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Veille M3 / Jeunes aidants : s’inspirer de leur éthique pour repenser l’usage de notre temps ?

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On prend, on ne donne pas soin. Au sens propre, « prendre soin », en anglais to care, s’assimile à un rapport au monde bienveillant, mais impliqué et même préoccupé.

Lorsque des adolescents ou de jeunes adultes sont les aidants de leurs proches, leur propre parcours en pâtit.

À l’âge dit de l’insouciance, ils consacrent leur « temps libre » à soutenir une mère, un père, un grand-parent, un frère ou une sœur, en perte d’autonomie du fait de la maladie, du handicap, d’un « accident de la vie » ou simplement du grand âge.

Après des décennies d’invisibilité, leur situation commence à être mieux comprise.

Au terme de sept ans d’enquête, le programme Recherches sur les Jeunes AIDants (JAID) propose un état des lieux approfondi.

Au carrefour des enjeux de solidarités et de vulnérabilités, cette problématique met en exergue un angle mort des politiques publiques.

Dans un contexte de recherche de résilience, l’éthique du care semble par ailleurs mettre des mots sur des attentes sociales croissantes en matière de service public.
Date : 27/05/2025

Ils sont entre 500 000 et 700 000 en France, présents dans toutes les salles de cours, à raison de 3 à 4 jeunes par classe de collège ou de lycée. Un étudiant sur 6 serait concerné également.

Régulièrement, voire quotidiennement, ces enfants, adolescents et jeunes adultes apportent une aide à un de leur proche malade ou en situation de handicap : leur mère ou leur père, leur frère ou leur sœur, un grand-parent… Ils préparent les repas, prennent des rendez-vous médicaux, entretiennent le logement, font la lessive, soutiennent leur mère souffrant d’une addiction à l’alcool ou s’occupent de leur frère ayant des troubles du spectre autistique, par exemple. À un âge déterminant pour leur construction et leur formation, ils consacrent une partie de leur temps libre à aider un proche, quitte à minimiser ou taire leurs propres besoins.

Après sept années d’études, le vaste programme de recherche JAID (Recherches sur les Jeunes AIDants) lève le voile sur ces situations. Leurs singularités, leurs difficultés, leurs compétences et leurs besoins sont passés au crible. Des connaissances indispensables pour augmenter leur reconnaissance et leur soutien.

 

Aider, au-delà de la simple confrontation à la maladie ou au handicap d’un proche     

 

Tel que défini par le Programme JAID, les jeunes aidants sont des enfants et des adolescents qui apportent des soins, de l’assistance ou du soutien non rémunéré à un proche, qui est en situation de handicap ou qui est atteint d’une maladie chronique, d’un problème de santé mentale ou de tout autre problème de santé nécessitant un besoin de soins, de soutien ou de supervision. Entre 18 et 25 ans, on parle de jeunes adultes aidants.

Les adolescents confrontés à la maladie d’un proche ont plus de probabilité de devenir des aidants s’ils sont dans les situations suivantes : être une fille, être aîné d’une fratrie, avoir un parent sans activité professionnelle, avoir un travail en plus du lycée, parler une autre langue qui le français à la maison, avoir un proche avec une maladie somatique et/ou chronique et vivre avec le proche malade. 

Quel que soit l’âge, les jeunes aidants assument les tâches domestiques, le soutien émotionnel (ex. tenir compagnie), la gestion du domicile (ex. faire les courses) et l’aide aux frères et sœurs (ex. accompagner à l’école). Les adolescents s’occupent davantage de leurs frère et sœur, alors que les étudiants apportent plus souvent une aide administrative ou financière.

Il est difficile d’avoir une idée du temps consacré à ces tâches, mais cela représenterait au moins 1 h par jour pour plus de 7 jeunes aidants français sur 10 (en semaine et le week-end) et plus de 3 h par jour pour près de 2 jeunes aidants sur 10 (Novartis-Ipsos, 2017). Des études anglo-saxonnes, notamment australienne, estiment que les jeunes aidants australiens consacreraient en moyenne plus de 6 h par semaine aux tâches domestiques et de soins, et pourraient aller jusqu’à 26 h par semaine (Jarrige et coll., 2020).

Le soutien émotionnel est sans doute l’aide la plus difficile à définir et mesurer. Il occupe pourtant une place importante pour les jeunes adultes aidants. En soutien ou non de l’aidant principal, le jeune peut devenir un interlocuteur privilégié pour son proche, l’aider à réguler ses émotions, lui apporter une protection émotionnelle, lui proposer des activités agréables, manifester sa présence physiquement ou à distance… Ce type d’aide s’inscrit dans la durée et conduit le jeune aidant à assumer des responsabilités importantes, et ainsi à taire ses propres affects, à s’adapter en permanence, au risque de s’épuiser et d’éprouver un sentiment de fardeau (Lacombe et coll., 2024).

 

 

Quels effets sur les vies de ces jeunes ?

 

Les impacts de l’aidance sur la vie des jeunes sont considérables, comme les études du programme JAID et les rares associations venant en aide aux jeunes aidants le démontrent. Selon le Programme JAID, comparativement aux jeunes confrontés à la maladie ou au handicap d’un proche qui n’apportent pas d’aide régulière, les jeunes aidants ont une moins bonne qualité de vie et une moins bonne santé mentale.

« Mis très tôt face à des responsabilités importantes à un âge où ils ont encore besoin qu’on s’occupe d’eux, ces jeunes perdent l’insouciance propre à leur âge. Ils peuvent souffrir de fatigue, de troubles anxieux, de stress, de dépression… Une souffrance psychique à laquelle s’ajoutent parfois des douleurs physiques, notamment lorsqu’ils aident un parent à se mouvoir ou à se déplacer : ils sont nombreux alors à se plaindre de lombalgies, de douleurs dans les bras, de maux de tête… », explique Amarantha Bourgeois, directrice de l’association nationale Jeunes AiDants Ensemble JADE (2020). À cela s’ajoute l’inquiétude de l’avenir pour leur proche et pour eux-mêmes.

Certains grandissent en adoptant une posture d’enfant modèle, pour aider leurs parents : « Ne pas faire de bruit, s’occuper tout seul, être autonome, passer sous silence certains problèmes (notamment à l’école), etc. ». D’autres adoptent « une posture volontairement enjouée, dynamique, joyeuse, comme pour divertir leurs parents, être une respiration ou une consolation aux yeux des membres de la famille qu’ils sentent attristés ou préoccupés » (Desjeux et Chambon, 2023).

« Concernant leur scolarité, les lycéens et étudiants aidants rapportent avoir plus souvent redoublé, et ont l’impression d’avoir de moins bons résultats scolaires que leurs camarades » (Programme JAID). Les jeunes adultes aidants sont tiraillés entre le désir d’être un « bon étudiant » et un « bon proche aidant ». Il leur est difficile de suivre leurs cours, de réussir leurs examens et de rester disponible pour leur proche. Quant aux plus jeunes, des études sont en cours afin de mieux comprendre les conséquences à long terme sur la qualité de vie et la scolarité des collégiens et des enfants scolarisés à l’école élémentaire.

Bien sûr, l’aidance est aussi une expérience de vie formatrice : maturité, organisation, gestion du temps, autonomie, anticipation, gestion du stress, capacités d’adaptation… Les jeunes aidants peuvent acquérir ces compétences, notamment quand ils bénéficient eux-mêmes de soutien et de reconnaissance de l’aide apportée (Jarrige et coll., 2020).

 

 

Des (jeunes) aidants en mal de reconnaissance et de soutien

 

« La conscience d’aide tend à augmenter avec l’âge. Mais 20 à 30 % de ces jeunes n’ont pas conscience d’aider leur proche » (Programme JAID). C’est une des raisons de leur invisibilité. Les jeunes ne s’identifient pas forcément comme aidants et minimisent ou ignorent leurs propres besoins. Ils peuvent être aussi réticents à parler de leur situation, redoutant la stigmatisation liée à la maladie ou au handicap, notamment en milieu scolaire ou craignant d’attirer des problèmes à leurs parents (Jarrige et coll., 2020).

Des actions de sensibilisation auprès de professionnels en milieu scolaire ont montré leur intérêt, car une fois au courant, la majorité est présente pour les jeunes, les soutient émotionnellement, échange sur leurs difficultés, etc. Quant aux professionnels de santé, tous ne connaissent précisément la définition du « jeune aidant », les spécificités et les conséquences de l’aidance durant l’enfance, l’adolescence ou les débuts de l’âge adulte (Untas et coll., 2023).

Pionnière sur le sujet, l’association nationale JADE a été créée en 2016 après trois années d’ateliers « cinéma-répi  »à destination des jeunes aidants. Elle contribue depuis à sensibiliser la population à ce sujet, ainsi qu’à soutenir ces jeunes, encore relativement isolés. Les dispositifs développés pour les aidants adultes, tels que les Cafés des aidants fréquentés en majorité par des femmes de plus de 65 ans, ne répondent pas forcément aux besoins des jeunes aidants. En 2017, l’enquête Novartis-Ipsos « Qui sont les jeunes aidants aujourd’hui en France ? » a recueilli de premières données auprès d’aidants de moins de 30 ans.

Sur le terrain des politiques publiques, les jeunes aidants apparaissent pour la première fois en 2019 dans la stratégie nationale « Agir pour les aidants » 2020-2022. Sa priorité n° 6, « Épauler les jeunes aidants », proposait la sensibilisation des personnels de l’Éducation nationale et la possibilité pour ces étudiants de bénéficier d’aménagements.

Dans les faits, cette disposition reste peu connue et les étudiants y recourent rarement. Malgré la crise sanitaire, cette stratégie a favorisé le développement d’actions en faveur de jeunes aidants en France, telles que l’essaimage des ateliers « artistiques-répit » par l’association JADE (Untas et al., 2023). La 2e stratégie nationale « Agir pour les aidants » 2023-2027 prévoit un plan de repérage massif des aidants et un meilleur accès aux bourses pour ces étudiants.

Au niveau du débat public, au regard des enjeux, la reconnaissance et l’accompagnement des jeunes aidants en France semblent encore confidentiels. Selon la classification internationale et comparative des pays selon la sensibilisation et les réponses politiques pour les jeunes aidants d’Agnes Leu et Saul Becker, la France n’a atteint le stade de reconnaissance « émergent » qu’en 2024. À titre de comparaison, le Royaume-Uni, pays référent, en est au stade de reconnaissance « avancé » et l’aide dispensée par les young carers est légalement reconnue depuis 2014 par la loi Care.

 

Le temps libre, matière première de l’aidance et des solidarités

 

Pour les aidants, quel que soit leur âge, le temps « libre » s’apparente davantage à un temps contraint, dédié à des tâches souvent non choisies et pourtant essentielles à la société. Avec le vieillissement de la population, la désinstitutionnalisation, la hausse des maladies chroniques, la crise du secteur social et médico-social, les besoins d’aidance dépassent les capacités des dispositifs mis en place par les pouvoirs publics.

Alors que l’État et les collectivités territoriales peinent à proposer des solutions adaptées, l’efficacité des solidarités informelles, notamment lors de la pandémie de Covid-19, interroge à bien des égards : comment capitaliser sur cette forme d’agilité ? Comment soutenir ces personnes sans renoncer à l’idée du service public, et comment prévenir le risque d’inégalités creusées par la charge de l’aidance ?

Ces questions se posent bien au-delà de la seule aide aux personnes vulnérables ou en perte d’autonomie. Elles semblent de plus en plus rejoindre l’ensemble des réflexions engagées sur la résilience de la société, notamment face aux risques climatiques.

En réponse aux urgences sociales et écologiques, les usages des temps libres apparaissent comme des moyens d’agir. Si l’envie de consacrer du temps aux loisirs semble bien légitime, ne serait-ce que pour des raisons de santé physique ou mentale, les temps libres sont aussi des ressources disponibles, si l’on décide de les mobiliser, pour aider, préserver, réparer, rétablir… En un mot, faire acte de « civisme », cet art du citoyen se mettant au service de la collectivité.

 

Vers un temps libre individuel profitable à tous ?

 

Accomplir des activités solidaires et socialement utiles implique de dégager du temps, mais aussi d’être reconnu et soutenu dans cette démarche. Un moyen de soutenir ces actions altruistes pourrait être de repenser l’usage et l’organisation du temps tout au long de la vie. C’est à cela que nous invite le « modèle du temps choisi » conçu par la sociologue Karin Jurczyk, vice-présidente de la Société allemande de politique du temps, un réseau de recherche dédié aux politiques temporelles, et le juriste et politologue Ulrich Mückenberger invité des Temporelles 2024, coorganisées par le réseau Tempo Territorial, et la Métropole de Strasbourg, et consacrées au thème : « Prendre soin des autres, prendre soin de soi : vers un droit au(x) temps en Europe ? ».

Ce modèle propose un crédit temps activable par « des droits de tirage » et assurant trois types de rémunération. Pour une formation, dont bénéficie l’entreprise, le salaire est maintenu. Si le temps mobilisé profite à la société (bénévolat, éducation des enfants, aidants familiaux, etc.), l’État compense la perte de revenu aux deux tiers. Si le temps est pris pour convenance personnelle, un revenu de base reste prévu. Comme l’expliquait Ulrich Mückenberger lors d’une conférence en ligne organisée par France Stratégie en 2021, en pleine pandémie, il s’agit, avec ce modèle, d’« inclure des activités socialement nécessaires, mais non rémunérées dans le parcours de vie des individus »

 

Jusqu'à présent : division classique du parcours de vie en trois phases : Phase de formation, Phase professionnelle et familiale, retraite. A l'avenir : des parcours de vie pour respirer : Phase de formation, soins privés, bénévolat, formation continue, soin de soi, retraite.
Représentation des parcours de vie actuels et envisagés dans le « modèle du temps choisi » de Karin Jurczyk et Ulrich Mückenberger (Metis)

 

En toile de fond, une éthique du care qui n’en finit pas d’inspirer

 

Penser l’affectation du temps libre au profit des autres et/ou de la transition écologique implique aussi de reconnaître et de porter un autre regard sur les vulnérabilités. Dans Un monde vulnérable, pour une politique du care publié en 1993, Joan Tronto (philosophe et politologue américaine) invitait à reconnaître notre appartenance à un monde où nous passons tous au cours de nos vies par des périodes d’autonomie et de dépendance, des temps où nous prenons soin et d’autres où nous en recevons.

Joan Tronto propose ainsi une définition large et englobante de la notion de care : « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie ». Cette éthique du care implique de prendre la mesure de l’importance des multiples activités qu’elle recouvre et de les assumer collectivement. Prise à ce niveau, elle devient une source d’inspiration pour transformer une société en quête de nouveaux imaginaires fédérateurs.

 « Puisque la catastrophe nous montre que nous sommes toujours vulnérables, ne faut-il pas sortir de la puissance pour privilégier une politique de cohabitation qui prenne en compte notre vulnérabilité ? », interroge le géographe Michel Lussault, après la publication en 2025, de son essai Cohabitons ! Pour une nouvelle urbanité terrestre. Comme lui, nous pouvons ainsi raisonnablement nous demander ce « Que serait une habitation du monde soutenable qui s’appuierait sur les principes du care ? »

Comme le défendent de plus en plus de jeunes penseurs des transformations en cours, d’Olivier Hamant à Alexandre Monnin, cela supposerait de miser sur la coopération plutôt que la compétition, de décliner la philosophie du care en « vertus cohabitantes » ou dispositions à agir : la considération, l’attention, le ménagement et la maintenance, tournés vers nos semblables, mais aussi vers l’ensemble du vivant et même nos infrastructures. Des boussoles précieuses pour prendre soin des autres et de l’environnement et, in fine, « habiter le monde avec justesse » ?