Du dualisme entre nature et culture à une pensée du vivant

Article
Cet article appelle à s'extraire du dualisme nature/culture et donne à voir d'autres manières d'être au monde.
Interview de Christophe Bellet

Entre simple nuisance et enjeu de santé publique, les moustiques prennent une place croissante dans notre quotidien.
Désormais présents partout où vivent les humains, ces insectes sont les témoins des transformations de nos modes de vie et les révélateurs des déséquilibres de notre relation au vivant.
Leur prolifération interpelle les politiques publiques en matière de préservation de la biodiversité et de prévention sanitaire, jusqu’à devenir un sujet d’éducation et un terrain d’expérimentation technique.
Panorama de la situation et de ses perspectives d’évolution avec Christophe Bellet, directeur technique de l’Entente interdépartementale Rhône-Alpes pour la Démoustication (EIRAD, ex-EID), financée par des collectivités en région Auvergne-Rhône-Alpes.
Quelles sont les différentes problématiques liées aux moustiques sur nos territoires ?
Jusqu’à récemment, l’enjeu principal restait circonscrit aux nuisances générées par une dizaine d’espèces de moustiques se développant soit dans les grandes plaines d’inondation, comme Ochlérotatus sticticus, soit se développant en zone urbaine dans des contenants artificiels comme le moustique dit « commun » Culex pipiens, dont le bourdonnement incessant suffit à transformer nos nuits en cauchemar.
Au-delà du désagrément sonore, personne n’apprécie les piqûres des femelles et les démangeaisons exaspérantes qu’elles provoquent. Ce repas de sang n’a rien d’anodin pour les moustiques : il constitue un apport en protéines indispensables à la maturation de leurs œufs qu’elles auront pondus à la surface d’eaux stagnantes.
C’est précisément pour combattre cette nuisance que l’établissement public Entente interdépartementale de Démoustication (EID) a vu le jour en 1965, à l’initiative des Départements de l’Ain et de la Savoie. Sa mission première : réguler les populations de moustiques proliférant dans les espaces naturels et assurer la gestion des zones humides.
Progressivement rejoint par l’Isère, le Rhône, la Haute-Savoie et la Métropole de Lyon, l’organisme a vu au fil des années son périmètre évoluer. Il intervient désormais pour lutter contre les nuisances provoquées par le moustique tigre (Aedes albopictus), pour le compte de certains Départements de la Région impactés, puis dans le cadre sanitaire depuis 2020 sous la coordination de l’État, via l’Agence Régionale de Santé (ARS).
Le moustique tigre a été détecté pour la première fois en Auvergne-Rhône-Alpes en 2012, dans dix communes. On trouve aujourd’hui cet envahisseur dans tous les départements de la région. Il a colonisé plus de 1 000 communes de la région. Sa présence est préoccupante en raison de son rôle de vecteur d’arbovirus, tels que la dengue, du chikungunya et du Zika, de graves maladies pendant longtemps cantonnées aux zones tropicales qui, avec la mondialisation des échanges et l’adaptabilité du moustique tigre aux zones tempérées, frappent aux portes du territoire. La problématique est résolument sanitaire, nécessitant une mobilisation collective !
Quelles solutions sont déployées pour se débarrasser des moustiques à grande échelle ?
La stratégie fondamentale de lutte antivectorielle repose sur un principe simple, mais terriblement efficace. Il s’agit de neutraliser les gîtes des larves, avant même l’émergence des moustiques adultes. Cette approche est particulièrement adaptée contre le moustique tigre, qui se développe dans chaque petit réceptacle d’eau stagnante : les coupelles sous les pots de fleurs, les bidons de collecte d’eau, les gouttières obstruées, les pneus usagés, les bâches mal tendues, voire les jouets d’enfant oubliés dans le jardin… Quelques millilitres d’eau suffisent. Chacun d’entre nous peut donc contribuer à cette action collective en évitant de laisser traîner tous ces récipients, qui sont autant de micro-gîtes pour les moustiques tigres à supprimer !
Contre les moustiques se développant dans les zones humides, cette stratégie ne fonctionne pas parce que ces insectes privilégient les grandes étendues d’eau. La suppression des gîtes larvaires signifierait donc d’assécher les marais, les étangs, les fossés et tout autre gîte structurel. Cela n’est absolument pas souhaitable, considérant leurs fonctions écologiques indispensables, en tant que réservoirs de biodiversité ou régulateurs de crues.
Afin de contrôler ces espèces de moustiques, il n’y a donc pour l’instant pas d’alternative au traitement larvicide ciblé que l’on va épandre dans ces vastes zones humides. Concernant les espèces se développant en zone urbaine, nous nous concentrons particulièrement sur toutes les infrastructures urbaines où l’eau peut s’accumuler durablement, c’est-à-dire les avaloirs d’eaux pluviales, les bassins d’orage, les piscines mal entretenues, les fontaines ornementales…
À l’EIRAD, nous utilisons un larvicide d’origine biologique, à base de Bacillus thuringiensis israelensis (BTI). Très sélectif, il est sans danger pour l’humain, les mammifères, les oiseaux, les poissons, les abeilles aussi, ou encore plus largement l’environnement. Il produit des toxines qui ne s’en prennent qu’aux larves de moustiques et empêchent leur développement.
J’évoquerais aussi la possible utilisation de prédateurs naturels, comme des poissons ou des crustacés mangeurs de larves, mais c’est en zone intertropicale. Ici, sous nos latitudes tempérées, l’introduction de ces animaux exotiques est plus délicate, avec un risque de perturbation des équilibres locaux. Certains prédateurs autochtones — libellules ou dytiques — jouent naturellement ce rôle de régulation dans les mares et étangs, mais leur utilisation est impossible à mettre en œuvre dans un cadre opérationnel de lutte à grande échelle.
Il existe aussi des techniques de piégeage des moustiques, dont celles utilisant du CO2, qui les attire en imitant la respiration humaine. Ces pièges sont plutôt efficaces, à condition de les déployer de manière raisonnée après avoir éliminé au préalable un maximum de gîtes larvaires.
Parlons également des traitements visant les moustiques adultes. Là, on a des substances chimiques actives qui ne sont pas sélectives et qui peuvent avoir un impact sur les autres insectes de la zone concernée. Ces traitements sont donc utilisés avec parcimonie, en suivant des protocoles stricts sur des périmètres limités.
Pour être complet, il convient de mentionner les recherches actuelles sur des approches assez prometteuses : les techniques de l’insecte stérile avec des moustiques mâles stériles, de l’insecte de remplacement avec des moustiques génétiquement modifiés incapables de transmettre les virus, ou encore de l’insecte incompatible avec l’utilisation de la bactérie Wolbachia, qui réduit la capacité vectorielle des moustiques.
Ces méthodes, encore au stade expérimental, ont été évaluées par l’Agence nationale de Sécurité sanitaire de l’Alimentation, de l’Environnement et du Travail (ANSES) et les conclusions sont plutôt nuancées. Des trois techniques étudiées, celle de l’insecte de remplacement serait la seule à présenter des preuves de son efficacité avérée contre la transmission de la dengue, et possible contre le chikungunya. Il manque encore des données pour confirmer l’intérêt réel de ces approches.
Qu’est-ce qui est réellement appliqué sur nos territoires aujourd’hui ?
Avant de parler de solutions techniques ou de traitements, il faut insister . C’est véritablement le nerf de la guerre. Sans une compréhension partagée des enjeux et une bonne connaissance des moustiques, aucune action de terrain ne peut produire d’effets durables.
Dans cette optique, l’ARS et les collectivités territoriales ont investi dans la communication et la sensibilisation autour d’actions et de bonnes pratiques pour limiter la prolifération des moustiques. L’ARS a par exemple mis en ligne la plateforme agirmoustique.fr, qui centralise de nombreuses ressources libres de droits sur le moustique tigre en Auvergne-Rhône-Alpes, à destination des particuliers, des collectivités et des professionnels.
Néanmoins, force est de constater que la compréhension et l’appropriation des messages par la population restent faibles. Nous nous heurtons à un double obstacle : d’une part, une mauvaise connaissance générale de la biologie des moustiques et d’autre part, une circulation massive de fausses informations, qui empêche la mise en place de solutions adaptées. Les exemples d’idées reçues sont nombreux et révélateurs.
Très souvent sur le moustique tigre, on nous interpelle en nous demandant pourquoi nous ne procédons pas à des traitements généralisés, comme en Camargue. Or, la Camargue ne fait pas l’objet d’une régulation de la population de moustiques sur son territoire. De surcroît, le moustique tigre ne se développe pas dans les espaces naturels, comme le marais camarguais. Cette espèce est inféodée à l’habitat humain et dépend des petits contenants que nous mettons involontairement à leur disposition pour sa reproduction. Réclamer des épandages massifs dans la nature contre le moustique tigre n’a donc aucun sens et témoigne d’une méconnaissance profonde.
Autre croyance particulièrement tenace : l’installation de nichoirs à chauve-souris comme solution miracle contre le moustique tigre. Cette idée reçue largement relayée repose sur une erreur. Les 36 espèces de chauve-souris présentes en France sont crépusculaires ou nocturnes, chassant les insectes entre le coucher et le lever du soleil. De son côté, le moustique tigre est actif en journée, plutôt en début de matinée et en fin d’après-midi. Les chauves-souris et les moustiques tigres ne se rencontrent donc pas.
Mais ce qui est particulièrement préoccupant, c’est que les approximations circulent aussi dans la sphère scolaire. Récemment, un professeur au lycée a affirmé que le moustique tigre transmettait le paludisme. C’est totalement faux, le paludisme étant véhiculé par d’autres espèces de moustiques appartenant au genre des anophèles. Confondre ces vecteurs, c’est brouiller la compréhension des risques sanitaires et des zones géographiques concernées.
Dans ces conditions, difficile de transformer les comportements individuels et de renforcer la responsabilité individuelle face aux moustiques. Prenons un exemple : la récupération d’eau de pluie pour arroser les jardins. Les habitants la stockent dans des bidons ou des cuves depuis des années, voire des décennies. On ne leur demande pas de renoncer à cette pratique écologique — qui est d’ailleurs plutôt à encourager —, mais simplement de modifier leur façon de faire, en fermant les contenants, en les couvrant avec un voile moustiquaire ou en installant un robinet pour éviter de laisser le récipient ouvert.
Techniquement, ces ajustements sont faciles à réaliser, mais le changement se heurte au poids des habitudes et à la méconnaissance ambiante qui empêche d’agir correctement. La pédagogie et les campagnes éducatives sont donc clés et c’est précisément ce que l’EIRAD effectue autant que possible. Sans cela, les solutions techniques précédemment décrites seront vaines.
Si l’action individuelle reste difficile à déclencher en regard de la méconnaissance sur ce sujet, quel rôle les pouvoirs publics peuvent-ils jouer dans la lutte contre les moustiques ?
En effet, la responsabilité collective doit impérativement compléter l’action citoyenne, et cela passe notamment par un renforcement de l’implication des collectivités territoriales. Pourtant, selon le Code de la santé publique — lutte contre les insectes vecteurs, la réglementation ne leur impose pas d’intervenir en matière de lutte antivectorielle. Cette compétence demeure facultative et relève de leur libre appréciation. Et elle a un coût pour les collectivités. Néanmoins, « Le maire, dans le cadre de ses compétences en matière d’hygiène et de salubrité, agit aux fins de prévenir l’implantation et le développement d’insectes vecteurs sur le territoire de sa commune. »
Lorsque les collectivités décident de s’engager, leur action s’articule autour de trois axes principaux. D’abord, le financement des opérations de lutte — qu’il s’agisse de contributions aux établissements publics comme l’EIRAD ou de prestations directes. Ensuite, la diffusion d’informations auprès des habitants via des campagnes de communication, des interventions dans les conseils de quartier ou l’organisation de réunions publiques thématiques.
Leur champ d’intervention prioritaire concerne la gestion des gîtes structurels, comme les avaloirs pluviaux, les bassins de rétention ou les fontaines, qui représentent autant de foyers de reproduction des moustiques à neutraliser. Les collectivités peuvent donc s’engager dans des programmes de traitement larvicides de ces gîtes, mais elles se trouvent face à différents obstacles, comme l’absence de recensement précis de leurs avaloirs pluviaux. Cette absence de données nécessite un travail important d’inventaire par les agents territoriaux. Une fois les gîtes larvaires recensés, il convient de déployer ces mêmes agents, qui auront été formés, pour y épandre le larvicide. Cette logistique nécessite des moyens humains et des compétences techniques, et elle a un coût important en termes de temps passé pour les collectivités.
Sur le volet sanitaire, au-delà de la nuisance, les responsabilités diffèrent. Comme je l’ai déjà évoqué, la lutte contre le moustique tigre en tant que vecteur potentiel d’arbovirose relève de la compétence de l’État, exercée à travers l’ARS et sa coordination. Dans ce cadre, l’EIRAD intervient en tant qu’opérateur public désigné par l’ARS pour mener des actions sur le terrain. Ce dispositif bénéficie d’un financement pluriannuel sécurisé sur quatre ans, garantissant une continuité d’action indispensable dans la lutte contre les moustiques.
Les missions de l’ARS s’articulent alors autour de quatre piliers complémentaires. Premièrement, la sensibilisation et l’information des publics. Ensuite, la surveillance de l’évolution des populations des insectes, couplée à une veille sur les cas de dengue, chikungunya et Zika. Troisièmement, la mise en œuvre d’actions de lutte antivectorielle autour des cas humains importés ou autochtones détectés.
Lorsqu’une personne est diagnostiquée porteuse d’un de ces virus, nous intervenons dans un périmètre de 150 mètres autour des lieux fréquentés par le malade, pour traiter les moustiques adultes et supprimer les gîtes larvaires. L’objectif : empêcher que les moustiques locaux ne piquent ce patient et ne transmettent le virus à d’autres personnes. Enfin, la gestion des marchés publics de traitement antimoustiques. Cette architecture à deux étages — collectivités pour la nuisance et État pour la santé — présente l’avantage d’une clarification des responsabilités.
Dans le contexte que vous venez de décrire, comment voyez-vous évoluer la lutte antivectorielle pour un futur durable et acceptable ?
L’année 2025 restera probablement dans les annales comme un véritable tournant épidémiologique pour la France métropolitaine. Selon le bilan de surveillance des arboviroses publié par Santé publique France, près de 800 cas de chikungunya ont été identifiés entre le 1er mai et le 3 novembre 2025 sur le territoire hexagonal, contre quelques dizaines (83 en 2024) les années précédentes. Cette explosion trouve son origine dans l’épidémie qui a frappé la Réunion, générant un nombre important de cas importés. Elle a ainsi mis en évidence la nécessité d’une coordination entre acteurs — citoyens, collectivités territoriales et État.
Dans ce contexte, un phénomène mérite d’être souligné. Traditionnellement, on peut voir des résistances à nos interventions de traitements antimoustiques, notamment de la part de ceux qui sont sensibles à la préservation de la biodiversité. Mais cette année, avec la multiplication des foyers, il nous semble qu’il y a moins d’opposition qu’auparavant. Quoi qu’il en soit, lorsque l’on prend le temps d’expliquer les principes de la lutte antivectorielle et les protocoles de précautions que nous appliquons face aux enjeux sanitaires, les résistances s’estompent.
Pour construire un modèle de lutte antivectoriel durable et acceptable, plutôt que s’engager dans des traitements contre les moustiques — qu’ils soient biologiques, chimiques ou génétiques —, la première étape passera toujours par la destruction des gîtes larvaires. Cette approche présente un triple avantage. Elle est écologiquement neutre, économiquement soutenable et efficace sur le long terme. Pour y parvenir, il faut donc que l’on poursuivre dans la communication et la pédagogie, pour sensibiliser et informer un maximum de personnes et pour changer les comportements.
Parallèlement, la recherche s’organise autour d’axes prometteurs, pour trouver des prédateurs contre les moustiques efficaces sous nos latitudes tempérées et pour mieux comprendre les mécanismes de transmission des pathogènes. De ces travaux émergeront peut-être des solutions opérationnelles performantes.
Enfin, les mobilisations individuelles et collectives ne peuvent pas être dissociées. Le mix idéal pour les années à venir s’oriente donc vers un modèle équilibré : mobiliser les technologies émergentes ayant prouvé leur efficacité en commençant toujours par la destruction des larves, responsabiliser chaque citoyen en le sensibilisant, coordonner l’action publique en y apportant des moyens. Et, surtout, combattre la mésinformation. Dans un monde où les fake news circulent plus vite que les moustiques se reproduisent, cette bataille de l’information sera sans doute décisive.

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