J’ai développé toute ma vie l’idée de créer des liens entre la création artistique et la pratique amatrice. J’ai souhaité que le grand moment amateur du Défilé ne soit pas déconnecté de la programmation professionnelle de la Biennale. On a beaucoup travaillé ce lien : il y a d’une part la participation à la danse par le Défilé, « la danse à vivre ». Et puis il y a l’accès aux œuvres, aux institutions, « la danse à voir », à la Maison de la Danse, à l’Opéra. Pour moi, cela va ensemble.
Du coup, on a fait un énorme travail. On a fait des présentations de la Biennale dans chaque groupe, avec des petites vidéos pour montrer tout ce qui se passe dans la Biennale. Il s’agissait de dire aux participants : « Vous avez deux invitations (il n’y a donc pas la barrière financière). C’est notre cadeau. Vous y avez accès. »
Malgré cela, il restait une barrière. Je me suis donc dit qu’on allait faire une création au sein même du Défilé, à la fin du Défilé. Pour que les participants soient connectés à la danse professionnelle, assistent à une véritable pièce. On a donc initié les créations place Bellecour, avec Dada Masilo, Mourad Merzouki, Yoann Bourgeois, Qudus Onikeku… pour que tous participent aussi aux débats sur la création actuelle, au plaisir, à la délectation, aux sentiments esthétiques, etc.
On pourrait dire que cela a été mon apport : faire cohabiter physiquement, au même moment, dans la même journée, auprès des mêmes personnes, la création contemporaine, actuelle (dans des formes assez accessibles), et la participation au Défilé.
Finalement, à la fin du Défilé, 15 000 personnes se retrouvent place Bellecour en famille, avec leurs amis, dans une ambiance un peu « musique rock », debout, et l’on voit une œuvre chorégraphique pendant 20 minutes. C’était un peu risqué parce que l’on n’a pas l’habitude de voir de la danse debout, dans un espace public. Comme le Défilé est un événement un peu hors normes, avec 4 000 participants, etc., il fallait présenter des œuvres hors normes, pas faire des œuvres comme à la Maison de la Danse.
J’ai donc proposé aux chorégraphes de présenter des œuvres « augmentées », d’abord avec des danseurs plus nombreux. Je suis partie avec Mourad Merzouki sur un récital à 40 danseurs. Puis Le Lac des cygnes, à 40 danseurs, avec Dada Masilo, puis avec Yoann Bourgeois… et à chaque fois il y a un apport particulier : l’ouverture vers l’Afrique du Sud avec Dada Masilo et Winship Boyd, qui a une expertise internationale en danse sud-africaine et qui est aussi une fille de Vaulx-en-Velin.
Le risque que je prends, place Bellecour, en tant que directrice artistique, c’est de savoir si 15 000 personnes, qui sont complètement excitées par le Défilé qui vient de se terminer, vont être à l’écoute d’une proposition poétique, décalée et peut-être éloignée de ce qu’ils connaissent. Et : oui, à chaque fois, ça a marché. Cela a été pareil avec Dada Masilo : avec 40 danseurs, elle faisait un solo. Cette petite bonne femme d’1m50, devant 15 000 personnes ! Je parie sur la curiosité des spectateurs, c’est une forme de « contrat de générosité » : vous avez accès à une œuvre gratuitement. Une œuvre qui est créée pour vous parce qu’elle est créée en exclusivité, unique.
Dire, pendant 20 minutes : « Vous voyez, au même niveau que ceux qui sont dans les salles, de la création d’aujourd’hui. Il n’y a pas une sous-œuvre populaire facile et des œuvres de luxe dans les salles. Ce sont les mêmes artistes ». C’est très important pour moi que l’on ne soit pas sur deux catégories : le populaire pour la rue et l’exceptionnel pour les salles et donc pour des publics différents. C’était l’enjeu et ça s’est bien passé. On n’entendait pas une mouche voler alors qu’on était 15 000. 15 000 personnes qui se disent : « Ça c’est pour nous. » Ce sont des victoires de partage, d’exigence pour le plus grand nombre.