règlementaire, innovations technologiques, variabilité des coûts de matière première et de production, etc. Prendre en compte les enjeux de soutenabilité pour la société et l’environnement rend cet enjeu d’autant plus prégnant, mais aussi plus complexe.
Si de plus en plus d’entreprises sont conscientes que la poursuite du « Business as usual » n’est plus possible, faire pivoter son modèle économique ne va pas de soi, notamment parce qu’elles peinent à anticiper les incidences sur leur performance économique et à identifier par où commencer pour passer à l’action.
« En quoi la réduction des impacts négatifs et l’amélioration des impacts positifs de mon entreprise questionnent directement ma proposition de valeur, ma chaine de valeur ou ma structure de coûts et de revenus ? ». « Comment transformer tout ou partie de mon modèle économique, au risque de déstabiliser mes équipes, mes clients, mes fournisseurs ou mes investisseurs ? »
D’où un besoin d’accompagner cette bifurcation. Pour ce faire, plusieurs types d’outils ont émergé ces dernières années des travaux de chercheurs ou de consultants. Selon le niveau de maturité de l’entreprise et le degré de technicité des outils, ceux-ci peuvent être utilisés en autonomie par les entreprises ou nécessiter un accompagnement par un tiers extérieur (consultants, collectivités, réseaux consulaires, experts, etc.).
Trois outils sont présentés dans la suite de cet article. Les retours des ateliers conduits avec les entreprises permettent d’en dresser les forces et les limites.
Dans les faits, il n'existe pas de modèle unique mais plutôt une diversité de modèles économiques soutenables, fonction des contraintes et opportunités spécifiques de chaque entreprise, et des choix opérés en termes d’impacts visés et de parties prenantes prises en compte.
La mise à disposition de typologies de modèles, illustrées par des études de cas d’entreprise, peut ainsi faciliter l’identification des modèles pertinents pour chaque entreprise. La typologie développée à l’initiative de Nancy Bocken, professeure en « sustainable business » à l’Université de Maastricht, fait aujourd’hui référence dans le champ académique (Bocken et alii, 2014 ; Lüdeke-Freund et alii, 2016), tandis que la certification B-Corp se distingue parmi les multiples labels RSE par la place accordée aux modèles économiques à impact (Impact Business Model) dans les questions d’évaluation soumises aux entreprises (Florentin et al., 2022a, b, c ; 2023).
Largement convergents, ces deux référentiels permettent de lister dix modèles économiques soutenables, illustrés ci-dessous, qui se caractérisent par l’accent mis sur la valeur économique, sociale ou environnementale, et par une approche spécifique de la proposition de valeur, de la chaine de valeur et de la captation de valeur. Il est important de souligner que ces différents modèles ne sont pas exclusifs les uns des autres mais complémentaires, les entreprises étant encouragées à les combiner pour maximiser leur impact positif.
Le retour des entreprises rencontrées montre que la mise à disposition de cet outil permet d’identifier avec quel(s) modèle(s) économique(s) l’entreprise est la plus alignée à l’heure actuelle, de tester la sensibilité des dirigeants à tel ou tel modèle, mais aussi d’orienter les porteurs de projet lors de la création d’entreprise.
En revanche, cet outil peut être difficile à appréhender pour les entreprises peu sensibilisées ou familières de la notion de modèle économique. De même, l’éventail de modèles économiques proposés ne permet pas de construire une vision systémique du modèle de l’entreprise.
Sur la base du « Business Model Canevas » (BMC), des chercheurs ou professionnels du conseil aux entreprises proposent des versions étendues du BMC, en complétant chaque brique et/ou en ajoutant des briques supplémentaires pour prendre en compte un plus large spectre d’impacts et de parties prenantes. Par exemple, la brique « segment de clientèles » peut être élargie à l’ensemble des parties prenantes, la brique « proposition de valeur » peut porter sur la valeur économique, sociale et environnementale, tandis que la « structure de coûts » et les « flux de revenus » peuvent être étendus à l’ensemble des impacts négatifs et des impacts positifs du modèle économique.
Parmi les BMC soutenables existants, on peut évoquer par exemple le Flourishing Business Canvas (Modèle d’affaires « florissant ») proposé par le Strategic Innovation Lab de Toronto (Jones et Upward, 2014). Outil de conception visuelle visant à aider les entreprises et leurs investisseurs à collaborer avec toutes leurs parties prenantes pour faire de leur entreprise une entreprise florissante (socialement bénéfique, régénératrice pour l'environnement et financièrement viable), il intègre au BMC classique :
Dans la pratique, les « sustainable business model canvas » ont l’avantage d’inciter l’entreprise à se poser des questions de manière systémique sur son modèle économique, en interrogeant les enjeux de soutenabilité et de résilience associés à chaque brique ainsi que leurs interactions. Ils peuvent également faciliter la co-construction, avec les collaborateurs et les parties prenantes de l’entreprise, d’un plan d’action pour transformer tout ou partie du modèle économique.
Par sa profondeur d’analyse, ce type d’outil apparait cependant difficile à manipuler par les entreprises peu familières du business model canevas classique.
Une troisième catégorie d’outil concerne l’évaluation des impacts économiques, sociaux et environnementaux de l’entreprise. Cette étape apparait indispensable pour identifier des marges de progrès, mais aussi faire la preuve de la réalité des engagements de l’entreprise. Thématiques ou généralistes, autoporteurs ou nécessitant l’appui d’un consultant ou expert, proposés par des acteurs publics, des réseaux d’entreprises ou des cabinets de conseil, les outils d’évaluation sont aujourd’hui nombreux (Plateforme RSE, 2023) :
En plein essor, la mesure d’impact soulève cependant de nombreuses questions (Plateforme RSE, 2023) :
Les retours d’expérience des entreprises rencontrées montrent que disposer des bons outils peut permettre de guider la réflexion et l’action de l’entreprise, mais ne suffit pas à déclencher la transformation du modèle économique.
Les outils apparaissent en effet comme des modalités d’un accompagnement plus global des entreprises du territoire répondant à quatre principaux besoins :
Bocken Nancy (2023), Business Models for Sustainability, Oxford Research Encyclopedia of Environmental Science.
Bocken Nancy, Short Samuel W. (2021), Unsustainable business models – Recognising and resolving institutionalised social and environmental harm, Journal of Cleaner Production, n°312.
Bocken Nancy, Short Samuel W, Evans Steve, Ranna P (2014), A literature and practice review to develop sustainable business model archetype, Journal of Cleaner Production, n°65.
Florentin Arnaud et al. (2022a), Modèles d'affaires à impact : innover par l’adjacent, Utopies, IBM series VOL.1, septembre 2022
Florentin Arnaud et al. (2022b), Best For Climate. Comment mettre la nouvelle économie Climatique au coeur de son modèle d’affaires en 27 exemples inspirants issus de la communauté B Corp, Utopies, IBM series VOL.2, novembre 2022
Florentin Arnaud et al. (2022c), Best For Biodiversity. Comment mettre la biodiversité au coeur de son modèle d’affaires en 15 exemples inspirants issus de la communauté B Corp, Utopies, IBM series VOL.3, décembre 2022
Florentin Arnaud et al. (2023), Best For Local. Comment mettre l’ancrage local au coeur de son modèle d’affaires en 21 exemples inspirants issus de la communauté B Corp, Utopies, IBM series VOL.4, mars 2023
Freudenreich Birte, Lüdeke‑Freund Florian et Schaltegger Stefan (2020), A Stakeholder Theory Perspective on Business Models: Value Creation for Sustainability, Journal of Business Ethics vol. 166.
GRI, Global Compact, WBCSD (2015), SDG Compass. Le guide des ODD à destination des entreprises.
Jones Peter, Upward Antony (2014) Caring for the future: The systemic design of flourishing enterprises. In: Proceedings of RSD3, Third Symposium of Relating Systems Thinking to Design, 15-17 Oct 2014, Oslo, Norway.
Laville E., Bourdin M., Rimbaud C., Grassi A. (2021), De la raison d’être à la raison d’agir. La loi PACTE, une opportunité stratégique pour accélérer la transformation de votre entreprise, Utopies, Note de position 21.
Norris Simon, Hagenbeck Julia, Schaltegger Stefan (2021), Linking sustainable business models and supply chains — Toward an integrated value creation framework, Business Strategy and the Environment, 30(8).
Osterwalder, A., Pigneur, Y. (2010). Business model generation: a handbook for visionaries, game changers, and challengers. John Wiley & Sons.
Plateforme RSE (2023), Impact(s), responsabilité et performance globale.
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