Veille M3 / De l’imaginaire à la machine, l’industrie se réinvente
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De l’évolution de nos représentations symboliques jusqu’à la transformation concrète de notre base productive, réconcilier l’industrie et la société.
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L’avènement de l’usine, « née de la manufacture lorsque le bras de l’Homme a été remplacé par la machine », marque le début de l’idylle entre la société et son industrie naissante (p. 15). La société est, et se veut, industrielle.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’industrie est perçue « comme un garant de la souveraineté de la nation et un outil pour la modernisation du pays ». De fait, « pour le général de Gaulle, le nucléaire, l’aéronautique et l’informatique sont les trois piliers de la reconquête scientifique, technique et industrielle de la France » (p.17). C’est l’époque bénie des grands programmes et d’un État s’assumant comme stratège, financeur et décideur.
Las, les chocs pétroliers, les délocalisations, les insuffisantes croissance et productivité de pays européens, et particulièrement de la France, incapable de résister au dumping de certains de ses rivaux, même proches, la mauvaise presse de l’industrie, l’essor des services et la valorisation des savoirs transforment l’industrie, dans l’imaginaire des Français des années 80 et 90, en « un reliquat du passé ». Peu importe que les forces et compétences productives passent à l’Est, que la place de l’industrie se réduit comme peau de chagrin dans l’emploi et le PIB français, l’avenir semble appartenir au savoir, à l’information, aux connaissances. Point d’orgue de ce tournant de politique économique, la stratégie de Lisbonne de mars 2000 visant à faire de l’Union européenne « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d'ici à 2010 ». L’État adopte une vision libérale, limitant son intervention à la gestion des impacts sociaux des transformations de l’industrie.
La crise de 2008, le rapport Gallois actant de l’échec de la stratégie de Lisbonne et cherchant les clés du fameux « choc de compétitivité » plaident la cause de l’industrie. Le « revival » industriel fait timidement ses débuts. À partir de l’automne 2018, le mouvement des Gilets jaunes révèle l’ampleur des fractures territoriales. Impossible d’ignorer le sentiment de déclassement de celles et ceux vivant dans des espaces désertés par la croissance, l’emploi, l’industrie et les services publics.
Mais il revient à la Covid-19 d’avoir jeté une lumière crue sur l’impact du déclin de l’industrie française en termes de souveraineté : la France n’est plus en capacité d’assurer son autonomie dans un certain nombre de filières clés : la santé, ou encore l’industrie automobile mise à l’arrêt par la pénurie de semi-conducteurs produits en Asie. Les replis isolationnistes et nationalistes mettent à mal les filières mondialisées : la Chine et les USA rapatrient sur leur territoire des chaînes de valeur complètes (panneaux solaires, automobiles pour la première, produits high tech liés à la technologie du silicium pour les seconds. p.70). Si l’État français n’est pas avare de mesures (pôles de compétitivité en 2004, clusters, Territoires d’industrie en 2018...), son action reste marquée par l’idée que l’industrie est « néfaste au bon équilibre de l’allocation du capital et des ressources » (p. 26).
Si l’industrie a la capacité de répondre aux grands enjeux contemporains (autonomie stratégique, transition écologique, place du numérique, emploi, etc.), il s’agit d’associer aux débats qu’elle sous-tend l’ensemble de ses parties prenantes. Les auteurs, Anaïs Voy-Gillis et Olivier Lluansi, sont d’ailleurs enthousiastes : « Favoriser la renaissance de l’industrie questionne sur la société que nous souhaitons bâtir, car l’industrie peut être l’instrument d’un objectif qui la dépasse. Cette renaissance de l’industrie nous offre l’opportunité d’ancrer la richesse dans les territoires y compris ruraux, d’amoindrir la polarisation sociale du pays, de recréer du sens et une cohésion ». Si le mythe d’une société « post-industrielle » est bien mort, une question demeure : comment l’industrie peut-elle renaître ?
Avant tout chose, il s’agit d’en finir avec quelques mythes encore bien vivaces. En premier lieu, celui de la relocalisation. Les industries parties ne vont pas revenir telles quelles sur le territoire national. Anaïs Voy-Gillis montre ainsi que l’emploi industriel se déplace vers l’ouest de la France, soutenu par le dynamisme des filières aéronautiques et agro-alimentaires. En parallèle de cette migration géographique, on peut s’attendre à une réorientation du secteur vers de nouveaux process, visant plus l’innovation que la production de masse à moindre coût.
Dans son rapport « Relocaliser la production après la pandémie? », la Fondation pour l’innovation politique, think tank européen, met en garde contre les raisonnements et les solutions simplistes : tout dépend des contraintes technologiques, géographiques, économiques, du type de dépendances (les dépendances européennes étant par exemple moins problématiques que les autres), des surcoûts liés à la relocalisation, des formations professionnelles qu’elle exige, etc. Accroître la capacité de résistance aux chocs peut aussi passer par d’autres stratégies comme le stockage, la diversification des approvisionnements, les alliances.
Constat similaire de la note d’octobre dernier du Conseil d’analyse économique, Quelle stratégie de résilience dans la mondialisation ?, faisant le point sur les productions les plus vulnérables (localisation, concentration de la production – nombre de producteurs, de pays...). Sur 10 000 produits importés analysés, 644 sont jugés vulnérables. Pourtant, tous ne sont pas stratégiques, ni soumis aux aléas géopolitiques : finalement, seule une petite centaine de produits serait concernée par la recherche de souveraineté du Plan de relance.
Second mythe, l’existence d’un consensus sur la réalité attrapée par le terme d’industrie. Certains plaident pour lui conserver un cœur productif, lié à la transformation de la matière, car « l’industrie c’est l’alliance de la pensée et de la main, « la main pensante » ou le « cerveau agissant ». À l’opposé, l’économiste Pierre Veltz défend le concept d’hyperindustrialisation. L’industrie est finalement partout, car ses méthodes ont été appropriées par de multiples pans de l’économie. Penchant du côté des premiers, l’ouvrage Vers la renaissance industrielle esquisse les formes à venir de l’activité productive.
Bien que les politiques industrielles aient été « réarmées » depuis près d’une décennie, l’imaginaire de l’industrie est encore au stade de l’ébauche car « il a manqué d’une vision ou de courage » pour le reconstruire (p. 26). Une alerte lancée par l’économiste Gabriel Colletis dès 2013... Or, les auteurs sont formels : « La renaissance de l’industrie est liée à l’imaginaire qui la portera. Il devra faire un lien entre une histoire et une vision. La nouvelle industrie, instrument de la cohésion nationale, sociale et territoriale, semble être la voie la plus prometteuse » (p.71).
Travailler sur l’imaginaire, c’est tout d’abord lutter contre les représentations négatives de l’industrie : polluante, dangereuse, sale, peu rémunératrice, exploitant les hommes et l’environnement, défigurant le paysage, etc. Dès les années 70, elle était un sujet de prédilection de l’émission « La France défigurée ». L’industrialisation signait aussi la mort de l’artisanat, du terroir et de la gastronomie française, comme le rappelle le succès de L’Aile ou la Cuisse.
Invité à s’exprimer sur sa vision de l’industrie, le romancier Aurélien Bellanger poétise toute l’ambivalence de notre rapport à l’industrie : « encombrement humain dans les fonds de vallée [...], l’industrie est autant un marqueur de déshumanisation légère du beau qu’un irréprochable marqueur de civilisation » (p.44).
Mais comment donner envie d’industrie ? Comment construire ce « nouvel imaginaire national où y travailler ne sera plus le symbole d’un échec scolaire, mais celui d’opportunités professionnelles choisies, émancipatrices et porteuses d’un sens, individuel comme collectif » (p. 82) ? Comment éviter les phénomènes « NIMBY / Surtout pas chez moi », et favoriser l’acceptabilité d’implantation de sites industriels accessibles, en proximité des lieux de vie ?
Le concept présidentiel de start-up nation échoue à créer cet imaginaire partagé. Son défaut ? Se faire l’écho d’une économie du numérique et métropolitaine, et oublier l’histoire et la culture de la France et de ses territoires (p. 68). Reste alors la magie de la création, « l’émotion industrielle [...] procurée par la transformation de la matière, par la chaleur, la puissance, la précision, voire la complexité ». Une magie toujours vivace comme en témoigne l’émerveillement des jeunes visiteurs de l’exposition « L’Usine extraordinaire ».
Parmi les nombreuses politiques publiques mobilisables – fiscalité, aménagement du territoire, innovation, formation et éducation, emploi...-, la politique culturelle et patrimoniale participe activement du renouveau de l’imaginaire industriel, en mettant en relation ses protagonistes. La mise en place d’une politique de tourisme industriel et du portail « Entreprise et Découverte » est un succès avec plus de 13 millions de visites en 2015. Les guides tels le Guide du routard des visites industrielles se multiplient, et l’engouement pour l’Urbex, cette exploration urbaine de lieux désaffectés, affectionne particulièrement les sites industriels.
Pour les territoires, l’art est aussi un moyen de réhabiliter un patrimoine industriel, de le garder vivant dans les mémoires en lui donnant une seconde vie : la vitalité des friches artistiques qui s’y installent, telle la Street Art City dans l’Allier ou le District 798 à Pékin doit tant à l’appétence du public pour l’art qu’à l’accès à des sites industriels jusque-là confidentiels. Ces friches pourraient-elles s’appuyer sur les imaginaires artistiques pour soutenir une réimplantation d’activités productives ?
Si les territoires sont appelés à être les moteurs d’une cohésion nationale retrouvée via leur développement industriel, il est indispensable de leur donner une place de choix dans ce nouveau récit national. Or, Anaïs Voy-Gillis et Olivier Lluansi déplorent leur trop fréquente occultation et la persistance « d’une vision très verticale (filière ou marché) de la politique industrielle ». L’État peine à déléguer ses compétences régaliennes, laissant les territoires et leurs acteurs privés et publics s’organiser dans leur coin. Dans l’agglomération lyonnaise, la ruche industrielle Usin fait le pari que l’industrie de demain sera collaborative, en Vendée qu’elle sera contributive et résiliente, prolongeant l’actuelle coopération des acteurs locaux. Si les initiatives sont bonnes, reste la question de l’échelle pertinente, du local jusqu’à l’Europe.
Malgré les auspices d’un imaginaire de la catastrophe incarné par la collapsologie, cet ouvrage s’inscrit résolument dans une vision optimiste, voir idéalisée d’une renaissance industrielle à venir. Ce mariage a priori insolite de l’imaginaire et de l’industrie résonne avec les mots de Daniel Kaplan, pour qui « la transformation de nos modèles de société dépendrait moins d’un sursaut technologique ou décisionnel que d’un travail volontaire et plus affirmé sur nos imaginaires ». Et si l’émergence d’un « monde d’après » tenait avant tout à la refonte de notre environnement symbolique ?
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