Ariella Rothberg, psychologue clinicienne : « La différence culturelle est un impensé, alors qu’elle doit être pensée et travaillée pour devenir une évidence »

Interview de Ariella Rothberg
psychologue clinicienne et anthropologue
Interview de Jean SAGLIO
<< Il serait intéressant d’avoir comme les Italiens des conventions collectives pour les collectivités locales, plutôt que de voir des normes de salaires tomber d’en haut >>.
Ancien directeur de recherche au CNRS, Jean Saglio est un spécialiste des questions de négociation collective et de dialogue social.
Historiquement, comment ont évolué les revendications syndicales ?
Pour comprendre les évolutions de ce qu’on appelle aujourd’hui le dialogue social, il est opportun de prendre une perspective de longue période. On voit alors qu’il ne s’agit pas, et de loin, de revendiquer seulement une hausse de salaires, ni même forcément de revendiquer des garanties statutaires inscrites dans des lois : on constate ainsi que, de la fin du 19ème siècle aux années 1950, la revendication syndicale ouvrière est principalement une revendication de convention collective, plutôt qu’une revendication de statut. En utilisant les termes de la Constitution de 1946, on peut dire qu’ils demandent de participer collectivement à la détermination de leurs conditions d’emploi. Cette revendication est celle des ouvriers au sens traditionnel du terme. Ils travaillent dans le secteur privé, tels les mineurs par exemple attachés à la convention collective d’Arras de 1891. C’est aussi la revendication des ouvriers des secteurs publics. L’historienne Jeanne Siwek Pouydesseau a ainsi établi que les personnels communaux demandent des conventions collectives dès le début du 20ème siècle : le syndicalisme existe dans les métiers ouvriers de la voirie en particulier, chez les égoutiers, cantonniers, etc. Ces ouvriers sont souvent des anarcho-syndicalistes, sans aucune confiance dans l’Etat.
Les accords sont des « conventions collectives de travail » qui concernent les ouvriers. On ne trouve presque rien pour les « employés » et a fortiori pour les « cadres ». La novation viendra en 1936 quand la convention des banques, l’une des premières, ouvre la voie à un syndicalisme dans les services.
Pourquoi la négociation collective est-elle valorisée ?
Tout un courant de pensée, où l’on trouve Léon Blum notamment, estime qu’il n’existe en soi pas de solution juste en matière salariale hors la négociation. C’est donc l’exact opposé de Taylor qui, à la même époque, cherche une détermination « scientifique » du salaire. Dans cette perspective, l’économiste Gaétan Pirou explique qu’il serait illusoire de considérer qu’il existe un « bon employeur », ou des méthodes qui garantissent des bonnes conditions de travail. La solution juste consiste à avoir une négociation équilibrée. Du coup, la négociation collective apparaît comme meilleure qu’une décision de l’Etat ou de technocrates. Dans les syndicats, cette approche pragmatique convient tout à la fois aux réformistes et aux anarcho-syndicalistes qui privilégient la négociation et le rapport de force direct entretenu à la base.
Quand apparaissent les conventions collectives ?
Le système français des conventions collectives se met en place au début du siècle, pour des raisons de paix sociale. Traditionnellement, une collectivité publique qui veille à la bonne gestion de ses moyens sélectionne par appel d’offre l’entreprise proposant le prix le plus bas. Une telle stratégie a un effet défavorable en matière de paix sociale, puisqu’elle défavorise les entreprises qui payent correctement leurs salariés et investissent, et favorise au contraire celles qui n’investissent pas et établissent une pression maximale sur leurs salariés. La solution classique de ce problème est élaborée autour de 1880, notamment par la mairie de Paris à l’occasion de l’exposition universelle. Elle est reprise en 1899 au niveau de l’État. Il est décidé que lors d’un appel d’offre public, l’entreprise adjudicatrice devra respecter les normes en vigueur localement en matière d’embauche, de salaires et de conditions de travail. Ces normes s’imposent dès lors qu’elles ont été négociées. C’est le fondement des conventions collectives. L’idée est d’éviter que le secteur public favorise un dumping social. Le paradoxe juridique qui fut difficile à admettre pour certains est que la négociation collective est une discussion privée dont les résultats contraignent l’État ou les collectivités locales. On voit d’ailleurs qu’encore aujourd’hui, dans les fonctions publiques, il y a des réticences fortes à admettre que la négociation serait une solution préférable à la détermination par le Prince.
Ce principe va être repris au moment de la Première Guerre mondiale. Albert Thomas, ministre de l’armement, socialiste, dont le cabinet comprend des intellectuels durkheimiens spécialistes des salaires, tient ce discours le 1er mai 1916 aux usines d’armement du Creusot : aux patrons, il veut éviter les effets de la concurrence - qu’ils craignent - en les assurant d’engagements forts de l’Etat, notamment s’ils investissent et adoptent les nouvelles technologies. L’Etat leur achètera la production, même si le coût n’est pas rigoureusement le plus faible à court terme. Sous condition que les mêmes patrons négocient avec leurs salariés, c’est-à-dire la CGT. Le ministre se retourne alors vers les ouvriers : grâce à ce principe, ils auront des salaires corrects. Mais ils doivent s’engager à respecter les conventions, et à se former. Ce système conduit à établir des salaires hiérarchisés que le patron est tenu de respecter, quelles que soient les pressions du marché. En même temps, le ministre annonce aux syndicats qu’ils participeront au projet public de rénovation de l’économie. C’est l’une des origines de la planification à la française en matière industrielle.
Comment passe-t-on de la revendication de convention collective à celle d’un statut ?
Quand Marcel Paul, ministre communiste de la production industrielle rédige en 1946 le statut des mineurs en déclarant qu’il tient lieu de convention collective, on est encore dans le temps du primat de la négociation. La rédaction du statut de la fonction publique en 1948 est le moment de l’ambivalence : pour les uns, c’est un texte négocié avec les partenaires syndicaux, pour les autres, c’est une loi et donc la reprise en main par l’État. Ceux qui considèrent que, pour l’État garant de l’intérêt collectif, la négociation avec des représentants d’intérêts catégoriels est une perversion, vont progressivement dominer : le secteur public renonce à la négociation collective au sens strict pour adopter d’autres formules de concertation, de consultation, de « décision éclairée ». Ce basculement est accompagné, dans le syndicalisme des fonctions publiques, par le passage d’une dominante de syndicalisme ouvrier à une dominante de syndicalisme employé. C’est le moment où, à la fin des années 1940 et aux débuts des années 1950, la CGT relance l’idéologie de lutte de classes, où la négociation perd de son importance. D’une certaine façon, dans le secteur public, on en vient alors à considérer que le statut est meilleur que la convention collective. Le statut répond à la crainte de salariés de se trouver face à un employeur qui concentre tous les pouvoirs. Dans les communes où le statut est confirmé dans les années 1980, cela recoupe une revendication ancienne qui est de ne pas dépendre du bon vouloir de l’élu.
Ce basculement opéré dans les années 50 fait disparaître le local comme espace de négociations. Du coup les collectivités se targuent d’apporter la stabilité de l’emploi à ceux qui travaillent pour elles, ce qu’on ne leur demandait pas. Du moins on peut penser que cette recherche de la stabilité dans l’emploi est plus le fait des employés que des ouvriers, dont la recherche classique est plutôt celle du contrôle du marché du travail. On peut constater que, dans certaines fonctions publiques, on aboutira à avoir les deux, avec une conception d’une quasi « propriété du poste » par l’individu et un contrôle syndical fort sur les conditions d’embauche et de mobilité.
Un statut apporte pourtant une stabilité de l’emploi ?
Avant les années 30, la stabilité de l’emploi est une revendication des employés et non des ouvriers. La revendication des ouvriers anarcho-syndicalistes n’est pas la stabilité de l’emploi, mais le contrôle syndical de l’embauche et du licenciement. A travers les conventions collectives, on peut remarquer qu’ils récusent tout ce qui les stabiliserait dans l’emploi. Un ouvrier veut des classifications, pour faire reconnaître qu’il a travaillé à tel poste, et s’en référer quand il changera d’entreprise. Le modèle de l’ouvrier professionnel valorise la mobilité et surtout l’indépendance vis-à-vis de l’employeur ! Le statut privilégie la non mobilité et la carrière à l’ancienneté qui sont plutôt des valeurs des employés. Un des problèmes récurrents des patrons jusqu’aux années 1960 est de parvenir à stabiliser leurs ouvriers. Les ouvriers bougent y compris vers le public. Les quelques indications dont on dispose montrent que le personnel communal tourne, notamment entre emploi privé et emploi public. Cela vaut pour des périodes récentes. Une thèse de doctorat montre ainsi que la carrière d’ATSEM, agents territoriaux des écoles maternelles, est souvent une deuxième carrière, qui vient après des emplois dans le secteur privé ; ce n’est pas de l’emploi à vie ! L’âge moyen d’entrée des ATSEM dans certaines communes est de l’ordre de 35 ans.
Examiner cette histoire syndicale au moins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale permet de constater que la revendication ouvrière traditionnelle est plus une revendication de négociation qu’une revendication de statuts et de garanties.
Vous dites donc que le statut est un frein à la mobilité !?
Il s’agit plutôt de constater que, dans la tradition syndicale ouvrière, la mobilité est une pratique revendiquée des professionnels. La revendication statutaire est plutôt l’affaire de ceux qui sont « en emploi » et non des ouvriers qui sont « au travail ». La mensualisation, dans les années soixante dix, change la donne. Le chômage devient une menace qui renforce l’immobilité dans les parcours professionnels. Certains cherchent aujourd’hui à retrouver cette mobilité. C’est un enjeu de négociation sociale au niveau local, difficile à aborder, car dès que l’on prononce le mot mobilité, les salariés l’interprètent comme une volonté de les mettre dehors. Une organisation de la mobilité serait d’autant plus importante que nos organisations publiques, fonction publique d’Etat ou fonction publique territoriale, ont souvent de grandes difficultés à gérer les situations de décroissance des effectifs, en raison d’une culture de la négociation et de gestion des ressources humaines qui font défaut.
Où se joue la différence entre privé et public en matière de mobilité ?
Une grande différence tient à la logique du concours : un fonctionnaire considère comme normal d’obtenir le poste qu’il demande si son ancienneté est supérieure à celle des autres candidats. Les autres critères n’interviennent que peu dans une telle logique. La gestion de la mobilité devient donc difficile puisque prévaut le souhait des individus les plus anciens.
Par ailleurs, des effets pervers bloquent la mobilité. Par exemple, un encadrant qui pense que son subordonné serait mieux dans un autre service aura du mal à le motiver pour l’aider à envisager un nouveau projet, par crainte de ne pas avoir de remplaçant sur le poste libéré. Les gens qui sont mis à la mobilité sont généralement considérés comme ceux dont on ne veut plus.
Dans un tel contexte, la négociation locale est réduite à sa plus simple expression. Alors qu’un bon chef est celui qui règle, à son niveau, les problèmes qui se posent, sans avoir besoin d’en référer à sa hiérarchie, des pans entiers de la fonction publique ont l’habitude de faire remonter les problèmes, tels les syndicats de l’Education Nationale qui les remontent tout en haut et attendent du coup le règlement qui va sortir au Bulletin Officiel de l’Education Nationale. Parce qu’il n’existe pas d’espace de discussion, et que l’on est focalisé sur le statut, les relations sociales sont très mauvaises. Heureusement pour elles, les collectivités locales ont l’avantage de ne pas remonter les problèmes trop haut ; elles sont plus souples que le secteur public « pur », où l’Education Nationale et l’administration des Finances constituent le pôle le plus verrouillé.
Que veut dire verrouillé ?
Cela veut dire qu’un manager n’a pas la possibilité de demander, de faire valoir ou d’imposer ses critères, en dehors de critères purement bureaucratiques comme le diplôme, le statut ou l’ancienneté. Lors d’un séminaire, une directrice de lycée témoignait : son ministère lui demandait de faire des projets, et elle avait motivé l’équipe enseignante pour en faire un ; mais à la fin de l’année scolaire, des enseignants ont quitté l’établissement, et elle s’est trouvé dépourvue de tout moyen pour obtenir des nouveaux arrivants qu’ils participent au projet, du coup abandonné.
Heureusement, d’autres administrations d’Etat, comme l’Equipement ou les Armées savent se débrouiller. Dans la Marine, on arrive à faire fonctionner un bateau, ce qui implique qu’il n’y ait pas de dysfonctionnement en raison par exemple du caractère opposé des uns et des autres, y compris tout en bas de l’échelle hiérarchique. La question de savoir qui on choisit comme « pacha » ou patron, puis comme second, etc., se négocie.
Globalement, les collectivités territoriales ont un avantage sur l’Etat, car elles ont davantage de possibilités de choix et plus de marge de manœuvre.
Pour en revenir au statut : il a quand même l’intérêt d’éviter aux travailleurs la précarité !
Ce n’est pas si simple. Une mutation extrêmement importante intervient entre 1969 et 1973 : c’est la mensualisation, que le président Georges Pompidou fait appliquer après l’avoir inscrite dans son programme. Jean Bunel a démontré dans un ouvrage remarquable qu’elle fait basculer le monde ouvrier, alors puissant, vers le monde des employés, en raison des modes de paiement, des garanties sociales, de l’usage de la formation…
Du coup, le syndicalisme perd en solidarité ouvrière et en capacité à mobiliser les exclus. Le syndicalisme français est traditionnellement un syndicalisme ouvrier. Dominé par les ouvriers professionnels, il est très mal à l’aise par rapport à la question du devenir des OS.
Concrètement, qu’est ce que la mensualisation ?
C’est l’obligation de traiter les ouvriers comme des employés en terme de stabilité et de détermination des salaires, et d’avantages sociaux liés. On ne paye plus les ouvriers aux pièces, on les paye au mois. Auparavant, dans les PME par exemple, les ouvriers, étant payés aux pièces, baissaient leur rythme de travail en temps de chômage, répartissant donc la pénurie de travail sur tout le monde. Cela suscitait une solidarité ouvrière. A partir du moment où l’on mensualise, l’intérêt du patron consiste à maintenir les grosses cadences pour ses ouvriers mensualisés, et à licencier les autres, les intérimaires d’aujourd’hui. C’est l’effet pervers de cette mesure qui est pourtant à l’époque unanimement perçue comme porteuse de progrès social.
C’est à partir de là que la mobilité, voire même le mode contractuel sont pensés comme imposés, mauvais, à travers la notion de précarité. Pour les fonctionnaires notamment territoriaux, contractuel est synonyme de précaire. C’est devenu une figure de pensée classique. A titre de contrepoint, pour montrer simplement que les choses ne sont pas simples et ne s’inscrivent pas en noir et blanc, on peut rappeler à l’inverse qu’au début du 20ème siècle, la limitation de la durée des contrats est considérée, par les juristes de gauche, comme une amélioration de la condition ouvrière
Point de salut aujourd’hui en dehors d’un statut, c’est ça ?
Avec la mensualisation et le statut de la fonction publique, soit vous avez un statut, soit vous êtes en dehors d’un statut, et dans ce cas non syndiqué et non représenté. Cela engendre un clivage extrêmement important. Il est très impressionnant dans la fonction publique, mais les syndicats ne le perçoivent pas. Donner un statut aux agents d’entretien par exemple a permis de les stabiliser, mais a fait perdre la dimension d’insertion de cet espace de travail : alors que l’on y passait un temps avant de repartir ailleurs, il devient un espace où une fois que l’on est dedans, on n’en bouge plus.
Le statut immobilise donc…
Avant tout, il rompt la solidarité : la logique consistant à travailler à partir de statuts a brisé des mécanismes de solidarité qui, sans être parfaits, avaient le mérite d’exister. Et il augmente la pression sur les précaires. Un exemple : quand le décret portant statut des ATSEM est paru en 1992, des maires de communes populaires ont protesté. En imposant aux ATSEM d’avoir des diplômes, toutes les femmes célibataires qui faisaient jusque-là de très bonnes ATSEM dans leur commune allaient être remises dans le circuit de l’emploi, pour au final se retrouver dans les bureaux d’aide sociale ! Par ailleurs, avec un statut, on bloque les personnes dans ce travail d’ATSEM, dont elles ne peuvent bouger. En plus, ce poste n’est plus à la disposition du maire pour intégrer les populations qu’il souhaite intégrer.
A contrario, les possibilités d’intégration dans une organisation sont plus importantes quand elles laissent une place à la possibilité de trouver des arrangements.
Par exemple ?
Christophe Pornon, dans sa thèse sur les agents d’entretien du Grand Lyon, observe des balayeurs qui disaient d’un des leurs, « c’est un pas compliqué ». Cela signifiait qu’il avait besoin d’un peu d’aide. L’intégration des « pas compliqués » dans les équipes est intéressante, car elle socialise le groupe. Tout le monde lui donne la main pour que le boulot soit fait. De temps en temps, on lui fait faire le travail plus dégueulasse, c’est du donnant donnant, un arrangement donc.
Lors de la mise en place des statuts et concours dans la fonction publique, tout le monde était convaincu, syndicats en tête, qu’ils évitaient le népotisme et constituaient une avancée sociale. Mais du coup, toute une série de politiques sociales de base ne se fait plus.
Que faudrait-il faire ?
Une façon possible d’en sortir serait une négociation collective à un niveau très bas. Il faudrait mettre ce type de questions dans des lieux de discussion, où l’on ne prend pas de décisions mais où l’on réfléchit ensemble et prend connaissance des réactions des uns et des autres. Est-il opportun que le statut bloque toute opportunité de discussion, fasse que l’on ne veuille pas bouger, ferme des possibilités d’intégration ? Un dialogue social territorial pourrait être très intéressant s’il arrivait à remettre en communication ces différentes catégories de travailleurs.
Les collectivités ayant des moyens financiers différents les unes des autres, les plus riches ne risquent-elles pas de capter les meilleurs éléments ?
Avant d’essayer de répondre à cette question, il me faut admettre qu’en matière sociologique, le problème salarial est un trou noir. On ne connaît rien aux logiques salariales, et au comportement des individus ! Il n’est pas démontré que les différences de salaires rendent mobiles à tout coup. On sait qu’elles créent des insatisfactions et des désirs de mobilité, mais on n’est pas certain qu’elles provoquent des mobilités effectives.
Sur les logiques salariales, nous avons étudié comment la négociation collective produit des normes de salaires. La négociation, en donnant lieu à une grille de classification, est importante. C’est le seul moment où chacun peut se situer : « suis-je plutôt mieux payé ou moins payé que les autres ? » « A quel niveau au-dessus ou en dessous de la médiane ? » Les échelles hiérarchiques des salaires sont, justement parce qu’elles sont discutées, davantage décentes que lorsque l’on laisse jouer le jeu du marché, où l’on aboutit à des aberrations.
Le problème, c’est que la discussion sur les salaires dans la fonction publique est de plus en plus remplacée par une discussion sur les primes. Depuis une bonne vingtaine d’années, les évolutions différenciées se sont faites via la gestion des primes. Comme celles-ci sont assez mal connues, il y a de grandes difficultés à avoir une vision d’ensemble des évolutions. Qui plus est, c’est vraiment le type de gestion qui encourage le corporatisme le plus étroit, alors même que les gestionnaires de la fonction publique prétendent lutter contre ce phénomène.
Quel est le problème des salaires dans la fonction publique ?
Il existe un mécanisme de rattrapage des salaires par le bas. Selon une étude, au rythme de sa progression, le SMIC rattraperait d’ici à une dizaine d’années le salaire des fonctionnaires de catégorie A en début de carrière. La perte de pouvoir d’achat des professeurs de collèges et lycées, appartenant à la catégorie A de la fonction publique, est impressionnante ! Dans la fonction publique territoriale, on a compensé cette perte de pouvoir d’achat, quand on le pouvait, par des primes. Ceci étant, plus personne n’a de norme en la matière. Aujourd’hui, le détenteur d’un thèse universitaire, a minima Bac+8, commence sa carrière au CNRS ou à l’Université avec un salaire de 10% au-dessus du SMIC.
L’écrasement des grilles des salaires pose des problèmes. Il paraît donc nécessaire de réintégrer dans la négociation collective des normes plus réalistes.
Dans un secteur où les syndicats sont forts comme c’est le cas dans la fonction publique, il serait intéressant d’avoir comme les Italiens des conventions collectives pour les collectivités locales, plutôt que de voir des normes de salaires tomber d’en haut. Pourquoi n’auriez-vous pas une convention collective lyonnaise ? Avec la question des retraites, la collectivité ne manque pas d’instruments pour y arriver. Tout le monde saurait quels sont les salaires (en réintégrant les primes dedans), et les collectivités autour de Lyon pourraient se positionner, protester, etc.
La convention collective, donnant « publicité sur », permet de réguler la concurrence, et d’arriver par exemple à l’idée qu’il est normal qu’un agent territorial commence sa carrière dans une petite commune et la termine dans une grande collectivité. Ce ne serait d’ailleurs pas forcément mauvais pour les petites communes, car les jeunes sont souvent mieux formés que les plus âgés ! Il serait intéressant de voir ce que cela donnerait si le Grand Lyon ou la ville de Lyon mettait sur la table ses politiques salariales, parce qu’au fond, il est normal que les citoyens, agents, syndicats, sachent ce qu’il en est, et que l’on en discute. On pourrait aussi, pourquoi pas, calculer la dotation d’une collectivité en fonction d’une convention collective bien négociée. La rendre publique permettrait de savoir sur quels critères elle est aidée.
Vous avez parlé d’une ignorance sur le comportement des individus ? Que voulez-vous dire ?
La question est la suivante : comment la connaissance des grilles salariales influe sur le comportement individuel ? Ici aussi, nous autres Français sommes très ignorants. On estime ainsi qu’il est évident que lorsqu’on change de travail, c’est pour obtenir un meilleur salaire. C’est loin d’être exact : beaucoup de gens ne se déplacent pas malgré des différences de salaires. Si tel était le cas, tous nos jeunes ingénieurs feraient de la finance.
Qui plus est, dans ces domaines, rares sont ceux qui connaissent vraiment les normes. Lors d’un séminaire à Paris sur les salaires dans la fonction publique, les participants, pourtant tous très diplômés, ne voulaient pas admettre, chiffres à l’appui, que, hors enseignants, les salaires des cadres du secteur public sont comparables aux salaires des cadres du secteur privé. Cela signifie qu’ils surévaluaient les salaires du privé. Sait-on que dans toute une série de branches du privé, il n’existe pas de prime d’ancienneté, et que cela n’a pas été revendiqué par les syndicats ? Ou que c’est dans la fonction publique que le principe « à travail égal, salaire égal » est le moins bien respecté ? La différence est de 1 à 2,7 pour le professeur agrégé du secondaire entre le début et la fin de sa carrière, alors que cela n’a rien à voir avec sa compétence, voire de 1 à 12 entre un chargé de cours et un professeur des universités. Ou encore que la carrière salariale d’un agent de catégorie C de la fonction publique est quasiment plate, hors primes…
Qu’est-ce que cela signifie ?
Cela signifie que nous ne savons pas grand chose en matière de salaires et statuts, et comme nous n’avons pas l’habitude de lire les textes, au demeurant non commentés, qui les définissent, nous en restons à des représentations. On raconte indéfiniment des bêtises par méconnaissance des questions salariales. Demandez à des gens de se positionner sur une échelle de revenus et d’impôts en leur demandant quel est le pourcentage de ménages qui ont des revenus supérieurs au leur, vous serez surpris de l’ampleur des erreurs ! Au fond, je pense que la société française est infantile dans sa manière de gérer la distribution de la richesse.
Que veut dire « infantile » ?
La société française ne sait pas comment les richesses sont distribuées, se fait des illusions sur la redistribution liée à l’impôt par exemple, ou sur la Sécurité sociale, qui est pour partie une redistribution à l’envers puisqu’il a été établi que ce sont les classes moyennes et supérieures qui en profitent le plus, alors que les classes populaires en profitent moins que leurs cotisations. La question des salaires et de la distribution de la richesse est politique. Ainsi, il me semble indéniable qu’aujourd’hui, la scolarité d’un enfant dans un lycée de centre ville coûte beaucoup plus cher que celle d’un enfant dans une zone d’éducation prioritaire pour la simple raison des salaires, liée à l’ancienneté des professeurs. Dans un lycée de centre ville se concentrent les agrégés ayant plus de 20 ans d’ancienneté, alors que dans un quartier en politique de la ville, vous trouverez des professeurs certifiés voire des contractuels, avec des primes qui ne compensent absolument pas la différence de rémunération. Une simple connaissance plus précise des données concrètes permet ainsi de constater que certaines inégalités sont plus fortes et plus résistantes qu’on ne le pense habituellement. Il me semble qu’il y a une pédagogie à faire, de long terme, sur les thèmes des salaires, revenus, traitements. Au Québec où j’ai travaillé, les salaires et revenus de tous sont connus. On peut penser qu’ils sont naïfs. J’estime pour ma part que c’est un comportement sain, qui fait surtout ressortir que notre façon de faire est perverse, et que nous n’y connaissons rien. Je pense que le dialogue social progresserait si on osait aborder ce type de sujet, et que l’on arrivait à donner publicité à des accords en matière de salaires.
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