Veille M3 / [Infographie] La sobriété peut-elle être heureuse ?
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Dans une société tournée vers une consommation à outrance, la sobriété peut-elle dessiner un nouveau chemin vers le bien-être ?
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Le changement climatique n’a que faire de la justice. Il frappe prioritairement les populations les plus pauvres et les moins responsables de la situation, que ce soit dans une relation Nord-Sud ou au sein des pays développés. Or, sortir par le haut de cet état de fait exige de concilier transition climatique et justices sociale et environnementale. Le dernier rapport du GIEC le réaffirme, réactualisant les propos du mathématicien et économiste anglais Nicholas Stern : « L’incapacité à résoudre l’un(e) ruinera les efforts pour affronter l’autre ».
Actuellement, cette difficulté est patente : l’atlas mondial de la justice environnementale recense près de 4 000 conflits dans le monde, qu’ils soient liés au traitement des déchets numériques dans le sud de la Chine, aux mégabassines des Deux-Sèvres, à la chasse illégale aux faucons en Syrie, aux injustices de transports dans l’Oregon américain… Sans parler des manquements des pays développés à leurs engagements de soutien financier aux pays les plus pauvres afin qu’ils puissent s’adapter. Face à cela, l’altruisme fait figure de remède universel. Chacun est sommé d’éveiller le colibri qui sommeille en lui, afin de prendre en compte, dans ses actes, ce lointain spatial et temporel.
Issu du latin alter, l’altruisme est cette disposition à faire des sacrifices au bénéfice des autres sans en attendre de bénéfice personnel. En cela, il serait un élément puissant de coopération.
« Il est souvent admis que l’altruisme peut jouer un rôle essentiel dans les stratégies d’adaptation au changement climatique, ainsi qu’à d’autres problématiques de bien commun. Puisque les individus se soucient des autres, ils pourraient unilatéralement adapter leur comportement pour mieux préserver les biens communs pour tous » : telle est l’hypothèse à l’origine de la thèse d’Ariadna Fossas Tenas, Altruism, Common good and Networks, réflexion interdisciplinaire conduite au sein de l’Institut des Sciences de l’Environnement de l’Université de Genève. Mais en matière de transition, les petits ruisseaux font-ils bien les grandes rivières ?
Comment « challenger cette croyance répandue qu’augmenter l’altruisme pourrait “magiquement” résoudre, ou du moins, avoir un impact positif sur les questions d’inégalités tout en réduisant le changement climatique », s’interroge la chercheuse. Mobilisant les théories des jeux et des réseaux, elle propose un modèle intéressant à double titre : d’une part, il innove en examinant de manière simultanée les interactions entre bien commun et inégalités sociales. D’autre part, sa très forte stylisation, porteuse des limites propres à la simplicité, est idéale pour mettre à jour des dynamiques de fond et les rapports conflictuels qu’elles peuvent entretenir.
Le modèle met en scène différentes configurations de joueurs plus ou moins connectés les uns aux autres, plus ou moins nombreux, plus ou moins altruistes et dont le bien-être est impacté par un même bien commun. Chacun dispose d’un revenu initial qu’il doit dépenser entièrement en le répartissant entre ce qu’il va consommer, ce qu’il distribue aux autres joueurs et ce qu’il attribue au bien commun.
Pour se décider, le joueur tient compte de plusieurs facteurs : l’anticipation des stratégies des autres joueurs, le degré d’inégalité de consommation toléré avec ses proches voisins (par exemple un facteur deux) et enfin l’impact du « bien commun », sachant que toute consommation en diminue la qualité ou la disponibilité. Chaque joueur ne peut à la fin du tour avoir donné plus que la somme de ce qu’il avait au départ et de ce qu’il a reçu. Le jeu s’arrête lorsqu’une situation d’équilibre est trouvée, dans laquelle chaque joueur estime qu’il n’a aucun intérêt à changer sa stratégie (équilibre dit de Nash, voir ci-dessous).
Expérimentant différents scénarios faisant varier les conditions de départ (topologie du réseau, degré d’altruisme, état initial du bien commun, degré de connexion des joueurs, etc.), le modèle a surpris par la richesse de ses résultats et la mise en lumière d’effets contre-intuitifs.
La bonne nouvelle d’abord : un peu d'altruisme vaut toujours mieux que pas du tout ! Mais il s’avère que pour réduire simultanément les inégalités sociales et préserver le bien commun, l’altruisme a besoin de conditions spécifiques : soit le réseau est très dense (par exemple, tout le monde est connecté à tous les autres joueurs, ou presque), soit au moins un joueur est connecté à tous les autres (réseau en étoile). En donnant au/aux joueur(s) une vision globale des transferts et de leurs impacts, ces configurations lui/leur permettent d’ajuster les actions.
Mais avoir une vue d’ensemble suppose des réseaux de petite taille. À l’échelle locale, voire microlocale, les petites communautés interconnectées témoignent de cette capacité à opter pour des modes de gouvernance partagée favorisant la recherche de consensus et la réalisation conjointe de leurs ambitions écologiques et sociales. Écovillages en milieu rural ou hyperurbain, communautés d’énergie renouvelable, réseaux internet citoyens, écoles et écolieux démocratiques n’en sont que quelques incarnations. Pour notre mathématicienne, c’est peut-être dans cette familiarité à ces configurations que réside l’illusion d’un altruisme tout puissant, par une transposition un peu trop allègre de dynamiques supposées indifférentes aux changements d’échelle. Or, densité et taille du réseau sont des facteurs clés de la tension entre égalité et bien commun.
Dans un réseau comptant des centaines, voire des millions de joueurs, où aucun ne peut être omniscient, il est très complexe d’évaluer et compenser correctement la dégradation du bien commun résultant de la consommation globale. Dans le même temps, les inégalités de proximité sont perceptibles et le penchant altruiste génère des transferts en cascade pour les réduire.
La conjonction de ces deux facteurs favorise la surconsommation du bien commun. Pour différentes raisons, c’est d’autant plus vrai que le niveau d’altruisme est élevé. Ce résultat donne un éclairage différent sur la « tragédie des communs » et la situation paradoxale des pays tels que la France ou ceux d’Europe du Nord, affichant un indice d’inégalités bas (indice de Gini), mais des émissions carbone élevées. Pourtant, c’est bien à cette échelle globale que se joue la transition.
Contrecarrer ce phénomène n’implique pas tant une planification autoritaire qu’un besoin accru de coopérer pour partager visions, enjeux, contraintes et marges de manœuvre de chacun. En matière de transition climatique, Ariadna Fossas Tenas estime que c’est un rappel de la nécessité d’espaces de dialogue multilatéral. C’est d’ailleurs bien là qu’il faut chercher l’utilité des COP.
C’est peut-être aussi dans ces espaces d’échanges et de négociation, à différentes échelles territoriales, que de nouveaux acteurs essentiels dans la préservation du bien commun pourraient être identifiés ; et que pourraient être « écoutés » ceux, humains et non-humains, qu’une forte distance ontologique, sociale et/ou temporelle prive de représentations dans les arènes politiques. Une absence d’autant plus dommageable qu’ils sont ou seront les premiers concernés par les actions entreprises ou la non-action. Comme le souligne Anne-Laure Garcin, chargée de mission Participation citoyenne à la Métropole de Lyon, « l’enjeu [pour la participation citoyenne] est d’identifier les zones de conflit et de comprendre les controverses ».
Les plaidoyers, expérimentations et avancées concrètes se multiplient pour pallier cette faiblesse démocratique. Si les effets ne sont pas toujours à la hauteur des attentes, ces démarches ont le mérite de poser sur la table la divergence des intérêts, que ce soit en matière de représentations des futurs citoyens (dialogue avec la 7e génération, Conseil des générations futures, etc.), des jeunes générations (droit de vote, ateliers de philosophie, démarches participatives, Parlement des Jeunes, etc.), des populations vulnérables au changement climatique (proposition du professeur en politique environnementale David Schlosberg d’une forte participation des personnes victimes d’inégalités environnementales dans les délibérations politiques), et enfin des entités naturelles, notamment en leur conférant des droits et une représentation juridique.
Le langage est aussi un outil mobilisé dans cette volonté de « déchosifier » notre rapport au monde, sans pour autant l’anthropologiser comme nous y invite le mouvement citoyen pour la création d’un Parlement de Loire. La dissonance cognitive imposée par ce parti-pris langagier ne peut qu’interpeller notre perception de cet écosystème.
L’Anthropocène peut-il devenir l’ère de l’altruisme alors qu’il serait justement la marque d’une crise de celui-ci ? Telle est l’interrogation des chercheurs en sciences du langage et en éducation Amandine Denimal et Tommy Terraz face aux difficultés de l’individu contemporain à faire une place à l’altérité. Ils invitent à éduquer à une éthique de l’altruisme se déclinant dans quatre directions : reconnaître l’interdépendance du vivant pour intégrer les conséquences de ses actes, intégrer l’autrui universel, humain et non humain, redonner du sens à la transmission et au dialogue sans renier le passé, et enfin éduquer aux limites, les siennes, celles des autres et du monde : « Autrement dit, il s’agirait d’éduquer à la sobriété, au renoncement, au contentement, à la faible consommation ».
Si les pistes vers une sobriété choisie se dessinent, toutes nécessitent de repenser aussi notre rapport à des « gains » incontournables d’une ère industrielle prodigue en énergie : la vitesse et son corollaire, le temps. Produire moins, consommer moins, c’est donc prendre le temps de vivre autrement. Mais décélérer demande aussi du temps : le temps d’éduquer ou de s’acculturer, le temps d’imaginer d’autres modes de vie, le temps de produire de manière soutenable une richesse à redistribuer, le temps d’élaborer des consensus, et d’apprendre à entreprendre différemment.
Pour survivre, devrons-nous ralentir ? Pour y parvenir, devrons-nous réduire les distances, façonner de nouveaux espaces communs et interconnectés ? Se dessinerait alors peut-être une figure fractale au sein de laquelle chaque unité épouserait les contours de communautés aptes au partage de cette si précieuse « vision globale des transferts et de leurs impacts », qui rendrait l’altruisme efficient. Mirage mathématique ou cercle vertueux, cette perspective a au moins la vertu d’offrir quelques lignes de fuite à un horizon qui semble se resserrer dangereusement.
Ariadna Fossas Tenas, Altruism, Common good and Networks,
Thèse en sciences, mention interdisciplinaire,
Faculté des sciences de l'Université de Genève
Sous la direction du Professeur J. Kasparian, Institut des Sciences de l'Environnement
et de Jaya Krishnakumar, Geneva School of Economics and Management
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