La participation citoyenne : pour quelle(s) finalité(s) ?

Étude
À quoi sert la participation citoyenne, et pourquoi la mettre en œuvre ?
Interview de Christophe Chabrot
Maître de conférences (HDR) de Droit public à l’Université Lumière Lyon 2, Christophe Chabrot étudie les fondements et la mise en œuvre de la décentralisation au sein des institutions publiques françaises.
Créateur du concept de « domocratie » (du latin domus, habitant, résident), il travaille actuellement sur la Métropole de Lyon, au sein de l’axe Métropole(s) et Territoire du centre Transversales (Lyon 2) qu’il dirige.
Décentralisation constitutionnelle, législative ou administrative, démocratie locale et implication des habitants, équilibre des pouvoirs et rapports de force avec l’État, subsidiarité de l’exercice des compétences…
Autant de problématiques à la fois historiques, politiques et territoriales que cet enseignant-chercheur explore depuis plus de 30 ans, et dont il explique les enjeux actuels dans cet entretien.
Pourquoi la France est-elle si souvent associée à l’image du « mille-feuille institutionnel » ?
La France est unique en Europe par sa mosaïque de collectivités territoriales. Avec 35 000 communes — un record —, ses départements, ses régions, ses intercommunalités, l’État central et l’Union européenne, elle incarne parfaitement l’image d’un « mille-feuille institutionnel ». Cet empilement est le fruit d’une longue histoire, où chaque étape a ajouté une strate pour répondre à des besoins administratifs, sociaux ou économiques. Mais cette superposition a aussi créé des tensions, des doublons, et parfois un manque de lisibilité, pour les citoyens comme pour les décideurs.
Comment le contexte historique a-t-il façonné une organisation territoriale aussi complexe ?
L’organisation territoriale française trouve ses racines dans l’Histoire longue. À la Révolution française, l’État entreprend une refonte totale du territoire pour rationaliser son administration. Les départements sont créés en 1790, conçus comme des divisions accessibles, avec un critère pratique : rejoindre la préfecture devait être possible en une journée de cheval. Cette logique reflète le besoin d’un État centralisé de contrôler efficacement le territoire.
Cependant, cette rationalisation s’est superposée à une base déjà très morcelée. La France, « cul-de-sac de l’Europe », a toujours été un territoire de refuge, où les populations s’installent dans des espaces enclavés — montagnes, vallées ou villages isolés. Ce morcellement aboutit à une carte communale extraordinairement dense. Aujourd’hui encore, malgré plusieurs réformes, la France reste le pays des petites communes : sur les 35 000 recensées, 72 % comptent moins de 1 000 habitants, ne regroupant pourtant que 13,5 % de la population.
Des tentatives de fusion ont pourtant eu lieu. La loi Marcellin de 1971 est emblématique de cette ambition. Mais ces initiatives se heurtent à des résistances locales : attachement des habitants à leur identité communale, crainte de perdre une représentation locale, voire des ressources spécifiques. La loi du 16 décembre 2010 a facilité la procédure, permettant de réduire de presque 2 000 le nombre de communes, mais face à ces échecs relatifs, l’État a opté pour une autre voie : ajouter des strates pour organiser la coopération entre collectivités qui ne voulaient pas fusionner.
Les Établissements publics de Coopération intercommunale (EPCI), comme les communautés de communes ou d’agglomération, sont créés pour mutualiser les compétences (assainissement, voirie, développement économique). Mais ils ne simplifient pas pour autant le mille-feuille, s’ajoutant à des échelons existants sans les remplacer. Les départements, initialement conçus comme de simples divisions administratives sous l’autorité des préfets, gagnent en autonomie au XIXᵉ siècle. Ils acquièrent progressivement un conseil élu et un budget propre grâce à une série de lois entre 1830 et 1870.
Enfin, les régions, d’abord pensées dans les années 1950 comme des circonscriptions de l’État, deviennent des collectivités territoriales à part entière avec les lois de décentralisation de 1982. L’État tente ainsi de rationaliser le territoire tout en répondant aux besoins locaux, mais chaque réforme complexifie davantage l’organisation.
Comment a évolué ce mille-feuille territorial ?
Le mille-feuille institutionnel français est un chantier perpétuel. L’État, pris entre son ambition centralisatrice et la reconnaissance des réalités locales, a oscillé entre consolidation et dispersion des compétences.
Les lois de décentralisation des années 1980 marquent un tournant : elles donnent aux collectivités locales des pouvoirs élargis et des budgets propres. Mais cette autonomie accrue s’accompagne d’une superposition d’échelons. Les départements, longtemps au cœur de l’administration locale, perdent une partie de leur prééminence au profit des intercommunalités et des régions.
Avec la réforme territoriale de janvier 2015, l’État crée des super-régions, fusionnant certaines entités pour renforcer leur poids économique et administratif. Mais cette réforme est critiquée : ces grandes régions, souvent perçues comme trop éloignées des citoyens, peinent à incarner une véritable identité territoriale et ne disposent pas de moyens financiers et juridiques réels.
Dans le même temps, les métropoles émergent comme un nouveau modèle. Lyon, avec la création de sa Métropole en 2015, devient une collectivité territoriale à part entière, illustrant cette quête de rationalisation. Mais le modèle a du mal à convaincre et à se généraliser, et ajoute même à la complexité par son statut dérogatoire. Cette multiplication d’échelons et de régimes particuliers, chacun avec ses compétences spécifiques, crée un paysage complexe où les citoyens ont parfois du mal à savoir qui décide quoi.
L’État a toujours joué un rôle central dans l’organisation territoriale française. Comment cette relation ambivalente avec les territoires s’est-elle construite et quels défis cela pose-t-il aujourd’hui ?
L’organisation territoriale française a toujours oscillé entre deux pôles : le contrôle centralisé et la reconnaissance des spécificités locales. Au XIXᵉ siècle, l’État renforce son emprise sur le territoire par la création des départements et le rôle prépondérant du préfet, bras armé de l’administration centrale. Pendant longtemps, les conseils départementaux, bien qu’élus, n’avaient qu’un rôle consultatif. Ce n’est qu’à partir des années 1830 que des lois progressives leur attribuent un budget et des compétences propres, amorçant une lente autonomie.
La Seconde Guerre mondiale et ses conséquences économiques et sociales poussent à une nouvelle étape. Les politiques d’aménagement du territoire, pilotées par l’État, cherchent à désenclaver les régions rurales et à décongestionner Paris. La Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action régionale (DATAR) symbolise cette vision planifiée : de grands projets comme La Grande-Motte ou l’aménagement du littoral aquitain sont réalisés dans une logique descendante. La DATAR suscite également la création autoritaire des communautés urbaines, puis des régions et établissements publics. Mais cette approche uniformisante montre vite ses limites.
Avec les lois de décentralisation de 1982, l’État change de paradigme : les régions et les départements deviennent des collectivités territoriales à part entière, dotées de compétences élargies. Pourtant, dès les années 1990, des critiques sur les « gabegies locales » entraînent une recentralisation partielle. Des réformes comme la loi Pasqua (LOADT) sur l’aménagement du territoire ou la loi Voynet (LOADDT) cherchent à imposer des cadres uniformes, mais elles peinent à prendre en compte les réalités locales.
L’État français a toujours entretenu une relation ambivalente avec les collectivités locales. Bien qu’il ait accepté de leur déléguer des compétences, il conserve une méfiance latente envers les initiatives locales. Cette méfiance se manifeste par le rôle central du préfet, garant des intérêts nationaux sur le terrain, et par le contrôle des finances locales.
Même après les lois de décentralisation, l’État n’a jamais complètement lâché prise. Il accompagne chaque transfert de compétences par un renforcement de la déconcentration : les préfets, omniprésents, continuent de surveiller, d’encadrer et parfois de bloquer les décisions locales qui pourraient dévier de l’intérêt général tel que défini par Paris.
Ces dernières années, l’État semble amorcer un changement d’approche. Plutôt que d’imposer des réformes descendantes, il valorise l’intelligence territoriale en offrant des outils d’accompagnement. L’Agence nationale de la Cohésion des Territoires (ANCT), créée en 2019, incarne cette volonté : elle propose une ingénierie de projet aux collectivités, les aidant à concevoir et à mettre en œuvre leurs propres solutions.
Cependant, cette « centralisation par l’ingénierie » reste teintée de contrôle. L’État conserve le dernier mot, orientant les projets selon ses priorités. Cette expérimentation de l’initiative locale, bien qu’encourageante, montre que l’État n’est pas encore prêt à abandonner sa mainmise sur l’organisation territoriale.
Que peut-on apprendre du modèle lyonnais et de ses implications sur les relations entre territoires et État ?
L’histoire de Lyon illustre les tensions entre rationalisation administrative et autonomie locale. Jusqu’au XIXᵉ siècle, Lyon n’a jamais véritablement coopéré avec ses communes périphériques. Les annexions forcées de La Guillotière, Vaise ou La Croix-Rousse, orchestrées par le préfet, ont laissé un climat de méfiance durable entre la ville-centre et les communes environnantes.
Après une coopération minimale sous Vichy (dans les transports), le rejet de création d’un district urbain en 1959 et la création d’un syndicat de coopération très limité en 1960 (le SIVMAL), l’État impose une coopération forcée avec la création autoritaire par la loi de 1966 de la Communauté urbaine de Lyon (Courly), effective en 1969. Ce modèle, dominé par la Ville de Lyon, permet de mutualiser les compétences (assainissement, transports, urbanisme), mais engendre des frustrations chez les maires des petites communes, souvent peu consultés.
En 2015, une étape supplémentaire est franchie avec la transformation de la Métropole de Lyon en collectivité territoriale. Ce nouveau statut, fruit d’un accord entre Gérard Collomb et Michel Mercier, confère à la Métropole des compétences élargies, jusque-là exercées par le Département. Si cette réforme qui fusionne la communauté urbaine et le département sur son territoire simplifie la gouvernance, elle accentue aussi les tensions avec les communes, qui perdent une partie de leur pouvoir au profit d’une vision métropolitaine globale.
À quoi pourrait ressembler l’organisation territoriale française demain ? Quels enseignements tirer pour l’avenir ?
Le modèle lyonnais, bien qu’intéressant, reste difficilement généralisable. Chaque territoire a ses spécificités, et une réforme uniforme ne pourrait répondre à toutes les réalités locales. Néanmoins, l’idée d’un binôme métropole-région, accompagné d’une redéfinition du rôle des départements dans les zones rurales, semble être une piste prometteuse.
Pour cela, une révolution culturelle est nécessaire. L’État doit apprendre à valoriser les initiatives locales, à encourager l’expérimentation et à accepter des modèles territoriaux diversifiés. Il ne s’agit pas de supprimer des échelons, mais de clarifier leurs rôles respectifs et d’éliminer les doublons.
L’objectif est triple : garantir l’efficacité des politiques publiques, renforcer la proximité avec les citoyens et assurer une cohérence nationale. Cela passe par une souplesse structurelle, où chaque territoire peut trouver son propre équilibre entre centralisation et autonomie. À terme, c’est en acceptant cette diversité que la France pourra réconcilier son riche héritage historique avec les défis du XXIᵉ siècle.
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