Veille M3 / De l’imaginaire à la machine, l’industrie se réinvente
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De l’évolution de nos représentations symboliques jusqu’à la transformation concrète de notre base productive, réconcilier l’industrie et la société.
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La pandémie de Covid-19 a mis en lumière la dépendance française à l’importation. Le cas des masques sanitaires fut symptomatique : en temps de pénurie, on a vu les initiatives se multiplier pour proposer aux Français des masques DIY, avant qu’un important plan de soutien industriel ne referme cette parenthèse d’autoproduction généralisée : désormais l’industrie reprenait la main, et les masques non réglementaires devenaient illégaux. Pourtant, quelques mois après cet investissement massif, 97,3% des volumes de masques achetés par des entités publiques continuent à être importés de Chine.
Alors que ce new deal lancé pour rattraper le retard industriel de la France par l’innovation et la compétitivité fait fi des limites planétaires et de l’ambivalence de notre rapport à la technosphère, Héritage et fermeture, paru en mai 2021, bouscule les termes du débat. Cet essai des chercheurs Emmanuel Bonnet, Diego Landivar et Alexandre Monnin propose un design de la destauration, c’est-à-dire conscient de la finitude de la terre, et critique à l’égard d’innovations qui n’en tiendraient pas compte.
Prenant acte de l’entrée dans l’Anthropocène, les auteurs suggèrent une redéfinition de notre rapport industriel à travers deux concepts : l’héritage, et la fermeture, renouant là avec une définition du design comme « amélioration de l’habitabilité du monde ». Pensé depuis Clermont-Ferrand, ce design se plonge dans les réseaux d’acteurs, dans leurs liens de dépendances et donc dans leur ancrage local.
La crise sanitaire nous a sensiblement permis de prendre conscience que l’organisation sociale de l’industrie se situait dorénavant à l’échelle internationale, au sein d’une chaîne de dépendances notamment logistiques. Dès lors, c'est toute l’activité organisante de ce secteur, sa capacité à créer un monde et ses usages, qui se dévoilaient.
Cette capacité organisatrice de la structure industrielle, Emmanuel Bonnet, professeur en Innovation et Entreprenariat à l’ESC Clermont, l’interroge dans son chapitre d’Héritage et Fermeture, en appelant à la « déprojection » du monde. L’Anthropocène, selon lui, nous appelle à un principe de conséquence : notre monde n’est pas soutenable, dès lors il faut en changer, c’est-à-dire rompre avec l’inertie des dépendances encore enchâssées. Proposant la déprojection comme modalité d’enquête visant à « décevoir nos capacités imaginatives, nos projections sur le possible, à nous confronter à l’impuissance à réaliser », Emmanuel Bonnet nous invite, non plus à espérer des futurs désirables, mais à évaluer une possibilité de vie dans un monde en ruines. Il s’agit de contester à l’industrie sa capacité à monopoliser la production de futurs, ce que le designer et philosophe Tony Fry nomme futuring. Il plaide alors, dans la lignée de John Dewey, pour une pluralisation des modes projectifs, sur la base d’expériences hétérogènes, locales, à même de produire des imaginaires du futur.
Alexandre Monnin, professeur en redirection écologique et design à l’ESC de Clermont, aborde la question de l’héritage de ce monde organisé à travers la notion élaborée avec Lionel Maurel des « communs négatifs », qui désigne des « “ressources”, matérielles ou immatérielles, “négatives” tels que les déchets, les centrales nucléaires, les sols pollués ou encore certains héritages culturels (le droit d’un colonisateur, etc.). Tout l’enjeu étant d’en prendre soin (ou de les prendre en charge) collectivement (commoning), à défaut de pouvoir faire table rase de ces réalités ».
Cette notion d’héritage permet de prendre acte de ce « continuum que le capitalisme, à travers ses infrastructures industrielles, ses institutions, ses modes d’organisation a tissé, composant une toile aux milliers de liens administrant notre vie quotidienne et collective ». Une nouvelle activité industrielle de « désœuvrement » naît alors, qui consiste à hériter collectivement de ces communs négatifs qui fondent le désastre écologique à venir. En référence à Bruno Latour, les auteurs nous enjoignent ainsi à « faire atterrir » ces ruines ruineuses, ce paysage d’infrastructures encore fonctionnelles qui incarnent l’Anthropocène, pour en faire des ruines ruinées, dans une dynamique de désaffectation-réaffectation, qui en redéfinit particulièrement la portée symbolique.
C’est un fait : il nous faudra bien apprendre à vivre avec certains effets actuellement ou irrémédiablement toxiques de notre modèle industriel, tels que les espèces invasives aujourd’hui, ou les déchets nucléaires pour encore quelques siècles. Les auteurs proposent ici de patrimonialiser ces « ruines » de notre passé, d’en souligner les apports ou d’apprendre à tisser des rapports avec elles. Il nous faudra aussi apprendre à vivre sans certains communs négatifs, le pétrole et le charbon par exemple. Corrélatif donc à la notion d’héritage, les auteurs proposent le concept de « fermeture ». Loin d’une vision punitive, ce concept est exploratoire, il vise à engager les transition écologiques de manières conséquentes, et par là d’éviter qu’en son nom ne soient sacrifiés les plus précaires, que l’on sait les moins responsables des chaînes de dépendances liées aux activités à fermer.
Un récent rapport d’Oxfam et de l’Institut environnemental de Stockholm indique que les émissions de gaz à effet de serre (GES) des 1 % les plus riches depuis les années 1990 représentent plus du double des émissions de la moitié la plus pauvre de l’humanité. Ce qui est en jeu ici n’est pas seulement les émissions des plus riches mais leur idéal de vie, qui alimente une spirale consommatrice de plus en plus destructrice. - Andreas Malm, Reporterre
Diego Landivar, économiste et professeur d’humanités numériques à l’ESC Clermont, propose un design de la « destauration » comme « acte de ne pas faire advenir les virtualités qui attendent encore de s’accomplir et de réduire l’intensité de ce qui existe déjà ».
En outre, un protocole de « redirection écologique » étudie finement les dépendances associées à une industrie, afin d’en concevoir la fermeture. Celles-ci sont diverses : comme débouché pour les matières premières produites en amont, comme étape d’une chaîne logistique, comme producteur des biens dont notre confort dépend, comme employeur. Mettre les mains dans le cambouis de la fermeture et en déterminer les coûts, qu’ils soient sociaux ou économiques, invite à prendre en compte la diversité des réseaux et environnements dans lesquels l’acteur industriel s’inscrit, une tâche qui ne saurait se faire de manière générique, mais qui implique l’étude et la compréhension des territoires.
Différents modes de « fermeture » existent déjà :
Les auteurs proposent d’en ajouter de nouveaux, parmi lesquels :
Fondateurs à Lyon d’un master « Stratégie et design pour l’Anthropocène » en partenariat entre l’ESC Clermont et Strate Design, les auteurs proposent de nouvelles pistes conceptuelles, mais aussi une rupture dans la conception de l’éducation et du design, en les adaptant aux exigences d’une redirection écologique. De nouvelles perspectives stratégiques se dessinent, pour une relocalisation industrielle démocratiquement débattue, écologiquement informée, et répondant à un choix de société : celui de savoir « ce à quoi nous sommes prêts à renoncer, pour maintenir les choses précieuses à notre subsistance ». C’est donc un atterrissage de nos activités productives qu’il s’agira de défendre, une reterritorialisation qui réinterroge les besoins d’une communauté à partir de la soutenabilité de ceux-ci.
Plus donc qu’à un requiem pour l’industrie, les auteurs appellent à une réinvention de nos modes de production, qui prendrait leur soutenabilité comme point de départ, afin de nous doter d’une stratégie vertueuse face à l’Anthropocène. Celle-ci devrait se construire à partir d’une méthode qui associerait les citoyens et les autres habitants de notre planète (vivants non humains, objets, etc.) en vue de la construction d’un système productif assurant la réponse aux besoins de tous, sans menacer les conditions de survie des uns ou des autres. Finalement, il s’agit là d’un appel à instaurer localement un nouveau paradigme productif qui repolitiserait la question environnementale.
Dans le prolongement de ce livre important, qui renouvelle depuis un ancrage régional la pensée écologiste, il reste cependant à imaginer une forme d’organisation industrielle en adéquation avec ce qui ressortira des enquêtes comme indispensable. Absente de l’ouvrage, la question de la division sociale du travail s’impose en effet à la lecture des échanges, parus récemment, entre Frédéric Lordon, qui cherche une forme émancipée de collectif de production depuis son ouvrage Capitalisme, désir et servitude, et Bernard Friot qui, par le salaire à vie, tente de construire un modèle productif basé sur des caisses mutualisées d’investissements subordonnant le développement économique aux préférences d’une communauté citoyenne. À l’intersection donc de cette pensée de la fermeture, et de celle d’une réouverture des futurs comme le permettrait le salaire à vie, pourrait naître une nouvelle épistémologie pour un monde à reconstruire. Pour être mise en mouvement et investie, cette pensée devra s’appuyer sur deux jambes : la redirection écologique et la justice sociale.
À l’heure de l’Anthropocène, c’est bien à un paradigme inédit qu’il nous faut penser, sans doute en renouant avec le sens premier de l’industrie, c’est-à-dire l’habileté à faire les choses. Ces contributions visent à faire émerger la possibilité désormais de faire les choses bien. Si à une échelle mondialisée, il semble illusoire d’attendre de se voir offrir un autre chemin que celui de la concurrence tarifaire et de la mise en péril de nos conditions d’existence, à l’échelle locale, encore faudra-t-il trouver un modèle capable de s’ajuster à des choix démocratiques, faute de quoi les vestiges d’hier ne laisseraient place qu’aux ruines du lendemain.
À noter : Alexandre Monnin participera à la 15ème édition des Entretiens du Nouveau Monde Industriel, organisée à l'Institut de recherche et d'innovation (IRI) du Centre Georges Pompidou à Paris, les 29 et 30 novembre 2021, avec pour thème : La société intermittente : la vie dans le (négu)anthropocène.
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