Vous êtes ici :

Paul Bacot, politiste : « Plus on complexifie, plus on diversifie les structures territoriales, plus on éloigne le citoyen de l’institution »

Interview de Paul Bacot

professeur des universités honoraire de science politique et chercheur au laboratoire Triangle CNRS/ENS-Lyon

À l’occasion des dix ans de la Métropole de Lyon, Paul Bacot (Professeur des universités honoraire de science politique — Chercheur au laboratoire Triangle CNRS/ENS-Lyon) propose une analyse de la décentralisation dans le cadre national français.

Il souligne en particulier l’innovation démocratique que représente cette métropole à statut particulier qui résout juridiquement et politiquement la question de la légitimité démocratique des compétences intercommunales.

Il rappelle enfin, malgré, la tension permanente entre l’autonomie locale et l’unité républicaine, le rôle de l’État central comme acteur essentiel pour assurer la cohésion nationale.

Réalisée par :

Date : 01/05/2025

Qu’est-ce qu’une collectivité territoriale ?

Toutes ces collectivités, sans exception, participent à la vie démocratique nationale

En France, une collectivité territoriale est une personne morale de droit public. Cela signifie qu’elle a une existence juridique autonome : elle peut posséder des biens, agir en justice, être titulaire de droits et obligations, et est soumise aux règles du droit public, distinctes de celles du droit privé.

La collectivité territoriale repose sur un territoire délimité et une population, sauf exception (comme les Terres australes et antarctiques françaises, où il n’y a pas de population permanente).

Ses compétences sont dévolues par l’État central, ce qui traduit juridiquement son absence de souveraineté : ses pouvoirs lui sont transférés, non auto-attribués. Politiquement une collectivité territoriale est donc issue de la rencontre entre deux dynamiques. Un mouvement descendant, où l’État se décharge de compétences et un mouvement ascendant, où les citoyens élisent directement leurs représentants.

Toutes ces collectivités, sans exception, participent à la vie démocratique nationale. Elles participent donc à la désignation des parlementaires et du président de la République. Ça amène par moment à une surreprésentation de certains territoires, contrairement au principe de « un homme égale une voix », mais c’est la conséquence de cette intégration des territoires ultramarins à la vie politique nationale, qui est une spécificité française (ce n’est pas le cas pour Gibraltar vis-à-vis de la vie politique du Royaume-Uni, ou de Porto Rico vis-à-vis de la vie politique étasunienne).

En France, on compte une grande diversité de collectivités territoriales. Environ 35 000 communes (malgré des fusions récentes) ; 94 départements ; 14 régions ; 6 collectivités à statut particulier (Paris, Lyon, Corse…) et 2 collectivités sui generis (Nouvelle-Calédonie, TAAF). Et c’est sans compter les intercommunalités.

 

Conseil Régional d'Île-de-France, à Saint-Ouen-sur-Seine.© Teachix

Qu’est-ce qui distingue un EPCI d’une collectivité territoriale ?

Certains militent pour que les EPCI deviennent des collectivités territoriales

La différence entre un EPCI (Établissement Public de Coopération intercommunale) et une collectivité territoriale est moins évidente qu’il n’y paraît.

D’un côté, les EPCI ont désormais des compétences étendues — déchets, eau, transport, urbanisme —, un budget important et un personnel propre. Mais surtout, depuis les élections municipales de 2014, leurs membres sont élus au suffrage universel direct. Bien qu’on affirme souvent le contraire, ils sont élus au suffrage direct, puisque sur le bulletin de vote, vous avez une colonne avec les candidats au conseil municipal et une colonne avec les candidats au conseil communautaire, qu’on appelle le fléchage. Donc les électeurs élisent directement leurs conseillers communautaires comme ils élisent leurs conseillers municipaux.

La différence tient à un point central : le mode de représentation. Dans les EPCI, les représentants sont désignés commune par commune, selon un double principe. Chaque commune a droit à au moins un représentant ; la commune-centre, ne peut pas à elle seule disposer de la majorité. Résultat : l’égalité démographique n’est pas respectée. On ne représente pas seulement les citoyens, mais aussi les territoires. C’est une rupture fondamentale avec les principes républicains d’égalité politique. Une collectivité territoriale, en revanche, doit respecter la règle « un homme, une voix ».

Certains, comme l’organisation Intercommunalité France, militent pour que les EPCI deviennent des collectivités territoriales. Mais cela supposerait une réforme profonde du mode d’élection et du principe de représentation. C’est ce qui s’est passé avec la Métropole de Lyon.

La Métropole n’est ni un EPCI, ni un département, mais une collectivité territoriale à statut particulier. Elle respecte la proportionnalité électorale et donc le principe d’égalité citoyenne. La majorité des circonscriptions y sont pluricommunales et le nombre total de sièges est considérable par rapport aux conseils départementaux, pour garantir, autant que possible, une représentation équilibrée.

C’est un modèle hybride, pensé localement, sans véritable débat national, mais qui a résolu juridiquement et politiquement la question de la légitimité démocratique des compétences intercommunales.

 

Présentation de la Métropole lyonnaise aux élus, 2013.© Métropole de Lyon

D’où vient la décentralisation ? Qu’est-ce qui la guide ?

Ce qui est constant, ce n’est pas l’avancée de la décentralisation, mais la tension entre deux forces

On a l’habitude de dire que la décentralisation commence en 1982. En réalité, elle commence en 1884, la loi sur les communes, qui est absolument fondamentale et met en place cette idée d’un territoire avec sa population qui élit ses dirigeants, lesquels se voient attribuer des compétences non négligeables, avec même dès le départ, pour les communes, la fameuse clause de compétence générale.

Pour la première fois, une entité locale élue peut gérer librement les affaires de sa population, dans le respect du cadre républicain. L’État accepte alors un pari démocratique inédit : confier à des élus locaux — qu’il ne nomme pas et ne contrôle pas directement — des fonctions essentielles, y compris régaliennes (état civil, mariages, police judiciaire).

Pour voir naître le terme de « collectivité territoriale » au sens propre, il faut attendre la Constitution de 1946. À l’époque, ce sont les communes, les départements et les territoires d’outre-mer. On retrouve le terme en 1958 dans la Constitution de la Vème République. Et puis enfin 1982 avec les lois de décentralisations qui ont deux effets principaux : on rajoute une couche, les Régions, et on supprime la tutelle a priori du Préfet qu’on remplace par un contrôle a posteriori, par les tribunaux administratifs.

Mais ce processus est moins linéaire qu’il n’y paraît. Ce qui est constant, ce n’est pas l’avancée de la décentralisation, mais la tension entre deux forces : Une dynamique descendante : l’État transfère des compétences ; Une dynamique ascendante : les élus locaux réclament une autonomie renforcée, légitimée par leur élection.

Or, cette double dynamique se heurte à un principe supérieur : l’unité de la République. La France reste marquée par ce que Rosanvallon nomme une « culture de la généralité », c’est-à-dire une défiance envers les particularismes locaux. Ce paradoxe structure tout le système : on veut décentraliser, mais sans rompre l’unité.

 

Où va la décentralisation ? Peut-on voir le cadre national remis en question ?

Une organisation politique valable pour tous, avec des compétences claires et des repères identifiables, permet une appropriation démocratique

La multiplication des échelons, la différenciation statutaire croissante, les appels à l’autonomie locale ou à l’adaptation des politiques publiques au terrain alimentent une impression de fragmentation du cadre républicain. Pourtant, dans la perspective que l’on peut tracer aujourd’hui, l’État central conserve un rôle fondamental, et probablement inévitable.

Car l’État reste l’échelle à laquelle se posent les grandes questions d’universalité, de solidarité, de justice sociale. C’est lui qui assure la redistribution, arbitre entre territoires, garantit l’égalité des droits. Même si l’on reconnaît aux collectivités des compétences croissantes, ce sont des compétences déléguées, dans un cadre normatif fixé par l’État, et sous le contrôle de ses juridictions.

On peut imaginer à l’avenir des évolutions différenciées, des statuts particuliers, des expérimentations locales. Mais ces dynamiques resteront inscrites dans un modèle d’unité nationale, dans une culture politique encore très structurée par l’idée de République une et indivisible. L’attachement au cadre national demeure puissant, y compris dans les représentations collectives : les Français continuent de se tourner vers l’État pour la protection, pour la régulation, pour la justice.

Autrement dit, si l’avenir des territoires est sans doute à l’invention, à la souplesse, à la différenciation, il ne sera pas celui d’un effacement de l’État central. Celui-ci continuera, très probablement, d’incarner le garant de l’unité, de la cohésion et de la fraternité républicaine. Pour autant, plus on complexifie, plus on diversifie les structures territoriales, plus on éloigne le citoyen de l’institution. Une organisation politique valable pour tous, stable dans le temps, avec des compétences claires et des repères identifiables, permet une appropriation démocratique. Les citoyens peuvent y trouver leur place, y jouer un rôle.

Mais des institutions aux périmètres mouvants, aux statuts particuliers, et aux mécanismes électoraux spécifiques, tendent à brouiller la lisibilité et à entretenir l’incertitude. À cet égard, la commune conserve une place très singulière dans l’architecture républicaine. Le maire y porte une double légitimité. Il est le représentant de sa commune, élu par son conseil municipal. Il est aussi représentant de l’État, en tant qu’officier d’état civil et officier de police judiciaire. Quand le maire vous marie, il ne le fait pas au nom du conseil municipal, mais au nom de la République.

 

Mairie d'Etretat, Le Havre, Seine-Maritime.