Thuasne : les enjeux de développement et son ancrage dans la métropole
Interview de Elisabeth Ducottet
« Je crois personnellement beaucoup au design, au maillage entre la beauté et la fonctionnalité du produit ».
Dossier
Dès l'arrivée de l'imprimerie en France, Lyon s'affirme aux côtés de Paris comme une grande ville d'édition. En 1473, le premier livre sort des presses lyonnaises. Une phase de grande prospérité débute, facilitée par la présence de moulins à papier voisins, la forte communauté religieuse -traduisant les textes- et la renommée des foires de Lyon pour diffuser les livres. Au début du 16e siècle, l'édition lyonnaise diversifie sa production et améliore considérablement ses techniques. Autour des années 1550, Lyon est la capitale européenne de l'imprimerie grâce « à la qualité des images, à l'équilibre entre le blanc et le noir, au format maniable, aux nouvelles polices dont Claude Garamond est l'inventeur ».
Si dès le 15e siècle, l'activité de la soie est présente en région lyonnaise, l'industrie ne se développe véritablement qu'au 19e siècle . La soie occupe alors toute la région Rhône-Alpes : de l'élevage des vers à soie dans les magnaneries de l'Ardèche et de la Drôme, à la filature, le moulinage dans la Loire, le tissage, jusqu'à l'ennoblissement. Au cours de l'histoire, ce secteur se développe et sait se renouveler grâce à des innovations émanant des acteurs du secteur (praticiens-tisseurs) ou d'inventeurs de génie, curieux d'autres secteurs d'activité. Joseph-Marie Jacquard fait partie de ceux-là. Il marque véritablement un tournant dans l'histoire de la soie en automatisant la circulation de la navette et en permettant à la fois de mécaniser le tissage d'un tissu simple et d'un tissu à motif.
Pendant plus de trois siècles, la soie représente plus de 50% de l'activité de la ville et entraîne de nouvelles activités qui participent à l'essor de l'industrialisation au 19e siècle. Ainsi, la Chimie prend son essor grâce à la teinture, activité développée pour répondre aux besoins de la filière soie qui utilise d'abord des colorants naturels, puis des colorants chimiques. La Chimie conduit à la Photographie. Les mécanismes complexes des métiers à tisser et des machines à coudre tirent vers le haut les savoir-faire de la Mécanique. Ce secteur sera un vivier de professionnels particulièrement propice au développement de l'Automobile, et ainsi de suite...
« Aujourd'hui active sur des marchés de niche et notamment les tissus de luxe, la soie connaît aussi de nombreuses résurgences dans les tissus techniques et d'innovation »(comme le relate Pierre-Alain Four). Les savoir-faire locaux en matière de tissage ont été convertis, après la très forte crise des années 1970, et développés pour des fibres nouvelles, renouvelant la production vers les textiles techniques -destinés à l'industrie- et les textiles fonctionnels -destinés à l'habillement-. Textiles anti-moustiques, soignants, anti-tâches, etc., les applications semblent sans limites et permettront sans doute aux savoir-faire lyonnais de rebondir, encore une fois.
« Tel est le « génie du lieu » qu'ici on doive penser avec les mains... ». Cette formule, empruntée à Philippe Dujardin, qualifie à elle seule cinq siècles d'histoire technique lyonnaise.
L'activité lyonnaise est bien souvent réduite à la soierie, et pourtant la polyvalence en est une constante. Les industries ont été et sont toujours très diverses, en particulier parce que « Lyon a eu la capacité de toujours rebondir d'une activité à une autre : de la soierie à la chimie, la construction mécanique puis à l'automobile... » (Bernadette Angleraud). Et pour répondre à un besoin, les Lyonnais n'hésitent pas à tirer partie des savoir-faire présents et à franchir les barrières des disciplines. C'est ainsi qu'Alexis Carrel a mis au point sa technique de sutures vasculaires auprès de brodeuses, que le tout jeune Marius Berliet, génie de la mécanique, a amélioré les métiers à tisser de son père (qui était canut)...
Cette culture de « l'appliqué » se retrouve aussi dans l'histoire locale de la formation et de l'université. Lyon s'est doté au cours de l'histoire des écoles nécessaires à la formation de professionnels répondant d'abord aux besoins des industries locales : il s'agissait donc d'enseignements essentiellement techniques, appliqués. Lyon n'est pas une très ancienne ville universitaire : un dispositif d'enseignement supérieur se construit au cours du 19e siècle seulement. L'enseignement des savoirs médicaux à Lyon, longtemps basé exclusivement sur l'hôpital et ses médecins, est en cela tout à fait remarquable.
La plus belle illustration contemporaine de cette culture de « l'appliqué » est la large palette de pôles de compétitivité locaux (cf partie 6). En organisant la transversalité et la coopération, parfois sur la base de relations déjà existantes, ces dispositifs mettent à l'honneur les liens indispensables entre les acteurs de la recherche fondamentale et « de l'appliqué ». Aujourd'hui encore, et comme le rappelle avec humilité Yves Chauvin, prix Nobel de Chimie 2005, « quand on fait de la recherche appliquée, on ne peut pas être seul. La recherche appliquée est une école de la solidarité. Il y a forcément une équipe ».
Fréquemment présentées comme rivales, les agglomérations lyonnaise et stéphanoise ont, au contraire, souvent joué la carte de la complémentarité. La rubannerie et la production d'armes, activités longtemps prépondérantes à Saint-Etienne, masquent en fait divers savoir-faire qui ont su évoluer au fil du temps et s'hybrider à d'autres lyonnais en particulier.
De fait, les histoires manufacturières et industrielles de Lyon et de Saint-Etienne révèlent de nombreuses passerelles qui profitent aux deux métropoles. L'invention du cinématographe est certainement un des exemples les plus emblématiques. Les frères Lumière parviennent à combiner le film perforé (descendant de la carte perforée de Jacquard) et le mouvement continu/discontinu produisant l'illusion du mouvement, grâce au principe mis en œuvre dans la machine à coudre, inventée par les Stéphanois Thimonnier et Ferrand. Ils donnent ainsi le jour au cinématographe.
Aux dires d'acteurs locaux, il y a beaucoup à gagner de développer encore davantage les alliances « lyonno-stéphanoises ». Dans le domaine de la santé, il s'agit par exemple d'allier les savoir-faire de Saint-Etienne en matière de dispositifs médicaux et ceux de Lyon en matière de biotechnologies pour développer des implants « intelligents », mieux adaptés à l'organisme ou ayant une action temporaire et ciblée contre des maladies. Le secteur du textile bénéficie aussi de la palette de savoir-faire présents dans ces deux métropoles. A Saint-Etienne, les rubans ont laissé la place aux textiles techniques (entreprise Thuasne) et les professionnels du textile Stéphanois trouvent à Lyon des partenaires essentiels à leurs activités, tels que l'Institut Textile et Chimique de Lyon (ITECH) formant des ingénieurs, l'Espace Textile centre de ressources et des recherches pour les industriels du textile, ou encore l'Institut Français du Textile et de l'Habillement (IFTH) toujours en quête d'innovation.
En termes d'activités comme d'innovation, la métropole lyonnaise a depuis toujours plusieurs cordes à son arc, à l'image de Rhône-Alpes, deuxième région d'innovation française. L'activité économique lyonnaise frappe par sa variété au cours de l'histoire. L'imprimerie, la soie et la banque dominent la Renaissance. Au 19e siècle, Lyon s'illustre dans la construction mécanique, le textile ou encore la chimie , puis l'automobile et le cinéma montent en puissance à l'aube de la Belle Epoque. Le 20e siècle voit en particulier la montée en puissance de la pharmacie et du secteur de la santé. Les innovations dans le domaine de l'énergie se retrouvent à toutes ces époques, des bassins houillers de Saint-Etienne, jusqu'aux recherches actuelles des acteurs locaux (Institut Français du Pétrole et pôle de compétitivité Lyon Urban Truck & Bus en tête) sur les technologies d'économie d'énergie dans les transports.
Cette variété peut être considérée comme un atout au cours de l'histoire : elle a vraisemblablement favorisé les évolutions et modernisations, les transferts de savoir-faire d'une discipline à une autre et donc, l'innovation. Certaines figures lyonnaises incarnent à elles-seules ce goût pour la transversalité : c'est le cas par exemple des Frères Lumière, connus pour l'invention du cinéma, mais dépositaires de 240 brevets ou perfectionnements entre 1884 et 1945 dans des domaines aussi variés que l'optique, l'acoustique, l'automobile, la chimie ou encore la santé.
L'histoire locale des transports illustre aussi cette capacité à s'adapter, à rebondir pour faire face à l'évolution de la demande et répondre aujourd'hui aux besoins croissants de transports de personnes et de marchandises tout en préservant l'environnement.
Toujours animés par l'esprit d'expérimentation, de transversalité et d'invention de leurs prédécesseurs, les acteurs de la santé d'aujourd'hui confirment bel et bien les atouts de la métropole : acteurs de la recherche, grands centres hospitaliers, parcours de formation, grands et petits industriels, collectivités. Il n'y a aucun doute : la métropole lyonnaise a bel et bien « le virus de la santé » !
Toute sa vie, Charles Mérieux (1906-2001) a prôné les synergies de compétences, les alliances entre disciplines et professionnels, privés et publics, et les atouts de sa région en la matière. Et l'histoire lui a donné raison ! En labellisant depuis 2005, 11 pôles de compétitivité en Rhône-Alpes parmi les 71 nationaux, le Comité Interministériel d'Aménagement et du Développement du Territoire reconnait les savoir-faire, l'esprit de réseau et les potentialités d'innovation de la région.
De quoi s'agit-il ? Sur un espace géographique donné, un pôle de compétitivité doit réunir trois ingrédients principaux : des entreprises, des dispositifs de formations et des acteurs de la recherche et de l'innovation. Tous doivent développer des partenariats, partager des projets communs concrets et la volonté de visibilité internationale.
Qui sont-ils ? Les pôles Axelera et Lyon Urban Truck and Bus, centrés respectivement sur la chimie et les transports, orientent leurs spécialités vers des questions indéniablement modernes : la conjugaison de la chimie et de la préservation de l'environnement pour Axelera, le raisonnement en termes d'usages et des besoins en mobilité pour LUTB. Le pôle mondial Lyon Biopôle s'est construit sur des bases solides : les compétences de longue date de la région en matière de diagnostic et de vaccins et la complémentarité des deux agglomérations, Lyon et Grenoble. Le pôle Techtera , quant à lui, est spécialisé dans les textiles techniques et fonctionnels et fédère un grand nombre d'acteurs rhônalpins.
Rodée aux synergies entre recherche et industrie , l'agglomération grenobloise anime un pôle mondial, Minalogic. Réunissant principalement des acteurs de l'Isère, il repose sur le mariage inédit des micro-nanotechnologies et de l'intelligence logicielle embarquée. Tennerrdis (technologies énergies nouvelles, énergies renouvelables) rassemblent des acteurs de la Drôme, de l'Isère et de la Savoie.
Interrogés sur les prochains défis à relever, les acteurs locaux plaident pour davantage d'ouvertures et de liens, entre territoires, entre disciplines, entre professionnels et avec la société.
D'ores et déjà, divers dispositifs encouragent les coopérations scientifiques et industrielles entre les territoires. Suivant les projets, les territoires s'associent selon des géométries variables... Le Cancéropôle Lyon Auvergne Rhône-Alpes mise sur Clermont-Ferrand, Saint-Etienne et Lyon pour « structurer un continuum » . Les pôles de compétitivité, quant à eux, raisonnent à l'échelle d'une région. La Fondation Franco-Suisse pour la Recherche et la Technologie associe trois régions françaises et six cantons suisses... Mais une marge de progression est possible et souhaitée par de nombreux acteurs. Dépasser les rivalités locales, améliorer les liaisons ferroviaires et routières et miser sur la complémentarité apparaissent aujourd'hui indispensables pour améliorer la compétitivité et étendre le rayonnement d'un territoire.
Favoriser le croisement entre les disciplines est une autre piste largement défendue par la communauté scientifique. Si les spécialisations toujours plus pointues restent sources de connaissances et d'innovations, la transdisciplinarité permet de confronter les points de vue, d'aborder des problèmes complexes et donc de proposer des solutions nouvelles. Pour M.Guigaz, « les vraies trouvailles se font souvent à la frontière des disciplines » . « Se donner les moyens de l'interdisciplinarité » et réunir des scientifiques de tout horizon autour des mêmes questions, afin de croiser leurs méthodes et leurs outils, sont les fondements de l'Institut rhônalpin des systèmes complexes . Cette ouverture vers d'autres disciplines se décline ensuite sous différents modes : entre professionnels de santé, de sciences dures, de sciences humaines et sociales... mais la volonté actuelle est celle d'une ouverture large, entre professionnels apparemment très éloignés. Pour certains, tous types de croisement peuvent être féconds si la qualité est présente.
Les questions soulevées par l'ouverture de la communauté scientifique et du monde économique vers la société sont nombreuses. Hier, on parlait de communication et de vulgarisation scientifiques, étapes nécessaires pour partager -et faire accepter- les avancées scientifiques. Aujourd'hui, c'est le rôle de la société tout au long du processus d'innovation qui est au cœur du débat. Au-delà du dialogue, les citoyens doivent-ils initier les projets de recherche, participer aux travaux, valider ou non certaines décisions ? Comment associer des non experts à des projets de recherche et de développement qui concernent tout le monde ? C'est là tout l'enjeu du principe « d'innovation ouverte » qui souligne le rôle croissant des sources externes d'innovation, par rapport aux sources internes à l'entreprise, au laboratoire, à l'institution.
Enfin, les professionnels appellent à une meilleure anticipation de « l'air du temps » : des exigences environnementales à la mondialisation du marché, des demandes du consommateur au respect du « temps de la recherche ». « A travailler toujours dans le court terme, l'imaginaire s'appauvrit, et la capacité à innover se réduit » met en garde A-F Garçon. Laisser libre cours à l'imagination et respecter le temps de la recherche fondamentale sont indispensables à l'innovation. Ces étapes font partie intégrante du processus. Les négliger risquerait de « stériliser la recherche appliquée et l'innovation des prochaines années ».
Interview de Elisabeth Ducottet
« Je crois personnellement beaucoup au design, au maillage entre la beauté et la fonctionnalité du produit ».
Interview de Yves Chauvin
« La recherche appliquée est une école de la solidarité. Il y a forcément une équipe ».
Interview de Bernadette Angleraud
« Lyon a été très marquée par l'activité de la soie et l'industrie a toujours été plus ou moins dévalorisée ».
Interview de Paul Berliet
« A travers la Fondation Berliet, nous voulons être un point de référence pour redonner à cette région sa fierté ! »
Interview de Philippe Dujardin
Politologue, chercheur au CNRS
Étude
Dans un mouvement général de décollage industriel, le territoire lyonno-stéphanois se distingue par la collaboration qu’il initie entre les activités manufacturières et la création artistique depuis le XIXe.
Étude
Historiquement, l’activité de tissage est strictement définie par le pouvoir central.
Étude
Si la structure de la profession évolue peu, la soie lyonnaise parvient à conserver et même à élargir son leadership.
Étude
Présentation des principales étapes qui permettent de transformer une matière première naturelle.
Étude
Alors que les structures d’organisation des professions de la soie sont rigides, le secteur se développe et se renouvelle.
Étude
Une analyse concentrée sur les métiers en lien direct avec la soie : les métiers des textiles techniques et ceux en lien avec la mode.
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Affiner sa compréhension permet aux décideurs, aux entrepreneurs, aux collectivités locales de se lancer dans une politique de l’innovation efficace et pérenne et d’agir sur les bons leviers.
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Le génie technique en matière de textile s’est développé très tôt à Lyon.
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Connue pour son Chasseur Français et son Tarif- Album, la « Manu » a incontestablement été, pendant une bonne moitié de sa vie, une entreprise pionnière.
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Retour sur les archives et les travaux de spécialistes du territoire et de la médecine, pour mieux cerner certaines composantes de la dynamique lyonnaise.
Comment l’activité de fabrication de la soie devint-elle un marqueur de révolutions techniques, industrielles et sociales ?
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Quel est l’héritage technique des solutions proposées par la société Lumière ?
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Les grands parcs apparaissent comme des espaces à part, qui proposent une nature organisée par l’homme et reflètent les préoccupations des époques qu’ils traversent.
Article
Issue de l’héritage du musée d’histoire naturelle de Lyon, le musée des Confluences n’a rien d’un long fleuve tranquille.
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L’Hôtel du département du Rhône a la particularité d’abriter à la fois le Département du Rhône, collectivité territoriale, et la Préfecture du Rhône, service de l’État dans le département.
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Dans le récit de la constitution des sites archéologiques de Saint-Romains-en-Gal et de Fourvière, prenons conscience de la valeur des traces civilisationnelles qui nous sont données à voir.
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6 chronologies des emblèmes du territoire du territoire.
Article
En 2005, l’urbaniste et sociologue F. Ascher imaginait le mangeur d’aujourd’hui. Retour face à ce miroir déformant, qui en dit beaucoup sur le chemin parcouru depuis.
Étude
Dans ce numéro : un dossier consacré à la question de la place des morts aujourd'hui dans nos villes.