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L'évolution du monde du travail le sentiment d'insécurité chez les cadres

Interview de Gabriel MILLON

<< Aujourd'hui, les cadres partagent le même sentiment d'insécurité que les autres >>.

Sociologue de formation, Gabriel Millon a créé son cabinet, GM CONSEIL et conduit des missions de coaching individuel et collectif. Il intervient notamment pour l’ANPE Cadres de Lyon-Villeurbanne ainsi que pour le CNFPT (Centre National de la Fonction Publique Territoriale) de Lyon où il anime des groupes de travail concernant le projet professionnel et les techniques de recherche d'emploi.Il donne ici son point de vue sur l'évolution du monde du travail et notamment sur le sentiment d'insécurité qui prédomine aujourd'hui chez les cadres avec toutes les répercussions que cela peut avoir sur le comportement et sur la santé. Mais après ce constat négatif il donne des pistes de "remobilisation". Tout un programme pour les services de ressouces humaines !

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Date : 27/06/2005

Dans la société salariale qui s’est développée après la seconde guerre mondiale en Europe occidentale, les individus étaient couverts par des systèmes de protection dont l’histoire sociale montre qu’ils ont été, pour la plupart, construits à partir du travail. Aujourd’hui, le travail joue t-il toujours son rôle de protection ?

L’emploi fonctionne comme une vraie protection financière et de reconnaissance sociale. Dès lors que l’emploi est supprimé, l’individu est mis à nu. C’est la perte d’emploi, aujourd’hui massive, qui amène les questions sur la protection du travail.

 

Vous exercez votre métier depuis bientôt vingt ans, quelle évolution du monde du travail observez-vous ces dernières années ?

J'observe une évolution nettement perceptible depuis sept ou dix ans. Les manières de quitter un travail, qu'elles soient la conséquence d'un licenciement ou bien d'une démission, sont aujourd’hui plus éprouvantes et plus conflictuelles. Dans les cas les plus simples, on enregistre une frustration du salarié, partagée par un plus grand nombre de personnes qu'hier. Mais il arrive que les cadres soient véritablement "sonnés". Il leur faudra alors de longs mois, voire pour certains d’entre eux des années, pour retrouver un équilibre et une motivation d'envergure. Les conditions de travail se sont durcies à l'intérieur de l'entreprise : intensité des horaires, absence de perspectives et de reconnaissance par la hiérarchie… À mon sens, les deux mots qui caractérisent le plus cette évolution sont brutalité et répétition.

 

Avez-vous noté une évolution concernant le sentiment d’insécurité particulièrement chez les cadres ?

La violence des licenciements qui affectent les ouvriers, les employés et les professions intermédiaires est connue depuis longtemps. Ce qui est plutôt nouveau est qu’effectivement, cette violence concerne à présent aussi les cadres. Si cette catégorie professionnelle se trouvait à l'abri il y a encore quelques années, elle est devenue aujourd'hui tout aussi vulnérable que les autres. On peut dire que c'est tout un système de management basé sur la précarité et sa banalisation qui est à l'œuvre dans l'entreprise. Ainsi aujourd'hui, les cadres partagent le même sentiment d'insécurité que les autres. Du coup, on note une attitude des cadres davantage compréhensive à l'égard des salariés qui étaient sous leurs ordres, un lien est en train de s'opérer.

 

Pouvez-vous préciser comment se caractérise ce sentiment d’insécurité ?

Les spécialistes du reclassement n'ignorent pas que l’emploi "fonctionne" comme une véritable protection à plusieurs niveaux. Tout d'abord, les ressources financières qui permettent au travailleur d'appréhender son avenir et celui de sa famille. À cela, il faut rajouter que la permanence et le confort d'un revenu accroissent considérablement un autre sentiment sécurisant, celui de la responsabilité et de l'utilité personnelle, extrêmement structurant et valorisant pour l'esprit. Comment alors s'étonner du drame provoqué par la perte brutale de son emploi ? Lorsque tel est le cas, tout vole en éclats : le chômeur voit arriver les problèmes matériels, les reconnaissances sociale, familiale et individuelle s'effondrent. Ce sont les protections "réelles" et "symboliques" qui disparaissent.

 

Quelles sont alors les répercussions sur le comportement et la santé ?

Pour le moment je n’ai pas constaté de graves conséquences sur la santé, même si certains troubles du sommeil et sentiments d’angoisse propres aux chômeurs, sont courants. D’une manière générale, les cadres arrivent à compenser et à se protéger. L’engagement bénévole, la réalisation de soi à travers des projets personnels, les activités culturelles sont autant d’autres moyens positifs de protection. Cependant, certaines remises en questions sont si profondes et si fortes qu'elles provoquent une forme d'apathie. Ce phénomène de renoncement est grave car il s’accompagne de comportements de repli et d’isolement. D'autres répercussions peuvent affecter l'équilibre familial ou conjugal.

 

Quel moteur de remobilisation proposez-vous ?

La perte d’emploi provoque une rupture. Or, dans toute situation de changement, il y a possibilité de rebond qui peut être l'occasion d'un vrai développement pour la personne. Encore faut-il savoir exploiter favorablement cette crise. Des conditions préalables sont nécessaires : accepter de passer par une phase de remise en question, accepter d'abandonner toute posture rigide, accepter la confrontation, accepter d'entendre des points de vue nouveaux. Le moteur consiste à se placer dans une démarche de conscientisation de sa situation. Placés dans un état d'esprit constructif, les cadres peuvent suivre un parcours composé de plusieurs étapes : celle du bilan professionnel et personnel, celles de l'inventaire des compétences, celle de l’élaboration d'une hypothèse de projet professionnel et enfin celle de la mise en œuvre du projet avec la recherche d'emploi notamment. Une grande majorité de cadres accomplissent la totalité du parcours et retrouvent un emploi dans un délai de six à neuf mois. Quelques - uns interrompent le processus car ils rencontrent l'emploi sous la forme d'une opportunité en moins de quatre mois (cela est surtout vrai chez les jeunes diplômés). D'autres, enfin, ont besoin d'une période beaucoup plus longue pour y parvenir. Cela concerne surtout les chômeurs les plus âgés, notamment les quinquagénaires. Les personnes qui sont le plus à l'aise dans cette lutte pour retrouver du travail sont généralement ceux qui sont les plus solides psychologiquement et socialement, non pas ceux qui ont les diplômes les plus élevés ou en plus grand nombre.

 

En guise de conclusion…

Un peu de philosophie si vous le permettez. Que faire aujourd'hui du terme "ressources humaines" qui a remplacé celui, un peu fade, de "personnel d'entreprise" utilisé jusqu'aux années 70 ? En effet, les "ressources humaines" sont rangées aux côtés de n'importe quelles ressources matérielles, techniques, financières. Pour moi, cela révèle un vrai lapsus. Si l'humain n'est vraiment qu'une ressource, alors, au service de quoi est-il ? Et de qui ?