L’art urbain dans la fabrique de la ville, entre convergences et divergences
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Comment l’art s’intègre-t-il dans la fabrique de la ville ?
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Interview de Halim Bensaïd
Les murs peints sont un marqueur fort de l’identité métropolitaine, façonné depuis une quarantaine d’années par CitéCréation. Du collectif d’artistes qui démocratisait l’art dans les quartiers défavorisés à l’entreprise coopérative désormais mondialement reconnue, CitéCréation a produit un patrimoine riche de centaines de fresques.
La volonté d’« embellir la ville pour ses habitants » qui caractérise ses interventions fait naître des fresques uniques et toujours liées au territoire, à sa mémoire et à son identité.
Nous revenons avec Halim Bensaïd, co-fondateur de CitéCréation, sur une partie de ce patrimoine. L’occasion d’interroger le parcours des muralistes, les concepts qu’ils mobilisent et leur influence sur leur manière de travailler, ainsi que sur les évolutions de l’art dans l’espace public.
Peut-on tout d’abord retracer la structuration professionnelle de CitéCréation ?
Le collectif est né sous le nom de Popul'Art en 1978. Mais le mode associatif était très limité, pour intervenir dans l’espace public nous devions avoir une existence administrative identifiée et reconnue. Nous sommes alors passés sous la forme d’une Scop en 1986, et avons changé de nom : c’est là que démarre la vraie histoire de CitéCréation. On fait donc partie de l’économie sociale et solidaire, chez nous c’est une personne une voix, et ce pour bien montrer la dimension collective de notre travail. Car le métier de muraliste est intrinsèquement un métier collectif. Il faut être en équipe solidaire pour s’attaquer au monumental. De fait, notre structure s’est adaptée à notre travail, et cet ADN, cette éthique, perdure aujourd’hui encore.
Vous avez produit de nombreuses œuvres marquantes sur le territoire, qui pour certaines semblent devenir d’importants éléments de l’identité lyonnaise. Comment expliquez-vous la capacité de vos fresques à faire patrimoine, et ce de manière parfois immédiate ?
Toutes nos œuvres ne font pas patrimoine. Certaines le deviennent plus vite que d’autres, parfois dès qu’on enlève l’échafaudage, et certaines jamais. La Fresque des Lyonnais a fait immédiatement patrimoine, comme le Mur des Canuts. On pense souvent que ce sont les vieilleries ou ce qui est clinquant qui font patrimoine, mais c’est faux : le patrimoine, c’est quand on a la certitude que ça nous appartient. Des éléments contemporains peuvent faire patrimoine, il me semble par exemple que les Rives de Saône font partie de l’identité lyonnaise. Cela vient avant tout du lien que l’on arrive à tisser entre l’œuvre et le territoire, ses habitants.
Concernant ce lien, vous parlez de « l’esprit du lieu », de la « narration urbaine », comme pour la Bobine de soie à Vaulx-en-Velin. Pourriez-vous nous éclaircir ces approches et leur influence sur votre manière de travailler ?
Ce château d’eau devait être détruit au bout de vingt-quatre mois, mais les Vaudais y tenaient et s’y sont opposés. Pour nous c’est une grande fierté. Avec cette bobine qui rappelle le patrimoine soyeux, nous avons réussi à retranscrire l’esprit des lieux. On essaie de saisir l’identité et la singularité d’un territoire. Et bien souvent, quand on intervient dans des quartiers populaires, ce qui est le cœur de notre métier, les techniciens nous disent qu’il n’y a pas d’histoire ici. Comme dans le quartier des États-Unis, puis on a découvert que c’était l’architecte Tony Garnier qui avait construit les bâtiments en 1933.
L’histoire ordinaire et les légendes urbaines existent toujours. Il y a cette dimension dans notre travail, qui raconte de manière spectaculaire, monumentale, les choses simples de la vie. C'est notre vision de l'espace public, et il nous semble qu'elle est partagée depuis la nuit des temps. Si vous prenez la grotte Chauvet peinte il y 36 000 ans, c’est leur environnement et leur histoire que ces hommes ont narrés. Nous pensons que cette forme d’expression perdurera, car l'Homme a profondément besoin d’une représentation du monde dans laquelle il peut se reconnaître et s'identifier.
Vous menez d’ailleurs des activités de concertation et de co-création avec les habitants des espaces sur lesquels vous intervenez, dans l’objectif de saisir l’esprit des lieux. Comment pensez-vous la place des habitants dans la mise en valeur de leur environnement ? Comment se déroulent ces processus de concertation ?
Nous partons du constat que l’espace public est un espace politique. Pour nous, ce n’est ni le commercial, ni le politique, ni le diktat culturel qui doit donner son sens. Nous considérons que l’espace public appartient aux habitants, ce qui pose la question de ce que l’on souhaite partager.
Nous avons une quarantaine d’années d’expérience dans la concertation. Ce sont des détails dans notre méthode qui font que nous parvenons à libérer la parole des habitants, comme refuser que les élus soient présents durant les premières réunions. On demande aux habitants de nous raconter leur histoire, celle du lieu, on retient des thématiques, on élabore des maquettes, c’est de l’intelligence en mouvement. Ces échanges sont très précieux pour nous, car la confiance et la connaissance des gens nous permettent d’éviter les poncifs et d’approcher l’esprit du lieu. Je pense par exemple à l’homme en bleu que nous avons peint à Limoges, qui arpentait chaque jour la ville sur son vélo, c’est quelque chose qui n’est écrit nulle part, mais qui a fusé en concertation. Ou comme le chanteur Jean-Marc Le Bihan sur le Mur des Canuts, qui était l'âme de la Croix-Rousse.
Vous avez également travaillé pour des entreprises, notamment pour la raffinerie Total à Feyzin avec le projet Nice Looking. Comment cette rencontre entre l’art et l’industrie a-t-elle questionné votre intervention ? Relève-t-elle finalement de la même démarche ?
C'est une œuvre différente, il faut la reconnaître en tant que telle. C’est une commande, et nous savions bien qu’elle allait servir de vitrine et rendre le lieu plus acceptable. Nous refusons les demandes qui vont à l'encontre de notre éthique, et depuis plus de quarante années, nous sommes fiers de l'ensemble des œuvres réalisées. Mais nous avons étudié le problème, et il y avait une certaine hypocrisie à l’époque, car la déplacer n’était pas pertinent écologiquement, et les gens qui la verraient seraient en voiture.
On ne défend pas cette industrie, mais on s’est dit qu’elle était là pour une raison, et qu’elle avait besoin de retisser le lien. Un accident important avait eu lieu une dizaine d'années plus tôt, les bacs rouillaient, et les odeurs… C’était un objet anxiogène, traumatique que l’on n’a pas fait disparaître, mais juste rendu plus familier. Nous avons cependant refusé tout message « publicitaire », et choisi de parler de l’industrie lyonnaise, de ce que la raffinerie a permis de produire, comme le tissu, ou les gélatines des bobines de film.
Nous sommes régulièrement confrontés à la question de la part du commercial, mais il me semble que la fresque a une forme d’indépendance, de liberté intrinsèque. On peut prendre l’exemple de la banque peinte sur le Mur des Canuts : en tant que financeur on est obligé de lui donner une place, mais il faut travailler l’équilibre avec la notion de liens aux habitants. Finalement, avec les études de regard, on se rend compte que la plupart des gens ne la remarque même pas.
L’intégration de vos œuvres dans la ville s’appréhende également sous l’aspect technique. Vous collaborez et innovez régulièrement avec des corps de métiers différents, comme sur la Fresque Lumière de Gerland qui fait intervenir des éclairagistes. Pourriez-vous nous parler de cette dimension de votre travail ?
La ville est aussi un espace technique, avec ses réseaux, ses voiries, sa pléiade d’intervenants, ce que l’on a parfois tendance à oublier. On ne peut pas intervenir sur la ville sans se poser la question de qui y travaille. Il nous est arrivé d’avoir des éclairages catastrophiques, ou bien de voir poser quatre places de parking devant une fresque qui va jusqu’au sol, ou encore le coup de l’arbre, planté devant une fresque à l’inauguration… Au fur et à mesure, nous avons intégré l’éclairage, considérant que cela faisait partie de nos œuvres, ainsi que l’aménagement. On travaille alors avec des architectes, des Architectes des Bâtiments de France, des éclairagistes, des urbanistes, etc. Le plus beau compliment que l’on puisse faire à nos œuvres, c’est la sensation qu’elles préexistent à leur environnement, comme si elles étaient là avant, alors que c’est tout le contraire.
C’est un travail d’orfèvre pour qu’elles s’intègrent parfaitement. Le moindre centimètre carré est pensé, de la couleur choisie à l’épaisseur du rouleau utilisé, des accroches et des rappels avec ce qu’il y a autour.
Les murs peints, dont Lyon se revendique la capitale européenne, forment un parcours touristique très fréquenté. Selon vous, dans quelle mesure ces projets relèvent-ils d’une volonté d’attractivité touristique et de mise en récit « marketing » du territoire ? Cette dimension entre-t-elle en tension avec celle de l’appropriation par les habitants ?
On sent en effet cette tension, et d’ailleurs nous n’avons pas travaillé à Lyon pendant près de 10 ans. Bien que la demande soit là, nous y intervenons avec parcimonie pour éviter que l’on transforme l’orchestre en barnum. Nous refusons de produire des œuvres qui n’auraient pas de sens pour le territoire. Car la peinture ce n’est pas pour les touristes, c’est juste une émotion supplémentaire dans une ville, qui raconte une histoire.
Il faut également savoir que les murs peints à Lyon sont une expérience privée, que les pouvoirs publics financent peu, contrairement à d’autres villes en France. Mais ils sont très utilisés dans les plans de communication, car Lyon était une ville discrète et peu touristique, qui s’est parée de nouveaux atouts, de nouveaux atours même. Et rien de tel que la fresque murale pour se montrer. Ça ne nous a jamais dérangés, tant que cela n’influe pas sur la production de l’œuvre. Je pense qu’il ne faut pas tirer sur le messager, mais plutôt s’effrayer du tourisme de masse en général.
Je pense aussi que nous devons laisser la place à la nouvelle génération du street art qui a besoin d’exister.
Parlons justement de ces acteurs, comment ont-ils marqués l’évolution de l’art dans l’espace public ?
Je pense que nous avons créé notre concurrence, ce qui est le propre de tous ceux qui défrichent. Aujourd’hui, ce qu’on appelle le street-art a pleinement sa place dans la cité.
Il est à son apogée, mais on risque la saturation, et on voit apparaître des mouvements réactionnaires. Dans des villes comme Lisbonne, des habitants commencent à en avoir marre, et peuvent avoir une impression de disneylandisation, car ce sont des œuvres qui ne parlent pas à la population. Les street-artistes les plus connus posent les mêmes œuvres aux quatre coins du monde, pour moi c’est une intervention « post-it » qui ne s’intéresse pas aux particularismes des lieux, qui cherche à se rendre visible plutôt qu’à s’intégrer.
Les street-artistes se rendent compte de ces réactions, puisque qu’ils cherchent à travailler d’autres créneaux, s’inscrire davantage dans l’éphémère, réinventer leur modèle économique. Ces jeunes sont sous payés pour ces fresques, leur économie est basée sur ce qu’ils vendent à côté, ce qui les oblige à répéter des œuvres clairement identifiables. C’est considérer la ville comme une galerie à ciel ouvert, et malheureusement je pense que c’est être dans la continuité de l’espace marchand.
Quelles perspectives voyez-vous pour ces nouvelles générations d’artistes ?
J’aime beaucoup le street art et la manière dont ces jeunes se démènent pour exister, mais je trouve que leurs productions ne sont pas à la hauteur de leur impact dans l’espace public. Je pense qu’ils peuvent développer quelque chose de plus puissant, en s’inscrivant davantage dans le territoire. Il y a un particularisme lyonnais autour de la fresque, qui naît de l’esprit des lieux. Lyon est une ville particulière, humaniste, pleine de compromis et de paradoxes, dans laquelle chacun peut avoir sa place.
Faire du street art lyonnais, créer son école de pensée pourrait être un fer de lance qui, je pense, leur permettrait d’être reconnus nationalement voire internationalement. C’est ce qu’il s’est passé pour nous : on nous appelle à l’étranger du fait de notre culture propre. On aurait aimé transmettre ça, mais le street art est universaliste, il n’a pas de territoire ni de nation.
Comment ces nouveaux acteurs ont-ils questionné votre activité professionnelle ?
Le street art a enlevé une partie de notre activité, ce qui nous a poussés à réfléchir à notre transition. Il fallait que notre histoire se transforme, qu’elle trouve une nouvelle forme d’écriture.
Nous sommes alors en train de transformer notre métier de muraliste en métier de designer. C’est quelque chose qui est né en Allemagne, du fait de la transition écologique. Les bâtiments nécessitent une rénovation énergétique, et l’on crée une sorte de peau autour d’eux, ce qui les uniformise. Les Allemands ont senti que cela allait impacter durablement leur paysage, et font appel à la peinture pour les resingulariser. On nous donne des boîtes, les gens ne veulent plus vivre dedans, on doit recréer une relation aux bâtiments.
On développe de plus en plus cette activité, pour que la ville ne devienne pas uniforme. Notre savoir-faire fonctionne très bien pour cette demande, et nous avons gardé notre expertise de concertation, ce qui nous différencie de la nouvelle génération.
Pour conclure, comment la pandémie de Covid-19 et les restrictions sanitaires associées ont-elles impactées l’art dans l’espace public, et par extension votre travail ?
Nous en avons beaucoup pâti les premiers mois, ça a été un blackout total de février à novembre 2020. Nous souffrions également de ne pas pouvoir poursuivre nos ateliers avec les habitants, très importants dans notre démarche. Puis, petit à petit, nous nous sommes habitués, les projets ont redémarré, et nous avons une bonne activité aujourd’hui.
Paradoxalement, nous avons bénéficié de cette pandémie, pour la simple raison que les acteurs publics et privés habitués à financer la culture sous forme de spectacles et de concerts se sont en quelques sortes retournés vers la peinture murale. L’espace public est le seul que l’on autorise encore, et il y a une véritable demande de culture, de moments d’émotion. Nous le voyons même dans le déroulement de nos projets : tandis qu’à l’accoutumée, il fallait un temps d’échange et d’acclimatation pour faire accepter les projets de fresques, aujourd’hui nous avons moins besoin de convaincre. On sent bien ce besoin d’évasion auquel se prête parfaitement la fresque.
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