En simplifiant, on peut dire qu’il y a eu trois grandes conceptions ou trois grands paradigmes du rythme dans l’histoire occidentale.
La plus ancienne de ces conceptions est celle des philosophes matérialistes et atomistes grecs qui sont les premiers, semble-t-il, à avoir utilisé théoriquement le terme rhuthmos. Ce terme est formé à partir du verbe « rhein » qui veut dire couler et du suffixe « –thmos » qui indique une modalité. Il signifie donc au départ la modalité du flux, la forme de quelque chose en mouvement. Chez Démocrite et les premiers philosophes matérialistes, il désigne les formes impermanentes constituées par l’agglutination des atomes, telles qu’elles apparaissent aux yeux de l’observateur. Cette acception, qui est encore celle que l’on trouve chez Lucrèce, a disparu en gros à la fin du 1er siècle avant JC pour réapparaître vers la fin du 17e et surtout au 18e siècle, même si c’est sous d’autres noms. On repère ce paradigme encore de nos jours, par exemple dans les neurosciences. Quand celles-ci parlent de « rythme », elles visent bien sûr d’abord des oscillations, des cycles et des fréquences, par exemple celles que l’on repère sur un électroencéphalogramme, mais en même temps, les recherches les plus récentes essayent de comprendre comment sont organisés des flux cérébraux formés de milliards de boucles d’interaction entre des populations de milliards de neurones. C’est alors qu’elles ont affaire à des rhuthmoi, des configurations fluantes ou des formes fondamentalement transitoires telles qu’elles apparaissent à l’observateur.
La deuxième conception, la plus fréquente aujourd’hui, a été élaborée par Platon. Celui-ci avait une vision idéaliste et autoritaire du point de vue politique et éthique. Du coup, l’idée qu’il puisse y avoir des « formes » fluantes et dépendantes de l’observation ne lui plaisait guère. À ses yeux, les formes, les Idées, existent en effet par elles-mêmes et les hommes doivent chercher à s’en approcher en dépit de leurs imperfections. C’est pourquoi Platon réduit le rhuthmos, qui était jusque-là une manière de fluer ou une forme momentanée d’une entité fluante, à une structure métrique, définie selon des proportions rationnelles. Selon lui, le rythme est une succession de temps forts et de temps faibles qui ont des rapports arithmétiques, succession qu’il retrouve dans la danse, le chant ou encore la poésie. Cette conception est celle qui s’est imposée en Occident et qui domine toujours aujourd’hui.
Les sons qui produisent des formes, une illustration du rhuthmos
Pendant plus de 2000 ans, c’est d’abord la médecine qui a diffusé ce modèle métrique. Assez vite, des médecins grecs d’Alexandrie l’ont utilisé pour mesurer le pouls et en faire un instrument de diagnostic. Cette pratique s’est ensuite répandue dans l’Empire romain puis, au cours du Moyen Age, dans le monde arabo-persan. Elle s’est encore renforcée à partir du 18e et surtout du 19e siècle, quand la médecine puis la physiologie ont commencé à bénéficier d’instruments de mesure et d’enregistrement sophistiqués. Bien sûr, certains médecins considéraient ce rythme comme naturel, pendant que d’autres le voyaient comme un simple instrument de mesure. On retrouve ici la même opposition philosophique que partout ailleurs.
Entre les 3e et 6e siècles de notre ère, la métrique a pénétré la cosmologie néo-platonicienne puis le Christianisme avec saint Augustin et Boèce. Ceux-ci ont posé les bases d’une vision de Dieu, du monde et des hommes, totalement métrifiée, vision qui a dominé la culture occidentale pendant tout le Moyen Âge. Cette approche métrique du monde s’est perpétuée à l’époque moderne à travers des philosophes, plus ou moins éloignés du christianisme, comme Schelling ou Hegel. Celui-ci associait ainsi explicitement la dialectique ternaire qu’il voyait à l’œuvre dans l’histoire aux formes décrites par les dernières théories métriques.
Parallèlement à ces deux canaux, le modèle métrique est bien sûr passé également dans la théorie de la littérature et la théorie musicale. On le trouve tout au long de l’Antiquité puis de nouveau, après une éclipse, à la fin du Moyen Âge, quand les modèles de découpage arithmétiques sont de nouveau mis à profit pour stabiliser les polyphonies de l’ars nova et encadrer les formes poétiques nouvelles écrites de leur côté en langue vulgaire. Extrêmement puissant dans les arts pendant la période moderne, le modèle métrique n’a finalement été remis en question qu’au milieu du 19e siècle pour la poésie et au milieu du suivant pour la musique.
Puisque nous parlons d’art, il faut noter qu’un usage un peu particulier est apparu en architecture juste avant notre ère. Vitruve a alors utilisé la notion métrique de rythme pour rendre compte de l’harmonie ou du manque d’harmonie d’un bâtiment. On voit l’innovation : il ne s’agissait plus ici de mesurer un mouvement dans le temps comme en musique ou en poésie, mais de fonder une esthétique spatiale. Toutefois, à l’instar de ces arts du temps, Vitruve faisait reposer cette esthétique sur des rapports arithmétiques rationnels entre les différentes parties d’une construction. La métrique était donc désormais appliquée à l’espace. Cette conception, reprise à la Renaissance par Alberti, s’est répandue en Occident pendant toute la période moderne et n’a cédé la place que lorsqu’à partir du 18e siècle, les rythmes d’un bâtiment sont devenus à leur tour des successions de pleins et de creux, de fenêtres et de murs, ou de colonnes et de vides, envisagés désormais selon le déplacement temporel du regard du spectateur. Cette retemporalisation n’a toutefois rien changé à la base métrique de cette rythmique.
Un fois qu’on a pris conscience de ces divers canaux de diffusion, on comprend mieux pourquoi le schéma métrique est devenu dominant au cours des 19e et 20e siècles, période pendant laquelle, en plus des domaines qu’il avait déjà conquis, il a fini par pénétrer en psychologie, en économie et même dans les sciences sociales. Son histoire explique pourquoi quand on parle de rythme, aujourd’hui, les gens pensent métrique et numération.
Il existe toutefois un troisième paradigme, certes très minoritaire, mais qu’il convient de ne pas oublier. Celui-ci a été inauguré par Aristote au 4e siècle, s’est maintenu encore quelques centaines d’années puis il a disparu à la fin du 1er siècle après JC. Avec la maturité, Aristote s’est détaché de l’approche rythmique de son maître Platon, surtout lorsqu’il s’est intéressé aux rythmes du langage. En travaillant sur les techniques rhétoriques des orateurs de la Cité, puis sur le théâtre et la poésie qui y étaient des pratiques courantes, il a tout d’abord mis l’accent sur leurs effets de « re-présentation » (mimésis), c’est-à-dire sur les manières dont un auteur ou un acteur recrée les choses du monde et les actions des hommes tout en mettant en lumière leurs structures profondes. Ce sont ces manières et leurs effets d’illumination qui, notait-il, provoquent la katharsis, c’est-à-dire le plaisir de comprendre les problèmes et éventuellement d’imaginer l’avenir. Or, ni les uns ni les autres ne peuvent s’expliquer simplement par des successions de syllabes longues et brèves, ou de temps forts et faibles. Il faut prendre en compte l’ensemble des configurations fluantes des discours, c’est-à-dire reprendre la notion de rhuthmos physique pré-platonicien mais en l’appliquant cette fois au langage. En refondant la Poétique sur le rythme, dans ce troisième sens très particulier, on peut alors comprendre comment on fabrique de la littérature, comment on la consomme et ce qu’elle nous fait. On peut ébaucher une théorie de la valeur artistique qui ne soit pas une simple théorie du plaisir esthétique. On peut même envisager une théorie éthique et politique assez démocratique très différente de la vision platonicienne.