Ariella Rothberg, psychologue clinicienne : « La différence culturelle est un impensé, alors qu’elle doit être pensée et travaillée pour devenir une évidence »
![](https://millenaire3.grandlyon.com/var/m3/storage/images/_aliases/largeur_max_600/7/3/9/2/572937-10-fre-FR/44ba39a18040-IMG-20250126-WA0004b-1.jpg)
Interview de Ariella Rothberg
psychologue clinicienne et anthropologue
Interview de Stéphane Tessier
Après des études en médecine tropicale, Stéphane Tessier travaille une dizaine d’années auprès de différentes structures humanitaires en Afrique australe.
De retour en France à la fin des années 80, il intègre le Centre international de l’Enfance et s’intéresse aux enfants en grande difficulté en milieu urbain plus particulièrement en Amérique latine et en Asie du Sud-Est.
Au début des années 2000, il rejoint le Comité régional de l’éducation pour la santé de l’Île-de-France et mène des actions en faveur des populations en situation de précarité dans divers lieux (centres de détention, foyers de travailleurs migrants, centres d’hébergement…).
Dans les années 2010, il s’occupe de la santé publique à la commune de Vitry-sur-Seine, tout en menant une activité de chercheur aux universités de Bobigny et de Nanterre.
Il a créé avec l’anthropologue du droit Étienne Leroy l’association R.E.G.A.R.D.S. : Repenser et Gérer l'Altérité pour refonder la Démocratie et les Solidarités. Il est l’auteur de l’ouvrage L’interculturalité dans le quotidien professionnel (L’Harmattan, 2019).
Tout d’abord, une question de terminologie. Certains parlent d’interculturalité, de transculturalité, de fait culturel… Comment naviguer entre tous ces termes ?
Ce sont des différences académiques qui intéressent peu les acteurs de terrain. Il faut faire attention aux arguties qui jettent de la confusion sur un sujet déjà très complexe et qui contribuent à effrayer les acteurs. Parlons tout simplement d’interculturalité et de diversité culturelle.
Comment vous êtes-vous intéressé aux questions d’interculturalité ?
De par ma spécialisation en médecine tropicale, c’est un sujet qui m’a intéressé très tôt. Quand je travaillais au Botswana, je ne partageais ni la langue ni les représentations des patients. Il fallait que j’arrive à comprendre et à communiquer sur la nosologie, le type de maladie, les symptômes… Ce sont des questions qui ont traversé ensuite toute ma carrière. Petit à petit, j’ai pu me dégager du simple exotisme pour travailler la question de l’interculturalité, qui porte aussi sur les questions de genre, de classe sociale, de professions… Autant de dimensions qui s’entremêlent.
Ma collaboration dans les années 90 avec Étienne Leroy, alors président du Laboratoire d’Anthropologie juridique de Paris 1 (LAJP), a marqué une étape importante. Cette collaboration réunissait le Centre International de l’Enfance (CIE), dans lequel je travaillais, le Tribunal pour enfants de Paris et le LAJP.
Son objectif était double : pour le CIE, contribuer aux réflexions sur l’intermédiation culturelle mise en place au Tribunal, en apportant un regard médical et d’anthropologie de la santé, et pour le LAJP, apporter un regard d’anthropologie juridique sur les recherches menées par le CIE auprès des enfants des rues et leur prise en charge.
Suite à ce travail et à la disparition du CIE, nous avons fondé l’association R.E.G.A.R.D.S. avec pour ambition de travailler sur la relation entre les institutions françaises et leurs usagers issus de la diversité culturelle. Par institution, je pense à la justice, la médecine, l’éducation, le social… Comment repenser les pratiques de tous ces secteurs à l’aune de l’interculturalité ?
Quels sont les principaux écueils que vous constatez dans les pratiques de ces différentes institutions ?
L’essentialisation des cultures est une dynamique puissante, présente dans tous les secteurs institutionnels en contact avec les publics. Elle se nourrit des biais de confirmation des stéréotypes forgés et alimentés par la routinisation. Dans le secteur de la santé, le « syndrome méditerranéen » en est un exemple toujours bien vivant. Il prête aux populations du pourtour méditerranéen une tendance à exagérer l’expression de la douleur : les femmes maghrébines crieraient ainsi plus que les autres à niveau de douleur égale.
Dans les formations, je projette un podcast de France Culture dans lequel est évoqué le syndrome méditerranéen en parlant de la douleur, propos renforcé par un parallèle avec le syndrome mexicain qui existerait aux États-Unis… Et les étudiants confirment en disant qu’ils ont raison. Comment ça ils ont raison ? Où avez-vous appris ça ? Dans les services, me répondent-ils…
Ce type de raccourci peut s’analyser comme un moyen pour le professionnel de se protéger émotionnellement. Épuisé par une nuit de garde et des patients qui ont crié toute la nuit, il est plus facile de se rassurer en évoquant de tels stéréotypes. Les professionnels aguerris diront au « petit jeune » : « Ne t’inquiète pas, c’est le syndrome méditerranéen ! Tu verras avec l’expérience ».
Cette réaction est compréhensible, mais marque un double piège : celui de la routinisation et celui du manque d’encadrement sur ces questions. C’est pourtant à ce dernier de pointer de tels amalgames, car le seul point commun entre les Mexicains aux États-Unis et les Maghrébins en France est la migration, avec le report par les professionnels de leur souffrance sur les « Autres ».
En outre, il faut être vigilant parce que les questions de culture sont vivantes, évolutives, et ne doivent être ni fossilisées ni essentialisées. C’est un point sur lequel il ne faut absolument pas transiger, sous peine de glisser vers le racisme brut.
Les enquêtes de terrain dans le domaine social ou médico-social montrent une sensibilisation de l’encadrement aux questions de racisme ou de sexisme, mais la question interculturelle fait plutôt figure de « patate chaude », encombrante, si ce n’est taboue…
La sensibilisation et la formation font le plus souvent défaut, même si les choses évoluent un peu. Les éventuelles formations proposées vont malheureusement très souvent dans le sens de l’essentialisation des cultures (comment accueillir un Africain, un Maghrébin, etc.), alors que l’interculturalité exige une adaptation singulière à chacune des « façons de voir le monde et d’interagir avec lui » des usagers.
L’encadrement devrait être formé avec un double objectif : d’une part, être capable de repérer les situations à risque en déjouant éventuellement le déni dans lequel peuvent être les professionnels, et d’autre part, écouter sans jugement et avec bienveillance les situations pour en chercher la logique.
Cette posture d’ouverture est essentielle pour permettre le dialogue, d’autant plus lorsqu’un professionnel ose verbaliser ce qui l’affecte. Par exemple, la peur d’avoir été envoûté est indicible si l’encadrement n’est pas formé. La protection de la professionnalité de chacun des membres de l’équipe, et donc la prévention d’éventuelles postures de stigmatisation comme « carapace », est à ce prix.
Pourtant, la posture professionnelle commande d’être neutre, de ne pas considérer l’origine de l’usager, mais ce discours universaliste bloque l’expression des problématiques interculturelles et engendre des souffrances chez le professionnel qui se sent impuissant. L’encadrant doit pouvoir accompagner le professionnel pour rendre la relation avec l’usager aussi efficace qu’enrichissante.
L’institution a intérêt à sensibiliser les usagers à ces questions ?
Les enjeux ne sont effectivement pas que du côté de l’institution, mais aussi des usagers. L’encadrement a un rôle important à jouer pour faire aussi évoluer ces derniers et pas uniquement dans le sens de lutter contre les réactions racistes. Les personnes fondamentalement racistes sont exceptionnelles, fort heureusement. C’est donc le plus souvent une affaire de stéréotypes qui peuvent être dépassés si on prend le temps de les expliciter.
Plus largement, envisager les dimensions interculturelles en jeu dans la relation entre un professionnel et un usager demande de faire évoluer le cadre des rencontres et les attentes respectives : pour l’usager, c’est accepter de ne pas avoir une réponse immédiate centrée sur le problème qui l’amène ; pour le professionnel, c’est d’accepter que la situation ne rentre pas dans les cases des protocoles…
L’avènement de régimes de protocolisation est l’autre grand piège auquel sont confrontées les institutions. Le protocole est fils de l’informatisation et de la numérisation des relations aux usagers et de la recherche d’efficacité, de productivité et de rentabilité. Or, le protocole renvoie à un universalisme des pratiques et non à la singularité du soin ou de l’accompagnement social, éducatif, etc. Ainsi, en santé, le recours à l’intelligence artificielle comme aide au diagnostic oblige à faire entrer le patient dans des catégories précises : est-ce qu’il a vomi ? Mal à la tête ? … En fonction de ces catégories, l’algorithme indique une conduite à tenir.
Le problème, c’est que si la culture ne peut pas rentrer dans une catégorie, les stéréotypes le font avec une grande facilité ! Cette tendance traverse toutes les relations institutionnelles avec les usagers et explique le succès des formations essentialisantes dont je parlais plus tôt.
Est-ce que ce défaut de compréhension des enjeux interculturels amène des confusions avec l’universalisme républicain ou encore la laïcité ?
Le concept de laïcité est largement galvaudé. La laïcité, c’est d’abord l’affirmation de la liberté de culte, l’exclusion de la religion des choses publiques, mais aussi la protection des cultes par un État qui, lui, doit se garder de toute prise de position. La loi de 1905 le pose très clairement. Ce concept est pris en otage pour plusieurs raisons qui ne sont pas mutuellement exclusives.
Tout d’abord, il y a une raison anthropologique. Notre société moderne manque de spiritualité et de transcendance, que ce soit Dieu, ou des idéologies. Or, tout un chacun est en quête de réponses existentielles. Je le vois dans les missions locales où je travaille avec les jeunes. Ils sont complètement perdus, à la recherche de réponses. La laïcité, c’est la liberté de choisir, mais ce n’est pas elle qui va leur apporter une réponse.
Ensuite, il y a une instrumentalisation politique de ces questions avec des amalgames et des radicalisations de tous les côtés. Il y a toujours eu, partout, des radicalisations par des personnes qui prennent les choses à la racine, sans possibilité de négociation ou de compromis, qui vont parler au nom d’une transcendance qui est par nature inaccessible à un raisonnement humain. Dans ces cas-là, la laïcité peut faire figure d’« obstacle » à cette conception de la transcendance. C’est pour cela que certains la combattent.
Enfin, il faut rajouter des phénomènes complexes comme la question du voile des jeunes adolescentes. Je suis convaincu que ce sont les mêmes qui, en France, se battent pour porter le voile et qui, en Iran, se battent pour de ne pas l’avoir. C’est une rébellion contre l’ordre établi et une quête de sens. Tout cela dit la nécessité de débattre encore et encore.
Mais le débat peine à exister sereinement…
Exactement. Je suis intervenu dans un institut de formation en soins infirmiers à la demande d’une formatrice avec un format très intéressant : nous formions les troisièmes années qui allaient ensuite former les premières années. Ils étaient donc obligés d’intégrer pédagogiquement le concept. Ça se terminait toujours en de longues discussions sur la religion sans s’agresser. C’est ça la laïcité. Mais nous avons arrêté suite à une plainte d’étudiant. Je suis intervenu huit ans dans un institut de formation en puériculture. Là aussi, une des étudiantes s’est plainte que la question interculturelle n’était pas intéressante ou utile. Le directeur a arrêté.
Les hiérarchies sont effrayées par ce thème et je dirais, à juste titre. Très vite, la direction peut en effet être suspectée de communautarisme ou de racisme. Comment se défendre de ça ? Le sujet demande non seulement de la volonté, mais aussi de la réflexion. La hiérarchie et l’encadrement doivent être conscients des enjeux de ces questions et de ce que le dialogue, la formation, vont faire remonter. Mais dès qu’il y a une ouverture, il faut « mettre le pied dans la porte », car ça ne dure jamais.
Par expérience, un changement de direction ou de majorité dans une collectivité peut tout interrompre. C’est un travail de longue haleine, qui requiert une anticipation de ces rejets, d’une part pour s’y préparer, d’autre part pour ne pas mal les vivre.
Comment une institution peut-elle travailler ces questions ?
La collectivité peut d’abord rassembler son personnel dans une journée d’étude, par exemple dédiée à la relation aux usagers. Si la participation est volontaire, mieux vaut éviter d’afficher directement le thème de l’interculturalité pour éviter de sélectionner uniquement les gens intéressés par le sujet. Par exemple, proposer de travailler sur l’accueil ou sur la question de l’agressivité, très débattue en ce moment. Si la réflexion est bien menée, la question de l’interculturalité va inévitablement émerger.
Une fois que le sujet a été posé collectivement avec bienveillance, pas seulement par la hiérarchie, il est possible de le travailler avec des formations pluriprofessionnelles. Cette dimension est très importante pour éviter l’endogamie et un rapport à l’altérité réduit aux « eux » et « nous ». Qui dit pluriprofessionnalité dit pluriculturalité. En mélangeant les publics, des assistantes sociales avec des médecins, des éducateurs avec des agents d’accueil…, il sera plus facile de faire comprendre la diversité culturelle et l’évolutivité de ces concepts.
Vous conseillez d’éviter d’aborder le sujet frontalement. Est-ce que cela suscite d’emblée des postures défensives ?
L’interculturalité, comme le racisme, gagnent à ne pas être abordés en tant que tels. Le risque est de catégoriser, de disqualifier les discours, d’engendrer une autocensure, et in fine d’empêcher de raisonner calmement, car le débat devient idéologique. Il est préférable d’approcher ces sujets en les explicitant avec la notion de stéréotypes. Parler de stéréotypes permet de les travailler, de verbaliser les situations, d’aller vers une amélioration des pratiques et des relations sans se sentir pointé du doigt ou agressé. Ça permet d’éviter aussi de rentrer dans un processus victimaire.
La méthode est très importante. J’ai récemment encadré une thèse très intéressante sur l’interculturalité en médecine générale de ville. L’étudiante a interrogé une quinzaine de médecins généralistes sur leur manière de prendre en compte l’interculturalité dans leur pratique. Le médecin est confronté au quotidien à des représentations du corps, de la santé, de la maladie, de la mort qui divergent de celles auxquelles il ou elle a été formé.
De très nombreux travaux anthropologiques ont été publiés sur ces différences de représentations, mais peu de travaux se sont penchés sur les pratiques en médecine générale. Elle a pu montrer que la question interculturelle était très mal prise en compte dans les pratiques. Ce n’est pas surprenant, car ce sujet n’est absolument pas abordé en formation initiale ni en formation continue.
Comme tous les professionnels, sans accompagnement, chacun « bricole » des solutions plus ou moins satisfaisantes. Les médecins qui sont eux-mêmes issus de l’immigration ou ont beaucoup voyagé se montraient un peu plus outillés que les autres. Finalement, seuls les plus motivés se forment volontairement, en suivant des formations spécifiques.
Dans votre ouvrage, vous posez les concepts d’identité, de culture, de communauté, d’appartenance. Comment viennent-ils outiller les professionnels ?
Ce sont des concepts pragmatiques, opérationnels, qui permettent aux personnes de décrypter les situations et leur rapport à l’usager. Tout d’abord réfléchir à l’identité. Qu’est-ce qui nous sépare ?
La culture, c’est ce que nous avons comme représentations communes, comme concepts partagés. Ensuite, la notion de communauté, que je limite strictement à la communauté d’intérêts à un moment donné. Cette nuance est absolument fondamentale.
Par exemple, les passagers d’un bus ne se connaissent pas, n’ont rien en commun sauf l’intérêt que le bus arrive à l’heure et suive le bon itinéraire. En ce sens-là, ils font communauté à un moment T sans se connaître. En santé, c’est assez facile. L’intérêt commun, c’est le bien-être, l’absence de douleur. C’est le bien-être du professionnel et celui de l’usager.
Ce concept est à distinguer du concept d’appartenance. Communauté ne signifie pas appartenance. Je peux me sentir appartenir à un groupe humain, quel qu’il soit, sans pour autant que nous ayons une communauté d’intérêts. Parmi les supporters du club de foot de Paris Saint-Germain peuvent se retrouver aussi bien l’émir du Qatar que le SDF du bois de Boulogne, dans une entreprise, se côtoient le PDG et l’intérimaire… Les intérêts de ces différentes figures n’ont rien en commun, même s’ils partagent un sentiment d’appartenance à un même groupe.
Face à une situation ayant une dimension interculturelle, comment les professionnels peuvent-ils déjouer les stéréotypes à l’œuvre, les leurs et ceux de l’usager ?
Le premier principe est de penser qu’il y a toujours une dimension interculturelle. Parler de situation d’altérité, et non pas de migrant, de précaire, etc., permet de ne pas essentialiser l’usager. Dans une situation d’altérité, le professionnel doit prendre sa part de l’altérité, c’est-à-dire se considérer lui-même comme un autre pour l’usager, à l’instar de la position de l’anthropologue qui se regarde lui-même comme un étranger.
Cela permet une relation plus saine et évite d’imposer à l’usager tous les cadres de pensée de l’institution que le professionnel est chargé de mettre en œuvre. Le rôle du professionnel de faire l’interface entre l’institution et l’usager demande impérativement qu’il se considère comme un autre par rapport aux usagers.
Il est aussi important de se confronter à des analyses différenciées, que ce soit au sein d’une équipe, mais aussi avec l’usager. Prenons les catégories de pensées exotiques comme celle de « l’enfant sorcier », celui qui est considéré comme le bouc émissaire de toute une génération et serait doté du pouvoir de porter tous les péchés de sa génération et de faire n’importe quoi. Pour les parents, ce statut explique pourquoi cet enfant perturbe tous les cadres. Mais pour le tribunal ou le centre médico-psychologique, cette catégorie « d’enfant sorcier » n’existe pas.
Plutôt que de nier cette catégorie d’analyse, il faut chercher sa fonction sociale et familiale et peut-être son équivalent dans notre pensée du monde. Par exemple, est-ce que cette catégorie d’analyse aide à gérer la difficulté de certains adolescents à trouver une place dans la société, ce que nous nommons « crise d’adolescence » ?
Penser la situation d’altérité permet au final de mieux adapter le service pour répondre aux besoins des publics ?
Sur ce point, l’exemple des gens du voyage est assez éclairant. Chez eux, quand quelqu’un est malade, c’est toute la famille qui souffre. En face, notre dispositif médical fondé sur la singularité du dialogue avec le patient ne prend en compte que ce dernier, les soins sont individualisés. Le reste de l’entourage ne compte pas. Quand une famille arrive aux urgences, seule la personne malade est prise en charge et la famille renvoyée dans ses « roulottes », parfois avec perte et fracas lorsque la famille manifeste son mécontentement de voir sa propre souffrance ignorée.
Si la situation de l’altérité est considérée comme partagée, des solutions pourraient être aménagées : par exemple, mettre en place une salle dans laquelle la famille pourra être reçue par un professionnel qui va ne serait-ce qu’écouter la souffrance de la famille. Cette réflexion sur la situation d’altérité permet de dépasser l’imposition monolithique des protocoles institutionnels.
Si vous rentrez dans un rapport de force, c’est perdu d’avance. C’est le moment où le refoulé colonial peut prendre le pas sur tout le reste. Ce refoulé arrive au moment où il y a une angoisse, un conflit, une urgence et ça se termine en pugilat avec l’appel aux forces de l’ordre.
Pouvez-vous développer cette notion de refoulé colonial ?
Le refoulé colonial, ce sont tous les stéréotypes que j’évoquais tout à l’heure : le syndrome méditerranéen, le noir voleur ou fainéant, etc., qui se construisent sur la base de souvenirs plus ou moins bien digérés de l’histoire, qui s’alimentent avec les instrumentalisations politiques et surtout dans la routine de l’exercice quotidien mal encadré.
Il peut se manifester par de la condescendance, surtout dans les domaines comme la médecine, le social, l’éducatif et même le judiciaire, dans un rapport caritatif où l’acteur des institutions se vit comme apportant des choses aux gens, de la même façon que les explorateurs apportaient de la verroterie. C’est un rapport asymétrique de donneur sachant à receveur ignorant (présumé sauvage et barbare !).
Ce refoulé est présent dans l’inconscient de chacun d’entre nous, jeunes ou vieux et dans les faits, nous avons peu travaillé cette question, dont la prise de conscience peut être psychologiquement très dérangeante. En outre, le même refoulé colonial existe aussi chez l’usager, qui peut transposer un désaccord avec l’institution dans des termes d’un conflit lié au processus de domination coloniale.
Sur quels points une institution qui met au travail la question interculturelle doit-elle être particulièrement vigilante ?
Si ce travail est fondamental, il s’avère douloureux. Les animateurs doivent être formés à prendre en charge les réactions négatives. Pour les réactions racistes, c’est assez facile, elles sont clairement formulées et relèvent de la loi. C’est plus compliqué lorsqu’il faut accueillir la dissonance cognitive qui se fait jour chez des personnes ayant choisi des métiers de l’empathie, que ce soit le social, le sanitaire, etc., et qu’ils prennent conscience qu’ils restent porteurs de stéréotypes, qu’ils peuvent encore avoir des réflexes relevant du refoulé colonial. Ça, c’est douloureux. L’encadrement doit savoir ne pas sous-estimer cette douleur et l’accompagner avec bienveillance.
Quels sont les limites ou obstacles que cette réflexion peut rencontrer ?
Je dirais que la première limite est le temps. En amont, le temps consacré aux formations se réduit. Elles doivent être courtes et efficaces et répondre à un cahier des charges précis en matière de compétences. C’est un phénomène malheureusement souvent présent et qui favorise les formations essentialisant les cultures, et donc renforçant les stéréotypes.
Il est plus rapide de réduire l’accueil à des visions simplistes (le lundi comment accueillir un Maghrébin, le mardi un Africain, etc.) que de lancer un travail en profondeur sur les inconscients des professionnels et des usagers. En aval, l’apport de cette prise de conscience est un gain difficilement chiffrable, donc quantifiable par le prisme gestionnaire des évaluations des politiques publiques.
La seconde limite est politique. Parler d’interculturalité avec les élus peut être difficile s’ils n’ont pas eux-mêmes travaillé la question. J’ai en tête une intervention sur interculturalité et violences faites aux femmes et aux enfants. Lors de la formation, j’ai essayé de montrer la complexité de cette question et notamment la nécessité, d’une part, de comprendre les conceptions des personnes migrantes et, d’autre part, les difficultés que ces dernières rencontrent pour intégrer notre propre conception. Sans ce double mouvement, rappel à la loi et condamnation brutale ne sont d’aucune utilité.
Pourtant, à la fin de la journée, l’élue de la collectivité a conclu par un discours essentialisant et caricatural sur l’interdiction des châtiments corporels et la nécessité d’empêcher que ces personnes enlèvent les enfants. Voilà. Terminer sur de tels propos (bien sûr importants, mais qui ne peuvent résumer toute la complexité d’une socialisation familiale et infantile) a cassé toute la dynamique que nous avions essayé d’initier avec les différents services.
C’est désespérant de renforcer ainsi des stéréotypes déjà bien portés par les médias. Je me répète, mais lutter contre l’essentialisation des cultures est une nécessité absolue pour éviter la guerre civile !
Comment analysez-vous cette réaction ?
C’est une réaction qui est à la fois liée au refoulé colonial et à un enjeu médiatique de ne pas laisser entendre qu’il est possible de « défendre » l’homme violent, surtout s’il est musulman, alors que comprendre les logiques n’est pas en prendre la défense, mais mieux en saisir les enjeux pour les prévenir efficacement.
Un tel discours radical peut mettre encore plus en danger femmes et enfants qu’une approche compréhensive en bloquant tout dialogue. L’idée n’est pas de défendre, de justifier ou d’excuser tout comportement déviant, mais bien d’en comprendre les ressorts pour en briser la logique.
Vous disiez qu’en Europe, nous n’avions pas travaillé ce refoulé colonial. Existe-t-il des pays qui l’ont fait ?
Parmi les anciens pays colonisateurs, non, pas véritablement, car les processus de domination économique et culturelle sont toujours à l’œuvre. Même si de nouveaux acteurs comme la Chine ou l’Inde y jouent un nouveau rôle, on ne les voit pas vraiment intervenir pour l’émancipation des peuples. Mais pour les anciens pays colonisés, j’ai en tête un pays assez discret, le Botswana où j’ai vécu pendant quatre ans qui, dès son indépendance, a engagé une réflexion sur le sujet des relations entre les groupes.
Le premier président, Seretse Khama, a voulu fonder un pays multiculturel frontalier avec l’apartheid d’alors et il y est en partie parvenu. En partie seulement, car la gestion de la question des populations nomades reste très problématique. De fait, si la multiculturalité se vit au quotidien, aussi bien entre les ethnies dominantes qu’entre les différentes couleurs de peau, la domination des populations sédentaires sur des nomades, vécus comme des sauvages barbares, montre cependant que les processus d’ordre colonial ne sont pas limités aux seules relations Nord-Sud.
C’est ce que l’on nomme la colonialité et qui illustre, s’il en était encore besoin, à quel point le sujet reste d’actualité.
Interview de Ariella Rothberg
psychologue clinicienne et anthropologue
Article
Cette vidéo montre la mixité en actes au sein du Défilé. Les habitants des quartiers populaires aux classes moyennes, puis les personnes d'un certain âge jusqu'aux femmes aujourd'hui largement majoritaires.
Article
Le besoin de reconnaissance de toute une jeunesse issue de l’immigration s’était déjà manifesté quinze ans plus tôt avec la marche pour l’égalité et sur fond de crise des banlieues.
Interview de Lionel Arnaud
Professeur en sociologie à l’Université Paul Sabatier-Toulouse III et directeur adjoint du Laboratoire des sciences sociales du politique (LaSSP)
Interview de Claudia Palazzolo
Maîtresse de conférences en arts du spectacle à l’Université Lumière-Lyon 2 et auteure
Interview de Michel Agier
anthropologue, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement et directeur d’études à l’EHESS.
Interview de Jean-Pierre Rosenczveig
Ancien président du tribunal pour enfants de Bobigny
Interview de Hélène Monier
enseignante chercheuse à BSB école de commerce de Dijon
Interview de Pierre Vidal-Naquet
Sociologue et chercheur au CERPE, associé au Centre Max Weber