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Fabrice Hamelin, sociologue des politiques de sécurité et sûreté dans les transports : « Sur ce type de politique, il faut discuter avec les parties prenantes »

Interview de Fabrice Hamelin

Professeur de sociologie à l’Institut d’études politiques de Fontainebleau-UPEC

Aujourd’hui considérée comme un enjeu majeur de santé publique et de protection des personnes, la sécurité routière française a pourtant mis de longues années à être reconnue et respectée par les conducteurs.

Née dans les années 1970, elle a dû démontrer son efficacité face à l’imaginaire de liberté que véhiculait le secteur automobile.

Au fil des époques, elle a donc adapté son discours, laissant transparaître les différentes formes que l’État peut donner à son autorité lorsqu’il s’agit de légitimer le contrôle et la sanction.

Fabrice Hamelin est professeur de sociologie à l’Institut d’études politiques de Fontainebleau-UPEC. Il mène des recherches sur les politiques comparées de sécurité et de sûreté dans les transports.

Dans cet entretien, il revient sur l’histoire de la sécurité routière en France pour mieux nous expliquer les tenants et les aboutissants de l’acceptabilité des politiques publiques contraignantes.

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Date : 12/03/2025

Pourquoi vous êtes-vous intéressé au sujet du gouvernement des conduites dans le champ de la sécurité routière ?

J’ai travaillé sur ces nouveaux outils et la manière dont ils étaient reçus

J’étais à l’époque chargé de recherche à l’Institut National de Recherche sur les Transports et leur Sécurité (INRETS), devenu ensuite l’Institut français des sciences et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux (IFSTTAR). J’ai commencé à travailler sur les polices de la route, parce que l’hypothèse était envisagée, au début des années 2000, d’adapter à la France les polices de la route anglo-saxonnes, ceci afin d’améliorer la sécurité routière. On a vite montré qu’une telle solution était non pertinente et non applicable à notre cadre, et le ministère de l’Intérieur l’a écartée.

En France, on a deux grandes polices nationales, la police nationale et la gendarmerie nationale. Or, créer une troisième police, spécialisée sur la route, serait revenu à entrer directement en concurrence avec ces deux institutions. Le gouvernement a finalement fait le choix en 2002 des radars automatiques, autrement dit de l’automatisation du contrôle-sanction du respect des vitesses autorisées.

J’ai travaillé alors sur ces nouveaux outils et la manière dont ils étaient reçus par leurs destinataires finaux, les usagers de la route, et aussi par les agents en charge de leur déploiement. En effet, la manière dont les agents de police et les gendarmes s’en saisissaient était absolument déterminante dans la réussite ou dans l’échec de cette politique.

Comment la politique de sécurité routière se met-elle en place en France ?

On s’aperçoit dans les années 1990 que les résultats ne sont pas à la hauteur

La France est, en matière de sécurité routière, un pays où l’industrie automobile est puissante. La politique de sécurité routière en France naît dans les années 1970, assez tardivement par rapport à la massification du recours à l’automobile, qu’on peut dater des années 1950-1960. On peut largement l’expliquer par le poids des constructeurs automobiles, mais aussi par la volonté, après la Seconde Guerre mondiale, de relancer l’industrie automobile française, pourvoyeuse d’emplois.

Une sorte de consensus réunissait le gouvernement gaulliste, les syndicats, le parti communiste et les constructeurs automobiles sur l’idée qu’il ne fallait pas entraver le redémarrage de l’industrie automobile française, d’autant plus dans un contexte de concurrence.

Pendant très longtemps, on est resté alors dans une politique du laisser rouler. Le vrai début de la politique nationale de sécurité routière vient au début des années 1970, c’est plus de 15 000 tués sur les routes de France, c’est « Mazamet, ville morte », une opération de sensibilisation à la sécurité routière qui s’est déroulée en mai 1973 dans le Tarn. À ce moment-là, l’État se saisit du problème. Le nombre de tués est devenu inacceptable pour la société.

Cette politique est aussi le produit d’une réforme de l’État, qui se donne un outil important de pilotage de ses politiques publiques, la rationalisation des choix budgétaires. Un certain nombre de politiques publiques (logement, périnatalité, etc.) seront réexaminées à partir de cet outil, dont la politique de sécurité routière, qui est bientôt dotée d’une autorité dédiée, le délégué interministériel à la sécurité routière, et d’une administration spécialisée.

La politique de sécurité routière est une politique du quotidien, très liée dans sa conception et sa mise en œuvre aux transformations de la fabrique des politiques publiques en France. Elle est liée au tournant de la décentralisation du début des années 1980, quand l’État a pris conscience qu’il ne pouvait plus assurer seul cette mission, qu’il convenait alors de réaliser cette politique en partenariat avec les collectivités territoriales et les acteurs privés.

Alors que l’on était plutôt dans cette logique de coproduction des politiques de sécurité routière, on s’aperçoit dans les années 1990 que les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes. Le nombre des tués et des blessés sur les routes stagne.

Qu’est-ce qui rend possible alors la mise en place de ces radars automatiques, qui forment un dispositif singulier de contrôle-sanction en matière de sécurité routière ?

L’automatisation « sort » le facteur humain de la prise en charge du contrôle-sanction

Il a fallu une transformation des représentations autour des enjeux de la politique de sécurité routière pour que les radars automatiques deviennent une espèce d’évidence pour les pouvoirs publics. Une expertise dans les années 1990, appuyée sur une série de travaux scientifiques, montre d’abord que la vitesse et le respect des vitesses autorisées sont la clé de l’amélioration des résultats de la politique de sécurité routière. Et non pas la question de l’alcool, ou du port de la ceinture, ou de la fatigue.

Cette expertise montre aussi que les Français arrivent à faire sauter des PV, que les tribunaux sont engorgés, que les agents en charge du contrôle-sanction, c’est-à-dire les gendarmes et les policiers, considèrent la mission de sécurité routière comme une mission mineure parmi les tâches qui leur sont confiées. Les vols, les agressions sont des sujets bien plus importants pour eux.

Résultat : il devient évident que ce délit de masse n’est pas bien traité, que le système de contrôle-sanction des excès de vitesse est défaillant. L’automatisation devient alors une solution tout à fait pertinente, parce qu’elle « sort » le facteur humain de la prise en charge du contrôle-sanction du non-respect des vitesses.

Sortir le facteur humain, c’est renoncer à la tolérance ?

Pour l’usager, le facteur humain donnait la possibilité de discuter

Oui en quelque sorte, puisque l’automatisation a été une réponse radicale à ce problème de tolérance, en choisissant d’évacuer ce facteur humain. Si je suis flashé en Seine-et-Marne, le PV est envoyé directement à Rennes, et je le recevrai à mon domicile sans intervention humaine — l’infraction est seulement « constatée » par un agent de police judiciaire au Centre national de traitement. Ce faisant, on empêche ce jeu, qui était devenu un sport national, qui consistait à faire sauter ses PV.

Depuis la mise en place du contrôle-sanction automatisé, la tolérance n’est plus de mise pour ce délit-là. Pour l’usager bien sûr, le facteur humain donnait la possibilité de discuter, la possibilité du face à face avec l’agent, la possibilité d’expliquer alors, pourquoi, tout d’un coup, on s’est trouvé en faute à ce moment-là, alors qu’on est évidemment un bon conducteur le reste du temps, et que c’est la faute à pas de chance ou à toute une série de choses.

 

D’autres éléments pèsent-ils dans l’adoption de cette solution ?

L’opinion publique était favorable à l’abaissement des vitesses

Oui, les progrès technologiques rendent possible l’automatisation, notamment le transfert des données à un centre d’analyse et de traitement. La campagne présidentielle de 2002 s’est faite largement autour des questions de sécurité et de sécurité publique. La sécurité routière fait partie de la sécurité publique et c’est une des politiques de sécurité où il est le plus facile d’obtenir des résultats marquants, visibles rapidement.

Le discours de Jacques Chirac du 14 juillet 2002 annonce une reprise en main par l’État central de cette politique publique. Il devient important pour l’État de montrer qu’il se saisit de cette politique. Les radars automatiques vont apparaître comme un outil permettant une amélioration rapide, visible, des résultats de la politique de sécurité routière.

Le contexte devient donc favorable à cet outil dont on sait qu’il donne d’excellents résultats, mais auquel on résiste notamment pour des questions d’acceptation. Il faut savoir que la France a résisté pendant plus de 10 ans à l’utilisation du radar automatique, dont il était démontré qu’il donnait des résultats positifs en termes de diminution du nombre des tués et de blessés graves sur les routes. Les radars sont déployés dans des États américains depuis les années 1980, et depuis 1992 sur les routes anglaises. En tout cas, l’ouverture d’une fenêtre d’opportunité va permettre son déploiement en France, avec des résultats visibles et rapides.

Dans certains pays au contraire, des résistances extrêmement fortes ont conduit jusqu’à bloquer leur déploiement ou faire qu’on y renonce momentanément. Cela n’a pas été le cas en France, parce que l’opinion publique était favorable à l’abaissement des vitesses, et volontaire pour qu’il y ait une diminution du nombre des tués sur les routes. Il y a eu quelques actes individuels de neutralisation de radars, sans que l’on soit sur une résistance globale.

Intervient également une volonté de l’État de reprendre en main certaines politiques, face à une décentralisation qui marque un peu le pas, et qui ne répond plus à certains sujets où l’État est jugé responsable en dernier ressort par la population.

L’évolution du rapport des Français aux risques entre-t-elle dans la balance ?

Tout un discours se développe autour d’une répression devenue excessive

Au tournant des années 2000, l’opinion publique a été marquée par des accidents très médiatisés, à l’exemple de l’accident meurtrier de Vitry-sur-Seine en mai 2002, ce qui l’a rendue moins tolérante aux excès de vitesse et aux transgressions routières. Elle a mieux accepté l’action contraignante de la part de l’État. C’est aussi pour cette raison que le gouvernement met en place cette mesure. Ce sentiment va ensuite un peu se déliter.

Dès le milieu des années 2000, et à la veille de l’élection présidentielle de 2007, on observe des contestations dénonçant des pertes de permis de conduire liées aux retraits de points qui interviennent suite à l’accumulation de petites fautes successives de la part du conducteur. Des tribunes paraissent dans la presse, des ouvrages sont publiés. On assiste à une transformation des perceptions.

Un discours, à la fois faux et caricatural, se diffuse où la victime de la route n’est plus forcément l’usager qui aura eu un accident, mais le père de famille qui roule un peu vite, perd des points sur son permis, et par enchaînements successifs, perd son permis de conduire, son travail et voit sa vie sociale et familiale profondément affectée. Tout un discours se développe ainsi autour d’une répression devenue excessive, disproportionnée et inadaptée à la réalité des fautes individuelles commises.

Vous établissez un lien entre l’interprétation de l’accident routier (tient-il surtout au comportement de l’automobiliste, est-il lié à de multiples causes ?), et le choix des solutions mises en place pour l’éviter, avec l’idée qu’il existe une compétition entre les interprétations.

Pour l’expert, le conducteur n’est pas un délinquant potentiel, c’est un individu susceptible de connaître des défaillances

Il y a ce qu’on appelle des luttes définitionnelles, c’est-à-dire des conflits sur la manière dont on définit le problème sur lequel on souhaite agir, le problème étant envisagé comme l’écart entre ce qui est, et ce qui devrait être. À partir de là, les pouvoirs publics doivent agir pour rapprocher la situation telle qu’elle est, de la situation telle qu’elle devrait être. Si l’on définit le problème de la sécurité routière comme un problème de délinquance, de non-respect des règles du Code de la route, on mettra en place, de manière assez évidente, soit une politique de contrôle-sanction, soit une politique d’éducation.

Si l’on met en place une politique de contrôle-sanction, le système d’acteurs va se restructurer autour, par exemple, du ministère de l’Intérieur et des forces de l’ordre. Si l’on met en place des politiques d’éducation, les auto-écoles et l’Éducation nationale, qui forme dès le plus jeune âge les enfants aux dangers liés à la conduite automobile, en seront les acteurs principaux. Quelque part, selon votre définition du problème, vous mobiliserez et légitimerez des acteurs différents.

Si l’on définit le problème de la sécurité routière comme celui d’un risque multidimensionnel, ce qui correspond davantage à la vision des experts, on aura des solutions différentes, portées par des parties prenantes elles-mêmes différentes. Les experts pensent en effet que le système de conduite, c’est un système complexe où le conducteur doit gérer l’état des infrastructures, l’automobile qu’il pilote, et aussi ce qu’il est, avec ses émotions, sa fatigue, son attention.

Pour l’expert, le conducteur n’est pas un délinquant potentiel, c’est un individu susceptible de connaître des défaillances, à un moment donné. Si vous partez sur cette conception, vous ne mettrez pas en place des politiques de contrôle-sanction ou des politiques d’éducation, vous mettrez en place des politiques d’aide à la conduite, en aidant les constructeurs à équiper, par exemple, leurs véhicules d’outils (systèmes de freinage ABS, capteurs, etc.) et travaillerez sur les infrastructures routières. Les constructeurs automobiles, les équipementiers, etc., seront, entre autres, vos interlocuteurs privilégiés.

 

La manière de définir le problème reflète-t-elle des conceptions politiques ?

Des représentations circulent au sein de la société et influencent les pouvoirs publics

En un sens, parce que des coalitions de causes se constituent autour de la défense d’une représentation particulière du problème. Prenons le monde associatif. D’un côté, la Ligue contre la violence routière considère qu’on a affaire à des délinquants, qu’il faut effectivement contrôler et sanctionner en cas de non-respect des règles de conduite.

Face à elle, d’autres grandes associations de la société civile organisée, tels 40 millions d’automobilistes, sont plus favorables au « laisser rouler ». L’idée, c’est qu’il est de la responsabilité de l’individu de se comporter bien sur la route, et s’il a un accident, voire s’il provoque un accident, c’est à lui d’en assumer les conséquences. La sécurité routière relève de la liberté individuelle, c’est une affaire privée.

Ce paradigme-là reste néanmoins plutôt minoritaire. Vous avez alors, d’un côté des associations qui demandent à l’État d’agir pour réguler le système de conduite, et de l’autre côté des associations qui invitent l’État à ne pas trop s’en mêler. En tout cas, il n’y a pas forcément besoin que l’État, pour le coup, contrôle, sanctionne, intervienne. Tout cela illustre le fait que des représentations circulent, elles sont reprises par des groupes au sein de la société civile organisée et influencent les pouvoirs publics dans leur manière de concevoir une réponse au problème de la sécurité routière.

La mise en place des radars est rapide, peut-on dire qu’elle montre la puissance de l’État ?

Lors de la pandémie de Covid-19, les Français ont accepté une politique extrêmement descendante

Ce dispositif traduit en effet une reprise en main par l’État d’une politique dont il a la responsabilité, et dont il va assumer les aspects les plus contraignants, au nom des résultats à atteindre. Avec le tournant des radars automatiques, l’idée est que la sécurité routière ressort d’une mission fondamentale de l’État régalien : protéger ses administrés et ses ressortissants. Il doit agir au mieux, y compris de manière ferme si cela se justifie.

On a observé récemment ce type d’attitude de l’État, lors de la pandémie de Covid-19, quand les Français ont accepté assez bien une politique extrêmement descendante et contraignante : ne plus sortir de chez eux, puis sortir dans un cadre défini, avec des autorisations de sortie à certaines heures, etc. Mais il est des moments où l’État, lorsqu’il a le sentiment que son action pourrait être mal vécue et entraîner une forme de résistance, se contente de politiques moins contraignantes, qui en restent à la communication, au sermon moral, à l’incitation positive, alors même que tout indique que des mesures contraignantes seraient plus efficaces.

Est-on dans ces situations de politiques moins contraignantes quand l’État appelle les citoyens à se responsabiliser, ce que l’on a appelé le tournant « individualiste » des politiques publiques ?

l’État demande d’avoir un comportement adapté alors qu'il n’est pas aussi contraignant à l’égard de certains secteurs

Le paradigme individualiste est une forme de déresponsabilisation des autorités publiques, en positionnant la faute au niveau de l’individu. Bien conduire, c’est quelque part « bien se conduire ». Cela peut entraîner une non-action, ou une action symbolique, ou de la communication à travers des spots télévisés qui diront par exemple, « Attention lors du réveillon, il faut boire de manière modérée », « Empêchez vos proches de prendre le volant s’ils ont bu ».

C’est une manière pour les autorités publiques de transférer la faute soit sur le conducteur qui se comporte mal, soit sur la société qui n’est pas en mesure de transmettre les bons comportements, ou d’intervenir lorsqu’elle est témoin de comportements inadaptés ou dangereux.

Ce type de raisonnement peut s’appliquer aux politiques de transition climatique, quand on demande aux enfants de dire à leurs parents qu’il faut trier les déchets. Dans ces situations, l’État demande à la personne d’avoir un comportement adapté à des enjeux bien réels, alors que dans le même temps, il n’est pas aussi contraignant qu’il devrait l’être à l’égard de grandes entreprises ou de certains secteurs d’activité.

Vous pointez le rôle décisif des professionnels en charge du dispositif de contrôle-sanction. Pourquoi leur rôle est-il si important, et qu’est-ce qui conditionne leur acceptation du dispositif ?

Un système trop rigide peut devenir très compliqué à faire fonctionner

Toute la sociologie des organisations dément l’idée d’une administration servante, où les « bonnes » décisions, prises au sommet s’appliqueraient sans difficulté sur le terrain. Les hiérarchies parallèles, les normes secondaires d’application, les jurisprudences locales, les marges d’autonomie des agents d’exécution, tout cela est déterminant et contribue à requalifier toute politique, et ceci à tous les niveaux.

En matière de radars, on s’est vite rendu compte que la solution initiale des radars mobiles qui, placés au bord de la route, complétaient les radars fixes, posait des problèmes. C’est lourd un radar, quand il faut le sortir du coffre de la voiture. Par ailleurs, le radar peut empêcher la voiture de redémarrer et peut très rapidement créer un sentiment d’insécurité chez l’agent resté dans la voiture, parce qu’un usager de la route qui pense s’être fait flasher pourrait s’arrêter et interpeller l’agent. Tous ces éléments-là vont rendre l’outil problématique du point de vue des agents chargés de le déployer, et freiner cette politique.

Les agents ont remonté auprès de leur hiérarchie toutes les difficultés inhérentes à ce choix des radars mobiles. Et les chefs sont bien obligés de prendre en compte les réticences de leurs équipes. Pour ces raisons, le radar embarqué-débarqué a disparu. Les radars automatiques mobiles sont aujourd’hui dans des flottes privées de véhicules banalisés.

Dans l’acceptation de l’outil, entre aussi en ligne de compte les possibilités de contourner ses difficultés inhérentes. Les gendarmes des escadrons mobiles de sécurité routière affectaient à ces véhicules ceux qui avaient, pour des raisons de santé par exemple, une interdiction momentanée de faire de la moto. Quelque part, c’était un outil de gestion des ressources humaines pour le chef, qui sait parfaitement que les motards le sont parce qu’ils aiment être sur le terrain avec leur moto. Passer quatre heures au bord d’une route dans un véhicule qui flashe les conducteurs, ce n’est pas pour ça qu’ils se sont engagés.

Donc quand il y a un argument médical, ça passe. Ou quand les agents préparent un concours interne, ça passe. Il était accepté de rester quelques heures au bord de la route dans le véhicule immobilisé, parce l’agent pouvait réviser, alors que l’outil, automatique, flashait tout seul. Cela signifie que les possibilités de contournement de l’outil font partie des facteurs de son acceptation. S’il est trop contraignant, trop rigide, s’il n’accorde pas de marge de manœuvre et de contournement de son usage à celui qui le déploie, vous aurez de fortes chances que des résistances se mettent en place dans la mise en œuvre. Un système trop rigide peut devenir très compliqué à faire fonctionner.

 

Radar mobile

Pour qu’une tâche contraignante soit jugée acceptable par les agents, il a donc fallu composer ?

Il y avait ce jeu mis en place par les agents pour rendre cette tâche acceptable

Oui, dans un premier temps, lorsque des véhicules étaient affectés aux brigades territoriales de la Gendarmerie nationale, deux agents étaient mobilisés, cela en donne une bonne illustration. Un agent passait chercher le collègue : il sortait le véhicule, il allait jusqu’à la gendarmerie locale, il pouvait prendre un café avec les collègues et puis les deux prenaient le véhicule.

Le temps dédié au contrôle-sanction pouvait au final être réduit par rapport aux attentes réglementaires, parce qu’il y avait ce jeu qui était mis en place par les agents, tout simplement dans une démarche de convivialité, pour rendre cette tâche, vécue par eux comme contraignante, finalement acceptable.

Le radar automatique fixe s’est imposé et a été accepté par les agents, c’est pourtant un outil rigide, en quelque sorte. La nécessité pour les agents d’avoir des marges de manœuvre dépend-elle des outils ?

Le recours à l’outil automatique retire aussi aux agents la possibilité d’apprécier la gravité de la faute

Les nécessaires marges de manœuvre et de contournement de l’usage s’appliquent d’abord aux outils perçus comme contraignants par les agents, ce qui était le cas des radars mobiles, pénibles à manipuler, qui impliquent d’y passer du temps et qui exposent les agents. Les agents ne sont pas directement concernés par les radars fixes, puisque la responsabilité de leur déploiement et de leur efficacité ne peut leur être imputée. Ils les acceptent d’autant mieux que ces radars présentent l’avantage de leur libérer du temps pour d’autres missions, plus valorisées ou plus conformes à leur culture institutionnelle, je pense aux activités de police des flux.

Les radars automatiques sont de fait des instruments de lutte contre les mauvais comportements du « petit » ou du « faux client », et non pas du « vrai client » des policiers et gendarmes. Pour autant, d’autres arguments jouent contre l’acceptation. L’automatisation affecte l’identité professionnelle, elle supprime partiellement l’interpellation qui correspond au « vrai travail » des policiers et gendarmes de la route. Le recours à l’outil automatique retire aussi aux agents la possibilité d’apprécier la gravité de la faute commise, de l’expliquer à l’usager, il n’autorise pas non plus celui-ci à s’expliquer.

Le dispositif de contrôle-sanction est-il aussi adapté, ou modulé à son contexte de mise en œuvre ?

En utilisant les radars automatiques, le préfet a adapté l’outil aux enjeux locaux

Oui, y compris à un contexte local, avec ses enjeux. Nous avons par exemple montré par nos études que les préfets recevaient un stock de radars fixes pour leur département, ce qui leur permettait, pour certains d’entre eux, de mettre en place ce que j’ai appelé des quasi-politiques locales de déploiement des radars automatiques. C’est-à-dire qu’ils l’utilisaient pour répondre à des problématiques qui étaient celles du territoire.

Dans un lieu que je ne vais pas citer, des associations environnementalistes et des élus avaient constaté, dans un espace naturel, une circulation trop rapide, nuisible pour la faune. Ils ont demandé au préfet d’agir. En utilisant les radars automatiques, pour limiter les vitesses de circulation dans cet espace, le préfet a adapté l’outil aux enjeux locaux. L’implantation d’un radar a pu, à un moment donné, répondre à d’autres enjeux que ceux de la stratégie nationale de réduction de la limitation de vitesse.

On peut interroger les systèmes de contrôle et de sanction sous l’angle de la justice sociale. Avez-vous vu l’automatisation du contrôle des vitesses questionné sous un tel angle ?

L’impact de votre « mauvaise conduite » n’est pas le même en fonction de vos revenus

Une politique est acceptable dès lors qu’elle ne donne pas lieu à un sentiment d’injustice, c’est, je l’accorde, fondamental. Le côté vertueux du dispositif des radars automatiques, il ne tenait pas seulement à son efficacité, il tenait aussi dans l’idée qu’il instaurait une justice sociale plus forte. Parce que la contravention, de fait, est très inégalitaire, puisque si vous avez des revenus importants, vous pouvez payer les contraventions sans trop de difficultés.

Si vous êtes un professionnel, vous allez les budgéter, pensez aux représentants de commerce, parce que vous savez que s’il vous arrive de rouler plus vite, et qu’étant plus exposés, vous devrez forcément payer. Ce qui est intéressant dans le radar automatique, c’est le policy mix, c’est le mélange d’outils entre le contrôle-sanction automatisé et le permis à points.

Que vous ayez des revenus importants ou que vous ayez des revenus modestes, vous perdez le même nombre de points en cas de non-respect de la règle. C’est plus juste que le montant de l’amende qui vous impacte différemment en fonction de vos revenus. Le permis à points est donc bien un facteur de justice sociale.

La réforme Darmanin de 2024, qui a retiré la perte de points aux petits excès de vitesse, a réintroduit une sorte d’injustice sociale, parce que l’impact de votre « mauvaise conduite » n’est pas le même en fonction de vos revenus. En la matière, il existe de nombreuses possibilités pour aller vers la justice sociale. Pensons aux pays nordiques par exemple, où le montant de l’amende est calculé en fonction des revenus.

 

Est-il important que les dispositifs soient considérés comme justes, y compris par les professionnels en charge de les faire fonctionner ?

Oui, une personne qui prend sa voiture occasionnellement sera évidemment moins contrôlée et donc mécaniquement moins sanctionnée que celle qui passe toutes ses journées sur la route. L’exposition au contrôle et à la sanction est différenciée. Rappelez-vous que ceux qui se sont mobilisés contre le permis à points au tournant des années 1980-90, ce sont les chauffeurs routiers. Ils ont eu le sentiment qu’ils allaient être les plus touchés. Sur un autre sujet, pensez aux Bonnets rouges aussi.

Vous utilisez les termes « contrôle-sanction » quasiment comme une expression. Qu’est-ce que cela désigne ?

S’il n’y a pas les moyens pour sanctionner, l’action menée ne sert pas à grand-chose

Qu’il y ait uniquement du contrôle, mais pas de sanction, cela n’a pas d’intérêt. L’important, c’est le lien entre les deux. À partir du moment où vous êtes contrôlé, et que le contrôle montre une défaillance, elle doit être suivie par une sanction, sinon la mesure n’a pas d’impact. Le contrôle-sanction, c’est une sorte d’idéal, parce qu’il arrive qu’on soit contrôlé sans être sanctionné, parce que vous arrivez à échapper à la sanction, soit que vous en ayez les moyens financiers, soit que vous faites le petit cadeau qui va bien, soit que vous avez des relations bien placées.

Le plus important dans cette histoire, c’est bien la sanction. Pensez à l’usage du téléphone au volant. Très peu de conducteurs sont contrôlés et sanctionnés au regard du nombre considérable de ceux qui utilisent leur téléphone au volant. Même si l’on met en place une perte de points ou une contravention en cas d’infraction, s’il n’y a pas les moyens techniques et humains pour sanctionner, l’action menée ne sert pas à grand-chose en termes d’efficacité. Cela renvoie à la question de l’effectivité de la mesure.

Vous avez dit que cette solution des radars automatiques, après une phase d’acceptation, a ensuite été contestée ?

Les élections présidentielles sont des moments où un travail de lobbying se met en place

Oui, une contestation arrive en 2007, c’est une seconde étape. Les élections présidentielles sont des moments où l’on s’interroge sur les politiques et où un travail de lobbying se met en place autour des candidats et des élus. Une contestation commence à se mettre en place autour des limites de cet outil devenu central dans la politique nationale de sécurité routière.

Les radars automatiques sont perçus comme étant moins efficaces. Bien plus récemment, la mobilisation des Gilets jaunes, puis celle des présidents des Conseils départementaux contre l’abaissement des vitesses à 80 km/h vont conduire à une réorientation de la politique de sécurité routière, et à l’élaboration d’un nouveau paradigme.

Quel est ce paradigme ?

Le nouveau paradigme se cristallise aussi autour de l’idée que l’acceptabilité sociale peut devenir une nouvelle norme

Le nouveau slogan de la sécurité routière est « Vivre, ensemble ». L’important est le « ensemble », cela signifie qu’aujourd’hui, selon les pouvoirs publics, on ne peut plus fabriquer ce type d’action publique de manière autoritaire, de manière descendante, de manière contraignante. Il faut associer l’ensemble des parties prenantes. On l’a vu avec le 80 km/h, quand le gouvernement a dû reculer devant la contestation. La leçon a été que, . L’État prend conscience qu’il doit associer à sa politique les collectivités territoriales, la société civile organisée, le monde économique.

Le nouveau paradigme se cristallise aussi autour de l’idée que l’acceptabilité sociale peut devenir une nouvelle norme pour les politiques publiques. Cela vaut aussi pour les politiques de transition, autour des enjeux climatiques. Il est extrêmement difficile aujourd’hui pour l’État d’imposer un certain nombre de mesures sans mettre en place les espaces de débat pertinents avec ceux qui se sentent concernés. Le concernement est un facteur de mobilisation de première importance.

Ce nouveau paradigme d’un État qui n’impose plus ses solutions, mais les coconstruit, a-t-il à voir avec la crise de la légitimité des autorités publiques ?

L’élu n’est plus en capacité d’imposer ses choix à l’opinion publique et aux acteurs mobilisés

Oui, le , qui se remet au même niveau que les autres acteurs concernés par une politique. S’ajoute aussi une évolution de la légitimité. Pendant très longtemps, la légitimité a été confondue avec la légalité. À partir du moment où les mesures prises sont conformes à la loi et votées dans les règles définies par la Constitution, tout va bien.

On s’est aperçu au cours du XXe siècle, en raison de toute une série d’événements (promulgation de lois iniques, etc.) que cela ne suffisait pas, qu’il fallait aussi respecter des droits fondamentaux. Et puis est venue assez rapidement la question de l’efficacité : une bonne action publique est une action publique efficace, elle doit conjuguer légalité et efficacité.

Aujourd’hui, les questions de l’acceptabilité nous renvoient à un autre tournant, celui de la nécessaire mise en débat, de la nécessité d’associer le plus grand nombre de parties prenantes à la prise de décision. C’est l’idée d’un tournant délibératif qui vient compléter la légitimité de l’intervention publique. Légalité, efficacité, acceptabilité, les critères se cumulent.

Une bonne action publique aujourd’hui doit respecter le cadre légal, elle doit donner des résultats, et il faut aussi qu’elle ait reçu, quelque part, l’assentiment de l’ensemble des acteurs concernés. D’où la mise en place d’une série de dispositifs, type enquête publique, commission ad hoc, convention citoyenne, etc. L’élu n’est plus en capacité, du fait de sa seule élection, d’imposer ses choix à l’opinion publique et aux acteurs mobilisés sur le sujet qui les concerne.

 

Comment envisager l’acceptabilité sociale dans ce nouveau cadre ?

le permis légal pour agir ne suffit plus à vous donner le droit d’agir

Il y a trois visions de l’acceptabilité sociale. On peut en faire une norme d’action publique, comme le défend au Québec Louis Simard, ou en France Arthur Jobert et moi. Je parle pour ma part de « balise », parce que l’acceptabilité sociale, aujourd’hui, je pense que ce n’est pas encore une norme, c’est une balise pour ceux qui fabriquent les politiques publiques. La question de la réception de l’intervention publique est extrêmement importante. Pour s’assurer d’une bonne réception, certains vont défendre l’importance de la délibération dans l’acceptation, comme je viens d’en parler.

Derrière l’acceptabilité sociale, il y a l’idée que toute politique publique suscite de la controverse, du débat, des résistances. On va alors déployer des espaces délibératifs, pour mettre en discussion et essayer de rapprocher les points de vue entre des destinataires des politiques publiques qui, de toute façon, ne seront pas d’accord les uns avec les autres. Forcément, pour les autorités publiques, il va falloir engager et surmonter l’épreuve d’acceptabilité à laquelle les populations concernées vont vous demander de vous confronter.

Une autre partie des spécialistes de l’acceptabilité sociale se méfient beaucoup de cette notion, parce qu’ils y voient une volonté des pouvoirs publics de faire accepter une réforme, un projet, un programme, auquel la population n’est a priori pas favorable. L’acceptabilité dissimulerait alors une stratégie, voire une ingénierie du consentement, un travail de manipulation, qui peut recourir à un travail de conviction, ou à d’autres pratiques comme les incitations financières, par exemple.

Et puis, il existe une vision plus neutre ou plus équilibrée, qui consiste à penser que le permis légal pour agir — comme un permis de construire, d’aménager ou un permis de conduire —, cela ne suffit plus à vous donner le droit d’agir comme vous l’entendez. Il faut aussi une sorte de permis social d’opérer, c’est-à-dire l’assentiment des groupes concernés. Ce n’est pas parce que vous avez obtenu le droit de le faire que ceux qui vont se sentir affectés ou concernés par le projet ou l’action vont vous laisser faire.

On en revient à l’idée que l’acceptabilité doit concerner toutes les parties prenantes.

L'enjeu des 80 km/h au départ est purement de sécurité routière

Oui, l’acceptabilité sociale n’est pas seulement l’acceptabilité du public ou l’acceptabilité du grand public, ce n’est pas uniquement celle qu’on tente de mesurer à travers des sondages d’opinion, c’est aussi l’acceptabilité des parties prenantes. De tous ceux qui interviennent dans la fabrique et la mise en œuvre des politiques publiques. C’est la raison pour laquelle je m’intéresse beaucoup à l’administration, aux agents, à la société civile organisée et aux leaders d’opinion, parce qu’ils vont agir pour imposer leur représentation du problème et leur représentation de l’intervention publique pertinente.

C’est la dimension sociale de l’acceptabilité qui est à interroger et déconstruire. Que veut dire la dimension sociale ? C’est tout à la fois l’acceptabilité de l’opinion publique, mais c’est aussi l’acceptabilité des élus et des professionnels. Chacun de ces groupes peut résister ou s’opposer. Si vous voulez comprendre la réussite ou l’échec d’une politique, il faut bien avoir en tête qu’il vous faut déconstruire le social dont vous cherchez l’acceptation.

Pour les 80 km/h, c’est très clair. Ce ne sont pas tant les usagers de la route qui ont joué le rôle déterminant, ce sont les présidents des Conseils départementaux et leur relais mobilisés par les groupes engagés dans l’action collective. Quand ils ont fait valoir que cette décision a été prise à Paris, par des gens qui ne sont pas touchés par la mesure, puisqu’elle s’applique dans des espaces ruraux et des espaces périurbains, ils ont déconnecté l’enjeu des 80 km/h de l’enjeu initial, qui au départ est purement de sécurité routière, puisque destiné à diminuer le nombre des tués sur les routes départementales.

Les présidents des Conseils départementaux, les sénateurs et la presse qui les a accompagnés ont détourné l’enjeu et l’ont reconstruit autour du nécessaire développement des territoires, et autour du respect des compétences transférées aux collectivités territoriales au titre de la décentralisation (ce ne sont pas des routes nationales, mais départementales qui sont passées à 80 km/h). On est bien sur une requalification ou redéfinition du problème.

Des publications s’alarment d’une évolution possible de nos sociétés, qui pourraient devenir des « sociétés de surveillance ». Quel est votre sentiment ?

l’État est bien plus en capacité aujourd’hui de surveiller, contrôler et sanctionner

L’histoire des politiques publiques donne le sentiment que nous sommes passés d’un État régalien, interventionniste, à un État régulateur, voire animateur. On a le sentiment aussi que nous allons vers des politiques moins contraignantes, plus consensuelles, plus incitatives, donc que la dynamique irait d’une histoire passée où l’État était capable d’imposer son autorité de manière verticale, monopolistique et violente, à une histoire récente d’un État davantage dans l’obligation de négocier, discuter, bricoler et de coconstruire l’action publique avec la société.

Or, avec les nouvelles technologies, l’État est bien plus en capacité aujourd’hui de surveiller, contrôler et sanctionner. Parce qu’il dispose d’outils qui permettent de géolocaliser, de stocker les données concernant les « méfaits » que vous auriez pu commettre tout au long de votre vie, qu’il est donc capable d’avoir un suivi extrêmement précis de vos faits et gestes, de vos discours, de vos discussions. Je pense que l’on sous-estime la capacité de l’État à assurer cette surveillance.

Avec les traces que vous laissez sur les réseaux sociaux, avec votre carte Navigo, votre carte bleue, l’État a des capacités décuplées de surveillance. Certes, il ne s’intéresse pas à chacun, mais il n’empêche que si les capacités de surveillance dont il dispose sont déployées, elles permettent à l’État d’être performant dans ce domaine comme il ne l’a jamais été.