Isabelle Vauglin, astrophysicienne au CNRS : « 80 % de la population mondiale n’a plus accès au ciel la nuit ! »
Interview de Isabelle Vauglin
astrophysicienne au CNRS
< Retour au sommaire du dossier
Interview de Isabelle Vauglin
La tête dans les étoiles, les astrophysiciens ont pourtant bien les pieds sur terre.
Alors que son confrère Aurélien Barrau est l’une des figures médiatiques de la lutte contre le réchauffement climatique, Isabelle Vauglin, chercheuse au Centre de recherche astrophysique de Lyon, présidente de l’association Femme et Sciences et sociétaire de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon, milite également avec force en faveur de la transition écologique.
Mais pourquoi celles et ceux qui étudient l’espace sont à ce point préoccupés par le changement climatique de la Terre ?
Parce qu’ils sont les mieux placés pour savoir qu’il n’y a pas de « planète B », à la fois atteignable et habitable.
Consciente de la crise de légitimité que rencontre la parole scientifique auprès de l’opinion publique, elle participe au Groupement de Recherche CNRS Labo 1point5, qui réunit des chercheurs et chercheuses mobilisés en faveur du respect de l’environnement et de la diffusion des savoirs.
Au terme de notre cycle de veille prospective consacré à la nuit, Isabelle Vauglin nous parle de la pollution lumineuse, des actions menées dans le cadre de « La Nuit est belle ! » et de l’astrocapitalisme…
… Mais aussi et surtout de l’importance de la « curiosité », atout maître de l’humanité, alors que chaque jour, l’obscurité naturelle est plus rare et l’obscurantisme plus pesant.
Isabelle Vauglin, vous êtes astrophysicienne, comment est née cette vocation ? Votre rencontre avec la nuit a-t-elle influencé ce choix de carrière ?
C’est mon grand-père qui m’a appris les premières constellations (la Grande Ourse, la Petite Ourse, Cassiopée, Pégase, etc.). Quand il est mort, j’avais huit ans et demi. C’est donc venu extrêmement tôt, et la nuit, effectivement, a eu son importance. Mes grands-parents nous gardaient, nous, petits-enfants, dans une maison familiale dans le Haut-Jura, à une époque où il n’y avait pas encore ce niveau de pollution lumineuse, et pas non plus un trafic aérien aussi intense.
La nuit, quand il faisait beau, mon grand-père sortait regarder le ciel, et sur les cinq enfants gardés par nos grands-parents, j’étais la seule à l’accompagner. C’est venu de là. C’est un souvenir très lointain, mais très précis. Donc oui, la nuit, qui permet d’observer les étoiles, a joué un rôle dans mon orientation, c’est sûr, sans oublier ces moments partagés avec mon grand-père.
Indépendamment de votre passion, comment expliquer l’utilité sociale de votre métier ?
L’utilité sociale de l’astrophysique, à mon avis, est très mal perçue. Cela revient régulièrement quand j’interviens devant des scolaires : « À quoi vous servez ? » Il m’arrive de répondre de façon un peu provocatrice : « On ne sert à rien et il faut surtout qu’on ne serve à rien ». Je m’explique : les sciences dites fondamentales n’ont pas d’impact immédiat sur la vie de tous les jours, mais elles sont absolument indispensables pour construire le savoir qui mènera aux technologies de demain, parce que nous ne pouvons pas deviner quelle branche va aboutir.
Quand Marie et Pierre Curie ont mené leurs travaux sur ce qu’on n’appelait pas encore la radioactivité, ils ont manipulé des tonnes de minerais, les gens ne comprenaient pas. Personne n’envisageait que, 50 ans plus tard, ce savoir sur le fonctionnement interne des atomes permettrait de développer, par exemple, des méthodes pour soigner les cancers. Si on avait demandé aux médecins de trouver une nouvelle solution pour guérir les cancers, ils n’auraient probablement pas regardé du côté du comportement des atomes radioactifs.
On peut donner un autre exemple avec Ampère, plus proche de Lyon. Quand il faisait ses expériences sur l’électricité, dans sa maison à Poleymieux-au-Mont-d’Or, en essayant de produire des éclairs entre deux plaques chargées, les gens le prenaient pour un fou. Si on lui avait demandé d’améliorer l’éclairage de l’époque, nous en serions peut-être toujours à la bougie.
La recherche appliquée, c’est dire à Ampère : « Les bougies ne nous éclairent pas assez, il faut les améliorer. » La recherche fondamentale, c’est laisser Ampère étudier l’électricité, comprendre comment on peut la produire, la canaliser, l’exploiter, et cela aboutit au système électrique actuel.
Selon vous, quels risques de long terme cette priorité accordée à la recherche appliquée induit-elle ?
La recherche fondamentale est indispensable : la recherche appliquée se nourrit de ses avancées, mais elle n’a un impact qu’une génération plus tard. Sans recherche fondamentale, il n’y a plus de progrès technologiques. C’est vrai pour la physique théorique, pour la physique quantique, pour la physique des particules, pour la chimie théorique, pour l’astrophysique, pour les mathématiques, pour tout ce qui est science fondamentale.
Dès les années 1940-1950, on a compris que pour décortiquer le fonctionnement des objets dans l’univers et comprendre quelles étaient leurs origines, fonctionnements, évolutions, il fallait les observer non seulement dans le domaine du visible, mais à toutes les longueurs d’onde, ainsi qu’en infrarouge, en ultraviolet et en submillimétrique.
Pour y parvenir, à partir des années 1950, les astronomes ont essayé d’élaborer des satellites d’observation hors de l’atmosphère. Rien n’existait à l’époque, donc certains astronomes se sont spécialisés dans ce domaine. Progressivement, on en a vu l’intérêt : maintenant, personne n’envisagerait de vivre sans les satellites qui nous permettent le téléphone, la télévision, les réseaux sociaux, etc. Toute la communication sociétale actuelle se base sur la technologie aérospatiale, qui est devenue d’ailleurs une branche complètement autonome, dissociée de l’astronomie.
L’un des rôles de la recherche fondamentale n’est-il pas aussi de cultiver un certain rapport à la curiosité, à l’inconnu, comme un champ du possible, voire une source d’espoir ?
Oui, parce que l’une des particularités de l’espèce humaine, c’est cette curiosité qui nous a toujours poussés à essayer de comprendre, de faire mieux, de nous faciliter la vie jusqu’à arriver à des activités non productives d’alimentation ou de protection, telles que l’art. C’est absolument fascinant en matière d’aboutissement, d’évolution de l’espèce humaine. La recherche fondamentale est basée sur cette curiosité. Les scientifiques se demandent sans cesse « Pourquoi ? Comment ? Où ? Comment ça marche, combien de temps cela va-t-il durer ? »
Parmi les sciences fondamentales, l’astrophysique est probablement celle qui a le plus de capacité à susciter des interrogations et l’émerveillement. Les mathématiques ou la physique théorique sont aussi des sciences fondamentales, mais les jeunes et le grand public n’auront pas le même engouement pour elles.
En tant qu’astronomes, cela nous donne une responsabilité : expliquer ce qu’est notre science, comment on avance, pourquoi on se pose telle question, ce qui nous pousse à construire tel instrument. Les liens avec les autres sont nombreux, c’est un atout formidable pour intéresser les jeunes aux sciences en général et réconcilier le public avec elles. Je considère que nous avons le devoir d’exploiter l’attrait pour l’astrophysique dans cette période où il y a une telle remise en question du scientifique.
Nous y reviendrons. Mais alors cette nuit, sur Terre, à quoi sert-elle ?
La nuit est fondamentale, parce qu’elle nuit nous permet de prendre conscience de la place de notre planète dans l’univers. Quand il y a le Soleil, sa lumière intense est tellement diffusée par l’atmosphère que l’on n’a pas de notion de l’espace intersidéral. La nuit nous donne accès à la profondeur du ciel, à la vue des étoiles, à la trace de la Voie lactée. C’est indispensable pour permettre cette connexion entre l’humain et l’univers : c’est cette connexion qui a fait que l’homme s’est posé la question de savoir où l’on est, où l’on va.
En Français, le jour qualifie à la fois la rotation complète de la Terre, en vingt-quatre heures, et la période pendant laquelle on voit le Soleil. Pour faire la différence, j’utiliserai plutôt le mot « journée » pour qualifier la période ensoleillée. Cette alternance entre la journée et la nuit est quelque chose d’immuable. Tous les organismes vivants sur Terre, que ce soit les humains, les animaux, les plantes ou même les bactéries, se sont développés et adaptés en fonction de cette alternance journée-nuit, appelée cycle circadien.
Le fait de ne plus avoir de nuit noire impacte notre cycle chronobiologique, et en particulier la production de protéines et d’hormones, qui se font de façon très différenciée la journée ou la nuit. Ce dérèglement entraîne des problèmes de santé que l’on sait maintenant liés à ce manque de périodes obscures. En ville, les arbres vieillissent beaucoup plus vite parce qu’ils sont continuellement éclairés, soumis à un stress permanent. Les animaux diurnes n’ont plus les conditions qu’il leur faut pour dormir correctement et les animaux nocturnes n’ont plus la nuit dont ils ont besoin pour s’alimenter, chasser et se reproduire correctement.
Physiologiquement, à quel point sommes-nous handicapés par l’obscurité ?
Notre vision est parfaitement adaptée à ces deux périodes, la journée et la nuit. Nous avons deux catégories différentes de cellules sur la rétine, l’une pour la journée et l’autre pour la nuit. On utilise ce que l’on appelle les cônes et les bâtonnets : les bâtonnets sont utilisés pour la vision nocturne, quand il y a peu de luminosité, alors que les cônes sont utilisés lorsque la luminosité est forte.
Cela nous permet, par exemple, de pouvoir lire le journal à midi en plein soleil le jour du solstice d’été, mais aussi la nuit, éclairés seulement par un premier quartier de Lune, sans lumière autour. Les gens ne s’en rendent pas compte parce que justement, cette vision nocturne n’est plus sollicitée.
Les chronobiologistes ont fait de nombreuses études sur ce sujet et ont démontré que ces cycles adaptés depuis des dizaines, de centaines de milliers, voire des millions d’années, sont perturbés. D’après ces études, cela va même jusqu’à l’augmentation d’occurrences de cancers. Des erreurs se produisent régulièrement dans notre production d’hormones et de protéines au niveau de la double hélice de l’ADN au sein de chaque cellule. Nous réparons ces erreurs soit en éliminant la cellule, soit en la corrigeant. Certaines de ces corrections se font pendant la nuit, quand la rétine dit au cerveau « Je ne reçois pas de lumière, donc c’est la nuit ». Ce sont des choses très anciennes, mises en place dans le cerveau reptilien.
Il y a aussi le cycle de sécrétion de la mélatonine qui, normalement, commence à partir du moment où la rétine perçoit une baisse de luminosité. Il faut sécréter cette molécule pour s’endormir correctement deux ou trois heures après. Face à des écrans le soir, nous recevons beaucoup trop de lumière bleue, qui est la lumière du jour. L’atmosphère est bleue, donc le cerveau enregistre « Lumière bleue = jour = On ne dort pas ». On ne sécrète donc pas de mélatonine, ce qui entraîne des troubles du sommeil.
N’y a-t-il pas également une dimension culturelle très forte qui nous lie aux astres ?
Toutes les civilisations ont développé une connaissance du ciel et des constellations. Quand il n’y a pas d’éclairage la nuit, le ciel est magique. Pour moi, il n’y a pas d’adjectifs suffisants pour le décrire. Le problème, c’est que plus de 80 % de la population mondiale n’a plus accès au ciel la nuit. L’immense majorité des enfants qui vivent actuellement sur la planète n’ont jamais vu la Voie lactée.
Pour les premiers humains, la nuit était peut-être quelque chose d’angoissant. Ces bruits, est-ce que ce sont les chasseurs qui rentrent, ou est-ce que c’est un tigre à dents de sabre qui veut nous manger ? Forcément, il y avait un peu d’inquiétude. Mais certaines civilisations ont fait de la nuit un instant majeur de leur inconscient collectif.
Par exemple, pour les Inuits, et tous les peuples qui vivaient dans le Grand Nord et qui expérimentaient des nuits très longues, voire totales au-delà du Cercle polaire, la nuit ne pouvait être une mise entre parenthèses. Elle faisait partie intégrante de leurs cultures, mais cela a beaucoup changé depuis les 70 dernières années. Pour les Aborigènes d’Australie, c’est l’indispensable temps du rêve, de connexion avec les anciens.
Au contraire, de nos jours, on pourrait parler d’un manque de culture dans ce domaine. La plupart des gens ne connaissent plus les phases de la Lune par exemple. Pourtant, c’est un satellite absolument exceptionnel, suffisamment gros pour éclairer nos nuits. Elle a eu aussi un impact considérable sur le développement du questionnement humain : qu’est-ce que cet astre ? Pourquoi change-t-il de forme et de place tous les jours, et pourquoi revient-il ? Nous sommes arrivés ainsi à créer la mesure du temps, grâce à ce marqueur très facile à suivre depuis tous les lieux de la Terre.
En 2019, vous avez donc proposé aux habitants du Rhône et de la Métropole de Lyon le projet La Nuit est Belle !, pour les sensibiliser aux enjeux liés à la pollution lumineuse. En quoi consiste cette démarche ? Pourquoi et comment est-elle née ?
Cet événement a été créé par l’équipe de la zone transfrontalière du Grand Genève, qui m’a proposé d’associer les territoires de la Métropole et du Rhône. Il s’agit d’éteindre la totalité de l’éclairage public dans les communes participantes, pour permettre aux gens de retrouver la nuit de façon presque obligatoire. Je l’ai proposé aux communes pour alerter sur la pollution lumineuse, mais aussi sur le gaspillage énergétique.
Un autre événement un peu similaire existe depuis plus longtemps, Le Jour de la Nuit. Les communes éteignent ce qu’elles veulent, et beaucoup se contentent d’un bâtiment ou deux. S’ils ne sont pas au courant, les habitants peuvent se dire que l’éclairage de l’église ou de la mairie est en panne. Si on éteint tout, les gens comprennent qu’il ne s’agit pas d’un dysfonctionnement. Donc il y a cette volonté d’interpeller un public le plus large possible pour lui montrer ce qu’est la nuit, mais aussi pour expliquer pourquoi l’éclairage est devenu problématique.
En ville parfois, le lampadaire qui éclaire votre façade fait que vous voyez clair dans votre chambre, même les volets fermés, avec tous les problèmes de chronobiologie que cela peut entraîner. Au-delà des humains, la lumière nocturne est délétère pour la faune et la flore : c’est la deuxième cause de mortalité des insectes après les pesticides. Les oiseaux migrateurs sont perturbés, les mammifères et les batraciens aussi. Ces lumières créent des points d’attraction dont les animaux n’arrivent plus à sortir. Ils restent aimantés à cette lumière, ou au contraire, elle constitue un barrage infranchissable leur coupant l’accès à la zone sur laquelle ils peuvent se nourrir, se reproduire, etc.
Pour les communes, les économies d’énergie sont un argument plus attractif. Les factures d’électricité sont des lignes importantes de leurs dépenses, en particulier pour les plus petites. Un éclairage raisonné, voire nettement diminué, permet de diminuer substantiellement ces coûts.
À partir de quand les scientifiques ont-ils pris la mesure de ces perturbations ?
Cette volonté des astronomes d’essayer de limiter l’éclairage public date des années 80. La première fois que j’ai été confronté au problème, c’était pour le site du télescope franco-canadien d’Hawaï, à 4 200 mètres d’altitude sur une montagne qui s’appelle le Mauna Kea. On y a installé nos télescopes parce que le ciel y est extraordinairement beau. Sauf qu’Hawaï, c’est aussi la plage, les cocotiers et le développement du tourisme.
Les télescopes, mis en service à la fin des années 70, ont perdu en qualité dès les années 90, parce que les hôtels sur la côte en bas de l’île étaient tellement éclairés que la lumière polluait le ciel, même à 4 200 mètres d’altitude. On avait perdu en sensibilité, donc on a essayé d’agir. Bien évidemment, cela n’a pas abouti. Au Chili, à partir des années 2000, les télescopes européens du désert d’Atacama ont souffert du même problème. Mais les astronomes sont un peu pris pour de doux rêveurs, inconscients des contraintes économiques et sécuritaires. On met beaucoup la sécurité en avant pour justifier d’éclairer autant la nuit…
Avec La Nuit est Belle !, nous lions l’ensemble des raisons d’éteindre : revoir le ciel étoilé, protéger la faune et la flore, améliorer la santé humaine et faire des économies, d’argent et d’énergie. Sur le territoire rhodanien, jusqu’à 35 communes ont participé. Tout le canton de Genève et 78 communes en France éteignent aussi les éclairages publics pour La Nuit est Belle !. On rêve de réussir un jour à mobiliser toutes les communes entre Genève et Lyon en suivant le Rhône, pour créer une magnifique bande sombre qui suivrait le fleuve !
Ces extinctions des feux donnent lieu à des animations, des rencontres. Quelles sont-elles ?
On travaille avec les communes six à neuf mois en amont pour impliquer les scolaires, les commerces, les zones industrielles et commerciales, et les particuliers. Le but est de faire profiter de la nuit. Nous proposons des conférences sur la chronobiologie, sur l’astrophysique, sur la faune… Nous incitons les associations locales à proposer une activité ce soir-là avec deux impératifs : qu’elles ne demandent pas de lumière et qu’elles soient relativement silencieuses.
Les médiathèques proposent des lectures à la lampe de poche, les clubs de marche des randonnées à la lampe frontale, à l’écoute des animaux de la nuit, un club de tennis de table a organisé des matchs avec des balles fluorescentes. Des libraires ont mis les livres autour de la nuit dans leur vitrine et proposé des ouvrages à la consultation. Des restaurants ont organisé des dîners aux chandelles. Hélas, la plupart du temps, nous avons eu une très mauvaise météo qui a empêché de profiter pleinement des activités proposées.
Participer à La Nuit est Belle !, c’est bien, mais la finalité est d’engager les communes sur une extinction quotidienne des éclairages, pour faire des économies toute l’année. Sur les communes du territoire rhodanien qui ont participé à l’événement, plus de 60 % se sont engagés dans une démarche d’extinction quotidienne pérenne. Au niveau des communes françaises de la zone transfrontalière du Grand-Genève, c’est plus de 75 %.
Qu’est-ce que les gens vous disent de cette parenthèse que vous leur ouvrez ?
Les retours sont globalement très positifs. On entend très souvent : « Qu’est-ce que c’est calme », alors que ça ne l’est pas tellement. Si on est à côté d’une route, les voitures continuent de passer, mais l’obscurité fait penser aux gens « calme ». C’est vraiment l’adjectif qui revient : « Qu’est-ce que c’est agréable, c’est calme ! ». Cette ambiance « au coin du feu », le soir de La Nuit est Belle !, on la ressent complètement. Ça ne m’étonne pas, j’ai moi-même toujours associé les nuits au télescope à des moments de sérénité, bien que l’on soit au travail, dans le stress parce que l’on veut que l’instrument fonctionne, que l’on obtienne des données.
Les communes qui s’engagent dans une extinction quotidienne nous rapportent souvent qu’au début, il y a systématiquement des gens mécontents : « On va se faire agresser », « Ça va augmenter les cambriolages », etc. Après quelques semaines, ils s’habituent. Si on a besoin d’éclairer le trottoir pour rentrer chez soi et qu’on a quelques mètres à parcourir pour ouvrir son portail, cela ne nécessite pas un lampadaire allumé toute la nuit, la lampe de notre portable suffit !
Dans les grandes villes, on peut commencer par diminuer le nombre de points lumineux, n’en garder qu’un sur deux par exemple, ou diminuer l’intensité lumineuse des lampadaires. On peut diminuer l’intensité de plus de moitié, parce que la réponse de notre œil est logarithmique, c’est ce que j’évoquais avec les bâtonnets et les cônes sur la rétine. Malgré une diminution d’intensité lumineuse importante, notre œil s’adapte et perçoit correctement la lumière. Certaines villes, entre autres en Suisse, le font, mais en France, c’est encore peu fréquent.
Reprenons un peu de « hauteur »… À l’époque de l’astrocapitalisme, de Starlink et de Blue Origin, est-ce encore crédible d’évoquer une vision romantique de la conquête spatiale ?
« Conquête spatiale », oui… À mon avis, le mot conquête se dirige immédiatement vers un aspect négatif, économique. Pour les astronomes, c’est plutôt l’exploration spatiale. Nous envoyons le télescope James Webb pour collecter des images et essayer de mieux comprendre l’univers, la mission JUICE vers Jupiter, ou une autre mission autour de Encelade,vise à savoir si, sous des océans glacés, il y a des conditions favorables à la vie. Cette exploration spatiale, j’espère qu’elle porte encore du rêve en elle, et qu’elle va encore motiver beaucoup de jeunes.
Jean-Loup Chrétien, Claudie Haigneré, et maintenant Thomas Pesquet, sont quand même des modèles inspirants, même s’il y a derrière certains projets des recherches d’armement, de suprématie pour être le premier à planter son drapeau et dire « C’est chez moi, vous n’avez pas le droit d’entrer parce que je veux exploiter tel ou tel minerai ».
Il faut garder le rêve, mais pas le vendre. Cet astrocapitalisme est le pire de ce que l’humanité peut créer en matière de volonté de conquête. Pourquoi Starlink, OneWeb ou Blue Origin peuvent-ils être là-haut ? Parce que l’Unesco a déclaré que l’espace n’appartient à personne. Elon Musk ou d’autres ont conclu « S’il n’appartient à personne, alors il est à moi ».
Il faut se rendre compte à quel point cela fait partie de cette volonté de nous tenir par ces addictions aux flux d’information, aux réseaux sociaux, etc. La nécessité d’envoyer des dizaines de milliers de satellites pour avoir des communications plus efficaces partout, avec de meilleurs débits, c’est exactement ce qu’il faudrait diminuer.
Et pourtant, cette colonisation de notre environnement spatial immédiat est le plus souvent présentée comme un « progrès technologique », une innovation.
Les gens appellent les nuées de satellites de Starlink des « constellations ». Nous, les astronomes, le refusons : les seules constellations, ce sont celles des étoiles. Nous les appelons des convois, comme les convois militaires, qui amènent les pires problèmes. Ces convois de satellites sont en quantité tellement importante qu’ils dégradent les images que l’on fait avec nos télescopes. Et nos temps de télescope, je peux vous assurer qu’ils sont aussi précieux que rares ! Quand vous avez fait une pause de six ou sept heures et que tout un convoi passe à ce moment-là, vous avez envie de le détruire.
Nous devons être environ 15 000 astronomes dans le monde. Face à cette situation, nous avons tenté de réagir avec l’organisation qui nous rassemble, l’Union astronomique internationale. Des collègues de l’Observatoire européen austral, l’organisme européen d’astronomie en Europe, l’ESO, ont simulé les futures images au télescope avec tous ces convois. Nous les avons envoyées à Elon Musk, en lui signalant qu’il allait rendre nos observations tellement dégradées que ce serait une calamité. Il a répondu qu’il comprenait et qu’il allait les peindre en noir. Les peindre en noir ? Non monsieur, vos satellites sont couverts de panneaux solaires, donc vous ne les peindrez pas en noir.
Quand bien même, ils masqueraient les objets derrière. Et en infrarouge, que vous les peigniez en bleu, en noir, en vert, ils émettront exactement les mêmes choses. En radioastronomie, vous n’allez pas les rendre muets, donc vous parasiterez les rares canaux qui restent. La seule solution, c’est de ne pas les envoyer. Mais 15 000 scientifiques ne vont pas suffire contre les énormes sociétés aux intérêts capitalistes colossaux…
Aujourd’hui, en prenant conscience du fossé entre la parole scientifique et certains pans de la société, quelle place doivent prendre selon vous les universitaires ?
Les scientifiques sont de plus en plus inaudibles. Pourtant, je considère qu’ils devraient occuper une place centrale, au titre de leur compétence dans leur domaine, et pas dans d’autres d’ailleurs. Pour les 50 ans de l’Homme sur la Lune, en 2019, j’avais préparé des conférences. Je m’étais intéressée à ce qu’on entend toujours : « Non, l’homme n’est jamais allé sur la Lune, la Nasa en a fait un film », etc. J’ai commencé à me pencher dessus de façon anecdotique, en pensant que j’allais leur dire « À l’époque, des gens pensaient que… ». Et là, j’ai été stupéfaite de constater que la proportion de personnes qui, à l’heure actuelle, pensent que l’homme n’est pas allé sur la Lune est plus forte que dans les années 70 ou 80.
La proportion, pas juste le nombre, la proportion est plus importante à l’heure actuelle, y compris chez les jeunes, le maximum étant les 25-34 ans. C’est la culture des fake news, des théories du complot. En tant que scientifiques, nous sommes démunis parce que sur un plateau télé, quand on a besoin d’expliquer les choses, il nous faut du temps, que l’on n’a pas…
Si vous êtes face à une personne qui use de techniques pour faire le buzz, le combat est déloyal. Il y aurait vraiment besoin d’une culture scientifique partie prenante de l’éducation des enfants depuis l’école primaire, le secondaire et bien évidemment le supérieur. Il faudrait que la culture scientifique fasse partie de la culture en général et qu’il y ait une base de connaissance sur le fonctionnement de la recherche.
Cette défiance a-t-elle à voir avec une forme de ressentiment à l’égard des élites intellectuelles ?
Paye-t-on une certaine forme d’arrogance, d’élitisme ? Il y a eu des mandarins, c’est une évidence, mais les choses ont changé. « Autorité scientifique », oui, si on met le mot autorité, cela peut sembler quelque chose d’un peu supérieur, surplombant. On parle plutôt maintenant de partage du savoir scientifique.
Si on prend l’exemple des platistes, parmi eux, vous n’avez pas que des personnes sans accès au savoir, et vous en avez de très riches. Ce n’est pas du tout, je pense, parce qu’ils se sentent écrasés par les scientifiques. Il existe un mépris des scientifiques dans la société, y compris du côté de la classe politique d’ailleurs. Trop souvent, pour eux, les scientifiques sont un peu inutiles, ils ne font que demander de l’argent, des moyens, sans que l’on ne sache à quoi ils servent et sans chercher à le savoir.
Lorsque l’on intervient dans les classes, les élèves demandent parfois combien nous gagnons. Quand nous donnons nos salaires, ils nous répondent souvent « Oh non, seulement ! Toutes ces études pour gagner ça ? ». Mais il y a autre chose que l’argent dans la vie, il y a l’intérêt du métier. Ce manque de reconnaissance, pas seulement pour les scientifiques, mais aussi pour le personnel médical et le personnel éducatif, cela conduit à ce que les citoyens estiment que ces métiers n’ont pas plus de valeur que ça et qu’il n’y a pas de raison de nous faire confiance.
La démonstration par la preuve ne suffit-elle donc plus ?
On retrouve cette défiance en médecine, quand des gens avec des pathologies lourdes remettent en cause les traitements proposés par le médecin parce qu’ils ont vu sur Internet qu’il ne fallait pas soigner comme ci, mais comme ça. Alors pour ce qui est du réchauffement climatique, très honnêtement, je suis pessimiste quand je vois l’urgence qu’il y a et que l’on n’arrive toujours pas à faire bouger les politiques.
Pour La Nuit est Belle !, je leur parlais de la nécessité de faire des économies d’énergie. À bout d’arguments, je leur ai dit « Il faut que vous réalisiez une chose : les lois de la physique ne se discutent pas à l’Assemblée nationale, ce n’est pas nous qui vous imposons un rythme, c’est la physique. Le système Terre est un système physique qui répond à des lois physiques, on ne peut rien y changer ». Nous n’arrivons pas à les convaincre, et l’urgence est telle que j’ai vraiment très peur pour l’avenir.
Pour conclure, je veux le dire : les scientifiques du GIEC sont vraiment admirables, franchement. Ils réalisent un travail considérable, ils y passent leurs soirées, leurs vacances, leurs week-ends. Malheureusement, les responsables de groupes reçoivent les pires injures, des lettres de menaces, y compris de menaces de mort. On cherche à nous culpabiliser, alors que les scientifiques n’y sont pour rien, nous souhaitons juste expliquer les faits. C’est fou !
Et un point fondamental aussi : pour relever ces défis majeurs que nous avons face à nous, nous ne devons pas, et nous ne pouvons plus, nous passer de la moitié des talents de l’humanité. Les femmes doivent avoir leur place dans toutes les sciences. La société doit arrêter avec les stéréotypes et les idées reçues qui conduisent à penser que les femmes ne sont pas bonnes en sciences. Elles ont les mêmes capacités cognitives que les hommes.
Il est indispensable d’inciter les filles à choisir des filières d’études et des métiers scientifiques. Parce que les équipes de recherche mixtes sont plus innovantes, plus productives que les équipes très genrées. C’est de la complémentarité et de la diversité que viendront, peut-être, les solutions pour garder la Terre vivable.
Interview de Isabelle Vauglin
astrophysicienne au CNRS
Article
Avec "Tout noir" le secteur de la littérature jeunesse offre un aperçu des bagages culturels avec lesquels évolueront les citoyens de demain.
Article
Si toute notre vie sociale tient dans un smartphone, à quoi bon profiter de sorties nocturnes ?
Article
Quelques données pour prendre la mesure du côté sombre de l’éclairage artificiel.
Article
Dormait-on forcément mieux avant ? À partir de l’ouvrage « La grande transformation du sommeil de R. Ekirchun », regard prospectif sur les enjeux de ce temps si utile.
Article
La Lune, symbole d'une altérité radicale à notre monde ?
Article
Dans un monde qui se réenchanterait pour mieux se réconcilier avec le non-humain, que nous dirait-il de nos anomies actuelles ?
Article
Le solaire et l'éolien, ces « énergies du jour » peuvent-elles être la solution pour répondre à nos besoins actuels et futurs ?
À quels basculements devons-nous nous préparer ?
La santé mentale est partout. Entre présentation d’impasses actuelles et évocation de pistes prometteuses, ce dossier vous propose un verre que vous pourrez juger à moitié vide ou à moitié plein.
Jamais idéale, toujours critiquable, la famille reste le premier modèle de ce que l’on peut appeler « solidarité ». En cela, y réfléchir aujourd’hui pourrait bien nous être utile dès demain…
Article
Le concept des villes où les services essentiels seraient accessibles à pied ou en vélo en 15 minutes avait rencontré un immense succès. Quel problème alors ?
Article
Jusqu’à quelle température peut-on rester optimiste, et que penser des mesures déjà prises ?
Article
À quoi sert ce nouvel outil de mesure et de projection, et quelles perspectives ouvre sa mise en œuvre ?
Article
À quoi l’Union européenne et ses États membres doivent-ils se préparer ?
Article
Cet article appelle à s'extraire du dualisme nature/culture et donne à voir d'autres manières d'être au monde.