Veille M3 / Quand les corps se dématérialisent pour s’arracher à l’emprise du temps : des zombies au grand jour dans la Vallée du Silicium
Veille M3 / Quand les corps se dématérialisent pour s’arracher à l’emprise du temps : des zombies au grand jour dans la Vallée du Silicium
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Dans son essai Vallée du Silicium, Alain Damasio explore les dérives d’un monde dominé par la technologie et les géants du numérique.
À travers ce récit inspiré de son périple à travers la Silicon Valley, il met en lumière la déshumanisation progressive des valeurs dans le milieu de la Tech, où l’innovation et la performance l’emportent le plus souvent sur l’éthique et le respect des individus.
Ce récit résonne particulièrement à une époque où se multiplient les problématiques et les scandales liés à l’exploitation des données personnelles ou aux conditions de travail dans les entreprises technologiques.
En nous amenant à prendre de conscience de l’essor de ce monde froid, où la lumière bleue des écrans nous hypnotise, l’auteur de science-fiction soulève la question de l’évolution des liens qui nous unissent, aussi fragiles que vitaux.
Il y a quelques mois ou années — ce sera aux historiens d’en décider — la réalité a dépassé la fiction. Cinq milliards d’humains passent la moitié de leur vie éveillée devant un écran, six des neuf limites écologiques planétaires ont été franchies et nous assistons hébétés à l’émergence de l’une des technologies les plus transformatrices de l’histoire : l’intelligence artificielle.
Pourquoi s’entêter à sonder un obscur futur dans l’imaginaire, quand celui-ci se déploie sous nos yeux au grand jour ? C’est sans doute ce constat qui a incité Alain Damasio, le plus célèbre auteur contemporain français de science-fiction, à commettre une infidélité à son genre pour s’en aller arpenter la Vallée du Silicium et nous livrer un récit à mi-chemin entre l’enquête sociologique et les errements philosophiques sur les hommes (puisqu’il s’agit très majoritairement d’hommes) qui font la technologie et sur ce que la technologie fait de nous.
Les multinationales technologiques sont d’abord un modèle d’affaires ; appelez-le extractivisme attentionnel ou capitalisme de surveillance. Mais elles ne s’y résument pas. Big Tech est aussi une idéologie et un projet politique. Dans un pays déchiré par la polarisation des idées, quelle pourrait être la nature d’un tel projet ?
Pour Alain Damasio, il est à la fois le produit et le reflet des modes de vie de la Silicon Valley : le rapport au temps, à l’espace et aux autres. « Ce monde, il est fabuleux pour au moins une catégorie de gens : les auteurs de science-fiction. Ça tombe bien, c’est mon job ».
Si les technologies numériques n’ont rien d’immatériel, il est indéniable qu’elles créent dans notre esprit un monde à part que nous choisissons d’habiter au détriment du monde réel. Dans la vallée du Silicium, tous les aspects importants de sa vie économique, politique, culturelle et sociale sont réglés dans le monde des octets, pas des atomes. Les quelques cyborgs esseulés dont l’enquêteur croise la route ont cessé d’envisager le virtuel comme prolongement du réel : ce serait plutôt l’inverse. Leur vie intime, sociale et professionnelle est d’abord sur le web. « Aucune fête ne tient aujourd’hui sans filmer la fête, aucun voyage sans les images postées du voyage, aucune existence sans l’archivage systématique de cette existence sur la mémoire méticuleuse du smartphone. »
Comme dans les nombreuses fictions du genre, les corps sont un vestige archaïque de l’évolution que les machines déplacent, nourrissent et informent. Il faut se rendre à l’évidence : ce corps est, au mieux, encombrant, au pire, malade. « Car le corps décidément, la Silicon Valley ne sait pas quoi en faire ». Ce « corps premier », comme l’appelle Damasio par opposition à ses enveloppes connectées, est « perclus de limites et assommé de fatigues, abruti de virus et de maladies, grevé de handicaps, soumis au couperet de la mort, un corps encombrant-encombré, qui a trop chaud puis trop froid, souffle et souffre, où les douleurs dominent sur la douceur ».
Sculpture en bronze, à Londres, évoquant l’addiction au smartphone
Du Web ouvert aux jardins clos
La conquête du Web ressemble à celle de l’Ouest américain. Les premiers à s’y lancer sont une poignée d’idéalistes et de gagne-misères. Suivent sans tarder des prospecteurs avisés en quête de terres inexploitées. S’installent enfin des compagnies à capitaux privés s’appropriant tout ce qu’elles peuvent et façonnant le paysage selon leurs intérêts. C’est ainsi qu’en à peine deux décennies, l’idéal d’un Web ouvert, sans frontières, fait d’une mosaïque de jardins libres et conviviaux, s’est métamorphosé en une plaine où s’alignent des concessions privées à perte de vue. Aujourd’hui, les walled gardenssont des écosystèmes fermés au sein desquels toutes les opérations sont contrôlées par un opérateur centralisé, qui cherche à en tirer le maximum de bénéfices.
Pour Damasio, le siège social d’Apple est une allégorie de ce projet politique. Il reflète d’abord l’ambition prométhéenne de ses fondateurs. Achevé en 2017, le Ring est un édifice circulaire d’un kilomètre et demi de circonférence ayant nécessité cinq milliards de dollars d’investissement et quatre ans de travaux. Mais il reste un « volume inaccessible et inassimilable », impossible à saisir pour un visiteur physique.
Cela n’est d’ailleurs pas son intention : « The Ring est fait pour être vu du ciel. Il n’est beau que pour Dieu ». Cette construction monumentale résume aussi la duplicité de son fondateur historique, Steve Jobs, qui soignait sa réputation hippie tout en s’ingéniant à bâtir pour sa postérité « un univers intégralement clos qui fait semblant d’être ouvert », c’est-à-dire une ville privée dans la ville, avec « ses propres systèmes médicaux, ses crèches, ses vélos de couleur, ses restaurants multiculturels, ses salles de sport et ses services exclusifs ».
Vue aérienne de l’Apple Park, ou Apple Campus 2 siège de l’entreprise Apple, à Cupertino en Californie
Le « technococon » : protéger, contrôler, isoler
Dans la vallée du Silicium, la quête de confort et de sécurité de notre espèce pourrait toucher à son but ultime : le technococon. « Comme si l’histoire humaine irrépressiblement tendait vers un contrôle de plus en plus fin de notre espace habitable ». Dans le monde virtuel, le technococon n’est autre que le nuage de nos données personnelles, que nous alimentons et qui alimente Big Tech. C’est « bien plus que le confort d’une villa bourgeoise », c’est un espace où « la totalité de ce qu’on est et vit se trouve rapatrié : mémoire, identités, pratiques, intimités, expériences, cultures, sociabilités ».
Le technococon possède également une manifestation matérielle : il s’agit de l’omniprésente automobile, pour laquelle toute l’Amérique moderne a été bâtie. « La loi du moindre effort est anthropologique » et « la vérité de ce monde qui vient est qu’il ne veut plus, physiquement, que l’on bouge ».
Damasio n’a pas son permis, un non-sens dans ce pays où la voiture est vitale, au sens littéral. « Rien ne se marche ici — tout se roule et se déroule sur quatre roues dans la bulle climatisée des pick-up et des Tesla ». Autrefois symbole de liberté, elle passe elle aussi sous la coupe des algorithmes. « Une manière de chrysalide, protégée et filtrante, automobile et interconnectée ».
Le technococon est enfin une tentative de recréer autour de chaque corps ce qui a disparu pour tous : des lieux de vie, de loisir et de sociabilité. « Dans un univers ultra-individualisé tel que la Silicon Valley, où la vie publique est inexistante, où les rares moments de rencontre ont lieu dans des maisons, où les centres-villes ne rassemblent personne, la voiture est bien davantage qu’un outil pour se déplacer : c’est un espace. Un territoire intime. Et qui bouge. » Un ballet de « particules isolées qui circulent sans se toucher ».
Gratte-ciel "Tokyo Mode Gakuen" moderne avec des écoles de mode, de technologie et de design, et une faculté de médecine. Shinjuku, Japon.
Le cyborg, ou la tentation des jours sans fin
Jouant les anthropologues, Damasio rend visite à quelques autochtones. L’un d’eux, Arnaud, travaille dans un « laboratoire d’innovation » où « il traque, suit et acclimate les technologies intéressantes » pour « les conseiller à des grands groupes ».
Au cours de sa vie, Gandhi a énoncé un certain nombre de préceptes ressassés par des générations de militants altermondialistes. Le Mahatma ne s’attendait probablement pas à ce que ses mantras fassent florès dans l’écosystème californien de l’innovation. « Montrer l’exemple n’est pas le meilleur moyen de convaincre, c’est le seul » : le premier commandement du marketing ? « La véritable éducation consiste à tirer le meilleur de soi-même » : le motto des coachs en développement personnel ? « Incarne le changement que tu veux voir dans le monde » : le leitmotiv du transhumanisme (dans un sens littéral d’« incarner ») ?
Consciemment ou non, Arnaud applique à la lettre ces enseignements. Désireux de rapprocher le futur dont il rêve pour lui et ses contemporains, il arbore une bague connectée, un bracelet connecté, des lunettes connectées et des AirPods. Il a ingéré et conservé un capteur électronique dans son estomac pendant un mois afin de se voir prescrire pour la vie — qu’il espère longue — un cocktail personnalisé de molécules confectionné par une firme de médecine préventive. Comme nombre de dirigeants de la Silicon Valley, Arnaud se dit « stoïcien », une philosophie « très pratique », remarque Damasio, « dans un monde individualiste ».
L’artiste « cyborg » Joe Dekni
L’IA, gagne-pain ou gouffre temporel ?
Grégory est un autre indigène de la Vallée du Silicium. Chercheur à l’Université de Berkeley, consultant auprès de la NASA et spécialiste des modèles de langage, il est plus terre à terre qu’Arnaud et ne compte pas choisir la pilule bleue. Damasio s’enquiert de sa vision de la machine : « Vois l’IA comme une augmentation de ta productivité : l’objectif final est la compression du temps, c’est d’automatiser les tâches cognitives que l’IA fait plus vite que toi. S’il me faut 10 000 heures pour être expert dans un domaine, comment je peux les compacter en 1 000 heures ». Ce narratif est convaincant : il a le mérite de trouver une place toute faite dans l’histoire des techniques.
Mais présenter l’IA comme une machine à économiser le temps, c’est aller vite en besogne. La première rencontre de l’IA avec l’humanité — les algorithmes de recommandation — s’est soldée pour la plus formidable perte de temps de l’histoire humaine. La raison en est simple : la machine ne travaille pas pour ses utilisateurs, mais pour ses propriétaires. Or, ces derniers sont en compétition pour extraire notre temps d’attention, matière première la plus précieuse en cette terre d’octets.
En 2024, OpenAI et ses concurrents voient leurs capitalisations boursières exploser, mais leurs revenus sont à la traîne et leurs modèles de profit restent à inventer : difficile, donc, de savoir pour qui et pour quoi leurs algorithmes travaillent. S’ils prétendent nous émanciper, la charge de la preuve leur revient, « tant l’espèce humaine se révèle douée pour s’autoaliéner et obéir, fût-ce à un algorithme », lequel « nous impose une cadence et une disponibilité H24 qui ne sont pas les nôtres ».
Quand certains anticipent que l’IA accélérera la marche mondiale de l’économie, d’autres font le pari d’un chômage de masse et d’une prolétarisation des cols blancs. Dans l’ensemble, en 2023, deux tiers des chercheurs en IA interrogés dans le cadre d’une enquête d’opinion se déclarent inquiets à l’idée que l’IA « aggrave les inégalités économiques en profitant de manière disproportionnée à certains individus ». Il y a bien de quoi être inquiet.
Il existe une « fracture numérique » différente de celle à laquelle on pense en premier lieu. Il ne s’agit pas des « zones blanches » d’Internet, quasiment disparues puisque plus de 95 % de la population des pays à hauts revenus est couverte par le réseau 4G et encore davantage par le réseau filaire. Il ne s’agit pas non plus d’une fracture générationnelle, certes réelle, mais qui tend à disparaître à mesure que les boomers, hyperconnectés, succèdent à leurs aînés.
Il s’agit simplement d’une fracture sociale, qui sépare celles et ceux qui s’émancipent et s’enrichissent grâce à la technologie de celles et ceux sur qui elle exerce une prédation totale — sociale, économique et culturelle. Face aux prouesses de l’IA, Damasio a les yeux écarquillés d’émerveillement, mais les garde grands ouverts, avec lucidité : « L’immense majorité des citoyens se fera instrumentaliser par l’IA bien plus qu’elle ne saura s’en servir pour s’émanciper ».
L’économiste Thomas Piketty rappelle que les écarts de richesse sont devenus plus importants à l’intérieur des pays qu’entre les pays. La Silicon Valley en est l’illustration parfaite : bien qu’étant l’une des régions au PIB par habitant les plus élevés au monde, les cadres des industries technologiques y cohabitent avec une population absolument exclue de ces bénéfices, en peine pour s’y loger, voire, pour certains, y vivre.
Les plus misérables ont élu le quartier de Tenderloin, à San Francisco, pour s’échouer au fond de la Vallée du Silicium. Puisque sur le Web, tout peut être noté, qu’il s’agisse d’un lac de montagne, d’un village martyr ou d’une église bimillénaire, Tenderloin n’échappe à la règle. Sur Tripadvisor.fr, Mélanie R., qui a visité le quartier en famille au mois d’août 2024, juge sa visite « instructive » et lui attribue une note de trois étoiles sur cinq : « Ravagé par la drogue, des tentes sont installées sur les trottoirs, des drogués partout, parfois à moitié nus, les membres piqués et purulents visibles, certains sont “endormis” debout ou pliés. C’est l’épicentre de la drogue du zombie qui fait des ravages. Mes enfants ont été choqués. Seringues partout. À fuir. »
Là où Mélanie voit dans ces désespérés des zombies déambulant au grand jour, Damasio est quant à lui persuadé que le zombie est précisément une allégorie de ces scènes de déchéance humaine : « En les regardant surgit l’intuition : c’est de là qu’est né la prégnance des zombies dans l’imaginaire américain — leur regard de vitre, leur démarche à disloque, leurs plaies, leurs bras mutilés — qui ont inspiré la meute antagoniste des fictions du genre, une sorte d’envers absolu de la middle class blanche de corps et d’âme, d’autant plus qu’elle est proche de nous, dans l’espace et par l’espèce. »
Cet imaginaire n’est pas neutre, puisqu’il transforme notre compassion en peur et métamorphose des misérables en une masse inconsciente, dangereuse et sans perspective de rémission. C’est une pente glissante, car comme l’ont montré les penseurs du « mal », l’abandon et l’élimination sont presque toujours précédés de cette étape de déshumanisation. Seule mansuétude à laquelle consent la métaphore : les zombies, qu’ils soient mordus ou piqués, ne sont pas responsables de leur état. D’avoir perdu leur âme ils sont quittes.
Ce n’est sans doute pas fortuit : l’imaginaire zombie a récemment investi une autre réalité. Celle, bien plus banale, des humains prostrés devant leurs smartphones, que des chercheurs australiens ont baptisé digital zombiesavec un certain succès médiatique.
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L'impact de l’IA dépasse largement le périmètre de l’innovation technologique et prend désormais part à des choix politiques, sans que les citoyens aient leur mot à dire...
Longtemps confinée aux pages de la science-fiction dans l’esprit du plus grand nombre, cette classe de technologies est désormais omniprésente dans notre quotidien numérique.
La Revue dessinée a publié plusieurs reportages sur les conséquences écologiques et sociales de nos usages digitaux. Avec humour, l'un de ces textes nous permet de prendre la mesure du piège écologique que constitue notre addiction au numérique.