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Laurent Toulemon, de l’Institut national d’études démographiques (INED) : « Le défi de la baisse de la natalité n’est pas le plus important en France »

Interview de Laurent Toulemon

© INED
Démographe et directeur de recherche à l’Institut national d’études démographiques (INED).

Selon l’Insee, un peu plus de 660 000 bébés sont nés en France en 2024, marquant une chute de la fécondité de près de 22 % depuis 2010. Un niveau si bas qu’il rejoint celui de 1919, juste après la Première Guerre mondiale. Loin de s’inverser, la tendance semble se poursuivre en 2025.

Cinquante ans après la fin du baby-boom, la France connaît donc une baisse de la natalité historique. Pas encore dramatique, mais à appréhender en lien avec le vieillissement de la population.

Cette situation démographique appelle donc les pouvoirs publics à imaginer des villes et des territoires de demain adaptés et à évoluer vers une société plus équilibrée, plus inclusive et durable.

Tel est le point de vue de Laurent Toulemon, démographe et directeur de recherche à l’Institut national d’études démographiques (INED).

À quelle nouvelle réalité démographique la France est-elle confrontée ?

Alors que les premiers baby-boomers ont franchi il y a dix ans le cap de la retraite, l’indicateur conjoncturel de fécondité (ICF) est dans le même temps passé de deux enfants par femme à 1,62, selon les données de l’Institut national français de statistiques et d’études économiques (INSEE). Cela représente une baisse brutale et rapide de 20 % entre 2014 et 2024.

Cette évolution n’est pas entièrement nouvelle. Nous observons depuis des années des changements de comportements familiaux, portés notamment par l’accès à la contraception et l’augmentation de l’activité professionnelle des femmes. Mais jusqu’à récemment, cette « autonomisation » féminine n’avait pas empêché la France de maintenir un taux de fécondité élevé. Le pays a longtemps été « champion d’Europe » de la natalité avec ses 2,1 enfants par femme pour les générations nées entre 1950 et 1985.

La donne a changé aujourd’hui. La diminution de la fécondité s’inscrit dans un mouvement général touchant tous les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), auquel la France n’échappe plus désormais.

Néanmoins — rassurons-nous —, avec plus de 1,6 enfant par femme et un solde migratoire positif, nous sommes très loin d’une situation critique comme celle de certains pays d’Asie de l’Est, où la fécondité est tombée en dessous d’un enfant par femme. Le taux de fécondité français reste le plus élevé de l’Union européenne, où la moyenne est de 1,4 enfant par femme.

Concernant l’avenir, les projections démographiques tablent sur une stabilisation du nombre de Français d’ici 2040, avant une baisse. Mais la population totale en 2070 serait la même qu’en 2024. On est donc très loin d’une disparition à court ou moyen terme pour notre pays.

La génération nombreuse née entre 2000 et 2010 pourrait conduire à une légère remontée

Quelles sont pour vous les raisons de cette baisse de la natalité et va-t-elle se prolonger ?

Cette chute de la natalité ne tient pas à un seul facteur. Elle reflète une sphère d’incertitudes renforcées.

Avec le sociologue Milan Bouchet-Valat, j’ai mené en 2024 une enquête « Génération et Genre » pour la France, dans le cadre d’un vaste projet d’analyses nationales conduit en Europe, mais aussi en Amérique latine et en Asie de l’Est. Les conclusions viennent d’être publiées dans la revue Population & Sociétés.

Cette enquête a révélé un changement profond dans les aspirations des plus jeunes. Leurs « intentions de fécondité » ont beaucoup baissé par rapport à leurs aînés, 20 ans plus tôt. Les jeunes déclarent en effet vouloir 0,3 à 0,4 enfant de moins en moyenne que lors d’une enquête précédente en 2005. Le nombre idéal d’enfants dans une famille est passé de 2,7 en 1998 à 2,3 en 2024. La norme de la famille avec deux enfants reste présente, mais elle est désormais perçue comme un maximum plutôt qu’un minimum.

Les jeunes adultes expriment des inquiétudes face aux enjeux de changement climatique, d’épuisement des ressources, de risques de conflits ou encore de crise économique. Nombreux sont ceux qui corrèlent ces préoccupations à leurs intentions d’avoir des enfants. Quand on lit les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), on comprend que ces craintes sont tout à fait justifiées. Et les jeunes voient que les adultes en charge des décisions ne prennent pas la mesure de la situation. 

Je tiens quand même à être prudent sur d’éventuelles projections. Les jeunes de 20 ans feront leur premier enfant dans dix ans environ, sachant que l’âge moyen de mères à l’accouchement continue de progresser selon l’INSEE. Ils ont le temps de changer d’avis. Entre les déclarations d’intention et les décisions concrètes « dans le secret des chambres à coucher », il y a beaucoup d’incertitudes.

Ajoutons que, même si la fécondité reste sous le seuil de remplacement des générations, avec un ICF de 1,6, la génération nombreuse née entre 2000 et 2010 pourrait conduire à une légère remontée du nombre de naissances dans les années à venir.

 

Je ne considère donc pas la baisse de la fécondité comme une réelle préoccupation, mais comme une opportunité

Quelles sont les conséquences de cette baisse de la natalité pour la collectivité ?

La baisse n’est pas synonyme de catastrophe immédiate. Au contraire, pour les services publics, c’est d’abord synonyme d’économies financières à court terme. Moins de naissances, cela signifie moins d’enfants, moins de besoins de crèches puis d’écoles.

Mais plutôt que de fermer des classes, de réduire le nombre d’enseignants et de mettre en tension les métiers de l’éducation, l’idée d’accueillir moins d’élèves par classe serait judicieuse. La baisse des besoins pourrait être mise à profit pour renforcer la qualité des services publics, avec de meilleures conditions d’accueil en crèche, une revalorisation des métiers de la petite enfance, ou encore des formations supplémentaires aux enseignants, par exemple.

À plus long terme, la baisse de la population jeune menace le renouvellement de la main-d’œuvre et, par ricochet, le financement des infrastructures collectives. Face à cette situation, on peut faire travailler un peu plus les populations plus touchées par le chômage : jeunes, femmes et personnes âgées. On peut aussi mieux intégrer les immigrants au monde du travail. Un immigrant avec un logement et un emploi déclaré qui cotise est bien plus utile à la nation qu’un immigrant clandestin travaillant au noir. Le véritable enjeu n’est pas tant le nombre de travailleurs que leur formation, leurs conditions de travail et l’adaptation des postes.

En fait, le sujet véritablement préoccupant pour moi n’est pas la baisse de la natalité, mais l’arrivée massive des baby-boomers à la retraite, puis au grand âge et à la dépendance. La vague démographique monte déjà — les premiers approchent l’âge de 80 ans — et le pic est attendu dans les années 2040, avec une croissance de 30 à 40 % du nombre de personnes âgées dépendantes. On voit déjà depuis une dizaine d’années une augmentation des besoins liés au vieillissement. Dans le futur, ce sera plus, beaucoup plus.

La branche famille de la Sécurité sociale, de plus en plus excédentaire, pourrait participer au financement de cette évolution. Dans la discussion du budget, plutôt que discuter les articles de loi un par un, il aurait fallu que ces sujets soient abordés globalement, pour arriver à des compromis permettant de financer d’autres branches de la Sécurité sociale, comme la vieillesse.

Avec la volonté de maintenir les personnes âgées à domicile, le système actuel repose largement sur l’aide familiale, principalement féminine. Les femmes qui travaillent doivent déjà s’occuper de leur carrière, de leurs enfants, de leurs petits-enfants et maintenant de leurs parents âgés. Avec la baisse de la mortalité, les aidants familiaux ne pourront pas s’occuper des soins d’ascendants toujours plus nombreux — mère, père, beau-père et belle-mère. Ce n’est pas tenable. À court terme, l’arrivée des baby-boomers aux grands âges et, à long terme, la baisse de la natalité, renforcent cette tendance.

La solution ? Il faudra nécessairement faire appel à des assistant(e)s rémunéré(e)s pour accompagner les personnes âgées. Cela n’est pas donné à tout le monde. S’occuper de personnes du grand âge demande de l’empathie, du temps, de la force physique…, donc cela a un coût. Le vieillissement massif nécessitera des professionnels qualifiés. Aujourd’hui, ces métiers sont souvent peu valorisés et mal payés. Cela ne peut pas durer.

Je ne considère donc pas la baisse de la fécondité comme une réelle préoccupation, mais comme une opportunité de redéployer les moyens financiers et ressources humaines vers d’autres secteurs, en particulier le soin aux aînés, qui sera, lui, problématique à moyen terme, même si l’aide aux familles doit être préservée.

La ville doit adapter ses aménagements tant pour les poussettes que pour les fauteuils roulants

Dans la ville, quelles transformations faut-il anticiper ?

Face à ces bouleversements démographiques, la ville et le territoire doivent évoluer. Mais plutôt que de concentrer une politique spécifiquement en direction des enfants, il convient de créer des espaces urbains pacifiés où les enfants sont en sécurité et peuvent circuler, comme les personnes en fauteuil roulant et les personnes âgées. Une ville inclusive est en effet avant tout une ville accessible, qui profite à tous, pas seulement un outil en faveur de la natalité. Elle doit aussi adapter ses aménagements urbains, avec des bancs, des toilettes publiques, des rues plus accueillantes, tant pour les poussettes que pour les fauteuils roulants.

C’est aussi une ville où les distances sont pensées et maîtrisées. Faciliter le logement des parents qui travaillent près de leur emploi pour qu’ils aient plus de temps pour s’occuper de leurs enfants, développer l’habitat social dans les centres-villes, réduire les durées de transport, rapprocher les services (crèches, écoles, commerces, centres de santé…) des quartiers de logement ou de travail sont autant de mesures qui permettent de mieux concilier vie familiale et vie professionnelle. J’évoquerais également le développement d’habitats adaptés, c’est-à-dire avec des services partagés et des espaces de vie commune.

 

Nous sommes encore à la croisée des chemins en termes de fécondité

Plus largement, comment orienter les politiques publiques pour que les Français désirent plus d’enfants ?

J’identifie trois grands piliers. D’abord, la réduction de la pauvreté des foyers, notamment les familles monoparentales plus nombreuses qu’auparavant. L’autonomisation des femmes, plus enclines à quitter des unions insatisfaisantes qu’autrefois, crée des situations de fragilité économique contre lesquelles il faut lutter pour le bien-être des enfants.

Ensuite, faciliter la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle, en agissant sur le développement de centres d’accueil de petite enfance avec des horaires flexibles, sur l’accès à des logements proches du travail et sur les limites dans la généralisation d’horaires de travail atypiques. Mais, tous les territoires ne sont pas égaux face à ces exigences. Dans les zones rurales, périurbaines ou urbaines, les besoins et contraintes ne sont pas les mêmes.

Enfin, le maintien d’un système éducatif de qualité et accessible est réellement clé. Nous ne sommes pas vraiment concernés en France, grâce à la gratuité de l’enseignement public. En revanche, dans certains pays, les potentiels futurs parents ne souhaitent qu’un enfant au maximum, parce qu’élever un enfant coûte cher. Avec moins de naissances chez nous aussi, la tentation de faire des économies sur l’éducation pourrait changer la donne. Ce serait une erreur. Mieux vaut profiter de la baisse du nombre d’élèves pour améliorer le taux d’encadrement dans les classes et la qualité du système éducatif.

Plus que tout, il convient de construire une confiance sur le long terme avec l’État. Avoir un enfant représente un engagement sur le long terme, un investissement sur deux décennies au moins. Si les jeunes n’ont pas confiance dans l’aide durable du pays pour les familles, ils hésiteront encore davantage à l’idée d’avoir des enfants. Et pour que les politiques répondent véritablement aux défis du quotidien, nous devons associer les citoyens aux décisions.

En France, nous bénéficions d’un atout majeur, avec une politique familiale ancienne, puissante et inclusive. Elle aide toutes les familles, quelles qu’elles soient. Globalement, les Français ont aujourd’hui confiance dans cette politique — ce qui pourrait aussi expliquer pourquoi notre indicateur de fécondité reste plus élevé qu’ailleurs en Europe.

Il est donc important que cette confiance ne se brise pas. Or, nous sommes confrontés à des évolutions récentes susceptibles de nous inquiéter : plafonnement du quotient familial en 2014 sans augmentation massive des places en crèches comme annoncé, affaiblissement du logement social, fragilisation du système éducatif public.

Inversement, des politiques directement natalistes, dont le seul objectif serait d’inciter les Français à faire plus d’enfants pour le pays, ne fonctionneraient pas. On ne va pas sauver le pays en augmentant le nombre de naissances, et les habitants ne vont pas faire plus d’enfants pour la Patrie. Comme je l’ai dit, il faut avant tout valoriser les actions en faveur des enfants et des familles. Prenons l’exemple des pays d’Europe du Nord où la collectivité effectue des efforts en direction des familles, avec des aménagements de temps partiels non pénalisants pour ceux-celles qui le choisissent, des jardins publics très sécurisés pour les enfants, des villes propres et accueillantes. Tout ce qui permet aux couples d’envisager de faire plus d’enfants sans payer le prix fort.

En résumé, les enjeux démographiques doivent être appréhendés dans leur ensemble. Je préfère des politiques qui améliorent le bien-être des habitants. Il ne faut pas isoler la question de la natalité des autres défis sociaux. L’accompagnement des personnes âgées, l’inclusion des personnes en situation de handicap, l’intégration des immigrés, tout est lié. De même, la question des aidants familiaux dépasse largement le cadre de la politique familiale. N’attendons pas que ceux qui s’occupent d’enfants ou d’autres proches, âgés ou en situation de handicap, soient complètement épuisés pour les aider.

Il reste que nous sommes encore à la croisée des chemins en termes de fécondité. La baisse de la natalité est importante, mais pas encore alarmante. Cette incertitude ne doit pas nous conduire à l’inaction, mais à investir dans des politiques qui améliorent la qualité de vie de la population, avec un meilleur service public de la petite enfance et de l’éducation, une ville plus inclusive, des aménagements pour tous et le soutien des familles et des aidants. Même si l’effet sur la natalité n’est pas direct, c’est toujours cela de pris. Des effets positifs indirects à long terme sont probables, même s’ils sont difficiles à évaluer.