Cet aspect est très important pour moi. Il y a des effets pervers (les impensés) dans l’aménagement, on a tendance à toujours voir les bons côtés d’un aménagement mais il y a des effets impensés qui peuvent amener à faire croître les inégalités. Prenons l’exemple de la nature en ville. Dans mes enquêtes, j’ai pu observer que les individus désirent effectivement en voir davantage dans les lieux qu’ils fréquentent au quotidien... Qu’est-ce qu’on met en place pour y répondre ? Parfois des jardins partagés. Mais cela produit des effets qui n’étaient pas prévus au départ. Qui a accès à ces jardins ? En réalité, toute une partie de la population n’y a pas accès1.
Un autre exemple un peu provocateur concerne l’aménagement des berges de la Seine, à Paris. Sur ces berges aménagées, le coût des boissons est extrêmement élevé, dans les petites cabanes disposées le long de la promenade. On peut comprendre la logique car ce sont des concessions privées, mais cela exclut une partie de la population. Alors qu’une solution simple pourrait être mise en place : ouvrir des concessions municipales, avec un prix régulé. Les bénéfices pourraient même être reversés : par exemple pour mettre en place des activités pour les enfants qui appartiennent aux familles peu favorisées, ou alors pour continuer à aménager, et du coup avoir un déploiement beaucoup plus vaste de ces aménagements. Il y a là une manne financière qui peut éviter l’exclusion. Il y a forcément des moyens d’en tirer parti. Il faudrait juste y penser.
Si je devais parler en tant qu’économiste, je parlerais des effets pervers des politiques publiques. Tout est parti de mon observation sur la nature en ville2, notamment en région parisienne, où le discours était et est plutôt positif sur la nature (“ça rend les gens heureux”, “ça crée du lien social”, etc.) où il y a même eu un mouvement de marketing urbain végétalisé. Cet aspect m’a interpellé, j’étais étonnée de voir cet élan positif dominant, et je me suis demandée qui avait accès à cette nature en ville... En effet, qui peut acheter le miel du Jardin du Luxembourg ? Est-ce que tout le monde est capable de devenir membre d’une association ? Qui peut payer une somme pour adhérer à une association ? Qui peut s’inscrire sur la liste d’attente d’une association ? Qui a le temps de penser à tout cela ? Il est clair que tout le monde ne le peut pas.
Aussi, suite au colloque “Nature urbaine en projets”, en décembre 2014, j’ai émis l’idée selon laquelle il y avait des impensés inhérents aux projets de végétalisation des villes, produisant des inégalités. Il suffisait de regarder 1) où se trouvaient les jardins partagés, à savoir dans des endroits souvent à la frontière de zones en processus de gentrification et 2) quelles étaient les personnes qui avaient accès à ces lieux, la plupart du temps des personnes plutôt aisées. Les personnes qui participent aux jardins partagés sont des retraités, des individus issus des classes moyenne et haute, etc. J’ai donc fini par me dire qu’il y avait là un impensé, autour de l’appropriation d’une partie de l’espace public par certaines catégories de population2. Cette question des impensés est née à ce moment-là dans mes travaux, puis, je suis revenue sur la question des inégalités, qui était celle qui m’avait fait travailler sur le bien-être au départ !