Remettre l’eau au cœur du débat public : retour sur les expériences menées par la Métropole de Lyon

Étude
Retour sur deux démarches ambitieuses de participation en amont du lancement de la régie publique d’eau potable (novembre 2021 – décembre 2022)
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Article
En lançant sa démarche de prospective-participative « Eau futurE », la Direction de la prospective et du dialogue public (DPDP) est parti d’un constat : à l’heure de l’éco-anxiété et du discours ambiant sur l’effondrement, il est difficile de mobiliser des imaginaires désirables qui incarnent des changements de modes de vie.
L’analyse des imaginaires de l’eau au cinéma reflète la vision étriquée des pouvoirs d’agir collectifs sur ce sujet. Or, l’été 2022 a plus que jamais mis au cœur du débat public nos usages de l’eau demain, avec comme question lancinante : comment aller plus loin que les éco-gestes et engager des changements à impacts ?
Un parti pris « d’Eau futurE » est de faire l’hypothèse que les imaginaires peuvent ouvrir les possibles et changer nos manières de nous représenter l’avenir, à condition de donner les moyens de se projeter et de sortir d’une opposition réductrice entre crainte de l’effondrement et déni du problème.
Une manière de réussir cette projection est de partir des pratiques du quotidien et d’interroger la façon dont nous, habitants d’un territoire, utiliserons individuellement et collectivement une même ressource partagée. Encore faut-il incarner les changements que cela implique.
Pour ce faire, la DPDP a expérimenté un « jeu en ligne ». Son but était de récolter des repères quantitatifs sur les perceptions et appréhensions des utilisateurs (ci-après les « joueurs ») à propos des usages de l’eau demain. Cet article expose les résultats de ce jeu autour de deux questionnements qui ont orienté le travail :
400 personnes ont répondu entre mi-mai et fin août, sans possibilité d’avoir des informations précises sur les caractéristiques socioprofessionnelles des répondants. L’enquête n’est donc pas représentative, mais elle donne des tendances en matière de perception et de désirabilité vis-à-vis de l’avenir des usages de l’eau. L’analyse a été faite au mois de septembre.
Avant de se prononcer sur les scénarios, les utilisateurs devaient d’abord répondre à un quiz qui leur donnait quelques repères sur cette thématique. Cette mise en contexte permettait de sensibiliser sur la raréfaction de l’eau et de justifier les choix de scénarios par des données objectives :
Les joueurs étaient ensuite invités à lire trois à neuf mises en scènes du futur, réparties en trois catégories [1]. Le parti-pris, assumé en préambule des scénarios, a été celui de l’adaptation des usages : « Tout au long de l’année, les besoins en eau ne sont pas les mêmes. Pour préserver une ressource déjà rare en 2052, les habitants se sont adaptés dans leur vie quotidienne et la vie familiale a considérablement changé en 30 ans ».
Ces petites histoires, écrites à partir d’un travail documentaire préalable sur l’évolution de la ressource en eau et de l’identification de signaux faibles, étaient volontairement pondérées, de façon à ce que le joueur puisse se projeter dans le quotidien réaliste d’un habitant, avec ses aspects positifs et négatifs – sans entrer dans un catastrophisme –, tout en donnant un sentiment de décalage avec le présent. Le joueur était invité à noter de 0 à 5 la probabilité et la désirabilité (0 étant la moins bonne note, 5 la meilleure).
Enfin, les joueurs devaient rédiger une « carte postale du futur » à destination de notre présent. Celle-ci était un moyen de détailler les perceptions des utilisateurs sur ce qu’ils avaient retenus du jeu.
Une première série de scénarios, obtenant entre 143 et 148 réponses, avait pour but de tester la perception et la désirabilité de différentes règles de partage de la ressource.
La première mise en scène expose de nouvelles formes d’organisation collective autour de quotas d’eau gratuits par habitant accessibles dans des fontaines publiques. Ces dernières deviennent alors de véritables lieux de vie et de sociabilité. Cette hypothèse est jugée la moins probable de cette catégorie mais aussi de l’ensemble des scènes (2,9/5, en dessous de la moyenne générale de 3,3/5). Elle est jugée moyennement désirable (2,5/5, en dessous de la moyenne de 2,7/5). Cette moyenne de désirabilité cache des réponses très partagées : les groupes n’appréciant pas la scène ou au contraire l’appréciant beaucoup sont assez équilibrés (là où pour les autres scènes, les joueurs se reportent sur les notes intermédiaires).
La deuxième scène expose une situation où une réglementation nationale impose des restrictions d’usage des piscines individuelles. Le concept est simple : louer les piscines privées entre particuliers.
L’accès aux piscines du voisinage peut se faire via une plateforme d’intermédiation payante ou gratuitement entre voisins. Le scénario est perçu comme assez probable (3,3/5) et désirable (3/5).
Enfin, le troisième scénario proposait une régulation des usages de l’eau à domicile par la technologie (compteur intelligent) et un tarif de l’eau qui varie selon les usages : elle est moins chère pour les besoins essentiels et plus chère pour les utilisations secondaires. Le système inclut aussi des dérogations pour certains profils contraints, comme les familles nombreuses. Les résultats sont proches de la scène précédente : elle est perçue comme assez probable (3,3/5) et un peu moins désirable (2,8/5).
La deuxième série de scénarios, obtenant entre 90 et 103 réponses, proposait trois niveaux d’organisation de la filière agricole pour faire face à une eau de plus en plus rare.
Dans la première scène, les cultures sont adaptées au manque d’eau et aux aléas climatiques. Une partie de la production est placée sous serre avec des systèmes d’irrigation automatisés. En outre, les cultures sont planifiées au niveau national afin de mieux prévoir les besoins de la population.
À l’échelle d’un quartier, la deuxième scène représente une récolte de l’eau de pluie sur les toits et les cours d’immeuble dans de grosses citernes, afin d’irriguer les jardins collectifs de la ville. Ce sont les habitants qui s’organisent, pour cultiver des fruits et légumes qui ne répondent certes pas à tous les besoins, mais permettent de subvenir à certaines demandes.
Pour la dernière scène de cette catégorie, le joueur suit le client d’un magasin qui suit un aquascore pour ses achats, une note qui varie selon l’eau nécessaire à la production des aliments. La rareté de certains produits l’amène à garder du café pour les grandes occasions.
Ces trois scènes sont très bien perçues et obtiennent des notes très proches. Elles sont toutes les trois jugées assez probables (3,6/5, la note la plus élevée) et l’agriculture urbaine est jugée assez désirable (3,4/5, deuxième note la plus élevée), devant la planification agricole et l’aquascore qui sont dans la moyenne de désirabilité (2,7/5). Les écarts-type sont les plus faibles, c’est-à-dire que les réponses sont peu dispersées et que les joueurs donnent généralement une note de 3, de 4 ou de 5 sur 5.
La dernière catégorie adresse la question de la qualité de l’eau (145 à 161 répondants). Pour éviter une approche anxiogène du sujet, les mises en scènes se concentrent sur des usages individuels pour trouver des alternatives lorsque l’eau n’est temporairement plus potable, ou pour continuer à vivre sans que les pratiques du quotidien n’altèrent la qualité de la ressource.
Dans la première scène, on imagine des périodes pendant lesquelles l’eau n’est pas potable. Pour pallier ce manque, un nouveau genre de réfrigérateur a été conçu dans lequel il est possible de stocker plusieurs litres d’eau du robinet pour répondre aux usages du quotidien durant ces périodes. Ceux qui n’ont pas ce type de matériel peuvent s’alimenter en eau à l’aide de fontaines publiques approvisionnées par la ville en bonbonnes d’eau potable. Ce scénario est jugé moins probable que les autres (3,1/5, deuxième note la moins bonne), mais surtout, il est de loin le moins désirable, avec 1,2/5, et près de la moitié des notes qui sont un zéro. Il est cependant difficile de savoir si c’est la solution trouvée qui ne convient pas (le stockage individuel) ou l’idée d’imaginer un futur où notre eau est polluée (ce qui est affiché dans le titre) et où nos accès sont décomptés.
Le deuxième scénario met en scène une transition dans la production textile : moins de collections (une à deux par an) et seulement des procédés de teintures moins polluants, changeant la couleur des tissus au profit de teintes plus claires. En outre, les rayons de seconde main sont de plus en plus présents dans les villes. Cette scène est jugée assez probable (3,6/5, la note maximale) et c’est de loin la plus désirable (3,6/5).
Le dernier scénario propose l’installation de toilettes sèches dans les hôpitaux, afin de limiter la pollution des eaux. Le principe est d’agir là où l’effet est le plus important (les patients sous traitement, dont l’urine est plus contaminée). Ce système est jugé probable (3,2/5) mais il divise beaucoup sur la désirabilité : même si la note est dans la moyenne (2,6/5), les réponses sont plus partagées, avec des groupes équivalents pour chaque note (là où pour les autres réponses dans la moyenne, les notes intermédiaires sont majoritaires).
Le joueur était enfin amené à répondre à trois questions : « Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans votre voyage en 2052 ? Pourquoi ? » ; « Est-ce que ce voyage vous a inspiré d’autres idées pour prendre soin de l’eau à l’avenir ? » ; « Après ce voyage, qu’est-ce que vous aimeriez dire aux élus et aux citoyens de la Métropole de 2022 ? ». Les 242 contributions ont été analysées à travers trois prismes :
Que peut-on retenir de ces résultats ? Sur la forme d’abord, le format des mises en scène est plutôt apprécié, et permet d’incarner un quotidien où l’on vivra différemment avec l’eau. Il est tout de même difficile, par ce format, d’obtenir des analyses nuancées, qui relèvent plutôt des animations qualitatives organisées en parallèle de la démarche.
Sur le fond, on peut noter que l’hypothèse de positions contrastées sur les futurs proposés se retrouve en partie. Les cartes du futur font état d’un panel d’émotions et de valeurs assez diversifiées, mais les notes attribuées aux neuf mises en scènes ne sont pas très éloignées en termes de probabilité (écart de 0,7 point entre la moins bonne note et la meilleure) et de désirabilité (écart plus fort entre la moins bonne note et la meilleure, avec 2,4 points, mais 1,1 si on prend la 2e moins bonne). Ce manque de contraste est probablement dû au jeu en lui-même, en particulier au souhait de scénarios équilibrés qui a amené à trop nuancer – pour ne pas dire édulcorer – les mises en scène.
Malgré ce constat, on voit tout de même se dessiner trois catégories de perceptions des usages de l’eau dans le futur qui sont utiles pour l’analyse :
Si on revient plus en détail sur ces catégories, il semble que la désirabilité des scènes soit principalement jugée à l’aune du degré de contrainte perçue.
Les scénarios jugés les moins désirables et probables reposent sur des changements drastiques qui touchent le quotidien, comme prévoir des stocks d’eau ou aller chercher son eau à la fontaine. Pour les toilettes sèches, la contrainte perçue est probablement liée au lieu choisi : des patients qui n’ont pas le choix, un hôpital déjà sous pression, en manque de personnel. D’autres scénarios ne sont pas sans contraintes, mais ces règles sont perçues comme justes (piscines partagées), efficaces (agriculture planifiée) ou reposant sur le consommateur, justifiant la mise en œuvre.
À cet égard, les scénarios les plus désirables relèvent de l’éco-comportement (mode éthique, aquascore, compteur smart) avec l’idée sous-jacente que la sensibilisation par l’information pourrait réguler les comportements. Ces scénarios ne sont d’ailleurs pas exempts de contraintes implicites – réglementaire, financières – mais il n’est pas clair si les joueurs se les sont appropriées. On peut enfin se demander si ces scénarios sont ceux qui ont le plus d’impact, en comparaison d’autres hypothèses comme le recours à des quotas ou à une agriculture planifiée.
Un autre facteur pourrait expliquer que certains scénarios sont plus désirables que d’autres : les joueurs se projettent plus facilement dans les scénarios qu’ils peuvent rattacher à des exemples actuels. En effet, la partie « désirable » des scénarios renvoie à des pratiques déjà existantes – sous des modalités un peu différentes – dans d’autres domaines que l’eau : la consommation responsable (mode éthique), la location entre particuliers via des plateformes (piscines partagées), les jardins partagés (agri-urbain), le monitoring quotidien (compteur smart) et l’étiquetage incitatif sur la nutrition (aquascore).
L’hypothèse selon laquelle les joueurs auraient plus de mal à se projeter dans des changements collectifs n’est que partiellement vérifiée. En réalité, les résultats montrent que les joueurs perçoivent l’importance d’une responsabilité individuelle pour consommer moins d’eau (mode éthique, compteur smart, aquascore) et qu’ils arrivent aussi à se projeter sur d’autres formes d’organisation collective impactant leur quotidien (agriculture planifiée, agri-urbain, piscines partagées), à condition que ces modalités d’organisation ne soient pas perçues comme trop contraignantes (à l’inverse des quotas fontaines, toilettes sèches et du stockage d’eau).
L’appétence envers les scénarios qui ressemblent en partie à notre quotidien interroge sur la capacité du jeu à vraiment bouger les lignes. C’était le parti-pris de proposer des scénarios équilibrés, qui ne soient pas qu’une projection tendancielle de l’existant tout en intégrant le fait que l’eau sera une ressource limitée.
Ces deux constats confirment la difficulté à se projeter sur des règles d’organisation collective qui restent à inventer, même si ce jeu en ligne a permis d’en dessiner des contours.
[1] À noter que du fait d’un bug technique, les réponses n’ont été enregistrées que pour une catégorie à chaque fois chez l’essentiel des participants.
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Pour tout savoir sur la démarche Eau futurE et ses suites, rendez-vous sur jeparticipe.grandlyon.com.
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