La position que je défends, notamment dans l’ouvrage que l’on a coordonné avec Marwan Mohammed, c'est que ce terme extrêmement flou sert d’abord à disqualifier certaines pratiques minoritaires plutôt qu’à analyser des dynamiques sociales. Il ne peut pas être utilisé comme catégorie analytique – c'est important de le dire –, néanmoins il renvoie à des choses que l’on peut interroger empiriquement : les pratiques d'entre-soi et d’homogamie, et les formes de mobilisation minoritaire. C’est souvent à ces phénomènes que l’on fait référence quand on parle de communautarisme:
Or, sur ces pans-là, il y a beaucoup de nuances empiriques à apporter. Dans l'enquête, L'épreuve de la Discrimination, publiée il y a quelques mois avec des collègues [2], ce qui ressort majoritairement, c'est une aspiration forte à la mixité sociale et ethno-raciale chez les habitants des quartiers populaires. J’observe très clairement un discours, chez beaucoup d’enquêtés, de nostalgie de ce qu'étaient ces quartiers il y a vingt, trente ans, où la population était plus diversifiée, ce qui est quand même pour partie vrai. Il y a eu des phénomènes de white flight, de départ des classes populaires blanches de certains quartiers. Par exemple, dans les quartiers de Roubaix, une partie des franges supérieures des classes populaires ou des petites classes moyennes est partie dans les communes environnantes.
La concentration spatiale des minorités apparaît dès lors très largement subie. Elle est le fruit de politiques de peuplement qui sont parfois ethnicisées et de discriminations dans l'accès aux logements des quartiers centraux ou pavillonnaires. Finalement, l'aspiration à l’entre-soi minoritaire est très largement à relativiser. Alors, il serait faux de dire que ça n'existe pas. Mais nous, on ne l'a rencontré que chez les personnes les plus pieuses et notamment chez ceux qui se définissent comme Salafi, où là effectivement, il y a une défense de l'entre-soi communautaire et religieux. Mais c'est très minoritaire parmi les habitants des quartiers populaires, il me semble. Il y a d’ailleurs des mobilisations pour demander de la mixité sociale qui émanent des quartiers populaires, comme celle des mères de quartier du Petit Bard à Montpellier, il y a quelques années. Je crois qu’elles avaient même été jusqu'au plateau de Quotidien sur Canal Plus, avec un message assez simple : « On veut des blancs dans nos écoles ». Ce sont des choses que je retrouve dans mes enquêtes, où on me dit : « On n'a jamais souhaité que nos enfants soient uniquement à l’école avec des enfants dont les parents sont originaires d’Afrique, en aucun cas ». C'est important de le rappeler. Dans le débat public, il y a cette idée selon laquelle les gens feraient des choix résidentiels, complètement volontaires, alors que l’un des éléments que nous enseigne la sociologie urbaine, c'est que pour les catégories populaires, les choix résidentiels sont très contraints.
À l'inverse, il y a des formes d'entre-soi majoritaires qui sont recherchées. Les espaces sociaux les plus homogames se situent du côté des classes supérieures. Les travaux d’Edmond Preteceille ou d'autres sociologues urbains qui travaillent sur les catégories supérieures décrivent à la fois la concentration spatiale des catégories privilégiées et les réseaux communautaires très forts qui permettent la reproduction de la domination. Si entre-soi communautaire il y a, il est peut-être à regarder de ce côté-là.
Roubaix est l’une des villes les plus pauvres de France, avec 45 % de la population sous le seuil de pauvreté, 75 % du territoire est en politique de la ville, et 25 % est très riche. Ce sont les anciens patrons de l'industrie textile, qui ne sont plus tous là, mais qui conservent un patrimoine immobilier sur place. Au sud de la ville, il y a des très grosses maisons et des gated communities : la polarisation est très visible. Roubaix est l’une des villes les plus inégalitaires de France après Saint-Denis, Neuilly-sur-Seine et Boulogne. Il y a une frontière entre les mondes et les gens l’évoquent en entretien. Ils remarquent une sorte de mur, un peu invisible, et réalisent bien qu'ils ne se rencontrent pas.
Un dernier point sur la question du communautarisme : il y a la question de l’entre-soi, que l’on vient d’aborder, et la question des mobilisations minoritaires. Au fond, on reprocherait à certaines minorités de se mobiliser pour réclamer des droits et un traitement spécifique. Or d’un point de vue empirique ça ne semble pas être le cas. , Les mobilisations de minorités aujourd’hui en France ne revendiquent pas des droits spécifiques ou un traitement particulier mais expriment une demande d'égalité et de traitement égalitaire en comparaison aux autres segments de la population.
[2] Talpin J., Balazard H., Carrel M., Hadj Belgacem S., Sümbül K., Purenne A., Roux G., 2021, L’épreuve de la discrimination : enquête dans les quartiers populaires, Paris, PUF (Collection « Le lien social »), 398 p.