Michel Lussault, géographe : « Que serait une habitation du monde soutenable qui s’appuierait sur les principes du care ? »

Interview de Michel Lussault
Géographe et professeur à l’École normale supérieure de Lyon (ENS)
Interview de Jean-François VALLETTE
<< Etre alcoolique est un moyen de supporter sa souffrance en la mettant à distance >>.
Aides Alcool est une association spécialisée en prévention et traitement des conduites addictives (alcool, tabac, médicaments…). Jean-François Vallette, de l'association Association AIDES Alcool, montre les difficultés et l'enjeu de la prévention notamment dans le monde de l'entreprise.
Vous êtes « préventeur » à Aides Alcool, une association spécialisée en prévention et traitement des conduites addictives (alcool, tabac, médicaments…). Pouvez-vous nous donner votre approche de la prévention ?
La prévention est souvent élaborée et mise en place à partir du soin, ce qui, pour moi, relève du paradoxe : quand une personne est en difficulté avec l’alcool, c’est trop tard pour la prévention, on est déjà dans le curatif ! La tendance générale est, trop souvent, de transposer le modèle médical au problème comportemental. Le vocabulaire utilisé est révélateur : on parle de « pathologie », on « dépiste », vocabulaire médical assimilant le comportement à une épidémie, on « lutte contre», on « lance une campagne », vocabulaire guerrier. L’équation suivante est faite : si on informe des conséquences de tel comportement, cela est censé suffire pour stopper ce comportement. Ça ne marche pas comme ça ! On ne change pas un comportement fondé sur une relation de sacré (culture latine) et de plaisir avec un produit unanimement partagé sur le seul postulat d’en rappeler la dangerosité ! A mon avis, il n’y a pas d’action de prévention possible s’il n’y a pas de remise à niveau du langage autour de ce que chacun met sous les termes d’alcool, de problèmes avec l’alcool, de risques et de prévention. Pour être efficace, l’approche devrait être construite à partir de ce que les gens vivent. L’individu est en tension : son histoire, sa capacité à comprendre et à agir va le faire basculer ou non dans tel ou tel comportement. Le travail de prévention est de lui apprendre à décrypter sa singularité psychique, biologique et sociale dans son rapport au plaisir et à la souffrance, ainsi que dans les prises de risques qui peuvent y être associées. L’idée est de l’aider à mieux repérer sa relation au produit.
Effectivement, on a peu l’habitude d’entendre associer « alcool » et « plaisir » en prévention….
Chacun va considérer la question selon son point de vue : pour le médecin, le risque est de détruire le foie ; pour le psychologue, le risque est de souffrir d’un processus de dépendance ; pour le travailleur social, le risque est d’induire des perturbations dans ses relations avec les autres et de fragiliser l’insertion sociale ; pour le gendarme, il ne faut pas dépasser les 0.5 g d’alcool dans le sang pour des questions de réflexes sur la route, etc. L’enjeu de la prévention est de dépasser ce type de visions parcellaires pour restituer l’acte de boire dans un contexte plus large. Car l’être humain met en place des dynamiques comportementales qui sortent de la simple « logique » ! Et, en pratique, nous utilisons tous des substances psychoactives, que ce soit pour avoir du plaisir ou pour remédier à des situations de mal être. On ne peut réduire la prévention à un simple « message » à « faire passer » !
Concrètement, comment intervenez-vous dans le monde du travail ?
La demande vient initialement des entreprises via le médecin du travail, le directeur des ressources humaines, le responsable sécurité ou toute personne plus directement concernée. L’intervention débute par un diagnostic des besoins : état des lieux et idéologie des acteurs du collectif de travail… Les entreprises réagissent souvent en souhaitant supprimer rapidement le problème, à savoir en ne traitant que les symptômes (comme l’alcoolisme, par exemple) sans vouloir prendre en compte les dynamiques collectives qui peuvent en être responsables. Certains vont jusqu’à externaliser la question en faisant appel à des cabinets libéraux qui ne vont « traiter » que les alcooliques ! Je pense qu’il faut prendre le temps de la réflexion, au risque de se remettre en question et de perturber quelques fonctionnements. Il vaut parfois mieux ne pas faire de prévention du tout que de faire n’importe quoi ! Notre travail de préventeur est d’accompagner les individus et les collectifs dans une observation de la complexité de leur « réalité alcool »… Nous les aidons à mettre en œuvre des changements pour que l’ensemble des salariés soit plus satisfait de l’équation bien être/mal être liée aux consommations de psychotropes : des prises de risques mieux gérées, de meilleures conditions de travail, plus de responsabilités, un regard plus empathique vis-à-vis des salariés en difficulté, des procédures d’interventions managériales plus cohérentes et systématiques…
Comment procédez-vous ?
C’est, tout d’abord, un enjeu de communication avec une mise à niveau des représentations et des expériences de chacun. Une table ronde est organisée avec le responsable sécurité, le directeur des ressources humaines, le médecin du travail, l’assistante sociale, le représentant des syndicats, celui du Comité d’Hygiène Santé et Conditions de Travail… Une politique d’ensemble, inscrite dans la durée, est proposée : elle va traiter à la fois de la prévention des risques, de la responsabilité managériale et de l’accompagnement des personnes en difficulté. La question concerne tout le monde, car tout le monde consomme du tabac, boit de l’alcool, prend des médicaments… Chacun va pouvoir s’exprimer sur le sujet. On va prendre le temps de faire le point, de se donner des critères et des objectifs. La mise en œuvre d’une telle politique est une démarche construite, coordonnée. Au début, c’est tâtonnant dans le groupe et puis l’habitude est prise. Etre préventeur, c’est être en articulation avec le soin sans se noyer dans une seule problématique médicale ! La prévention, c’est du soin « culturel » !
Quel lien faites-vous entre l’alcool et le travail ?
« Comment le collectif reconnaît-il ce que je suis ? » Quelles sont ses exigences en matière de responsabilités, de sécurité, d’aspirations individuelles et de qualité du travail ? Quel est le niveau de stress dans le poste de travail, quelle est la charge mentale, la pénibilité, l’exposition au froid ou au chaud, la solitude, la non valorisation, l’autoritarisme rigide, les consignes de management paradoxal (faire plus et mieux sans donner plus de moyens)… ? Tous ces paramètres peuvent générer de la tension psychique et contribuer à dévaloriser et fragiliser l’individu. Dans un collectif de travail, l’enjeu de la prévention est aussi d’agir sur les facteurs de risques dégagés par le système qui peuvent se surajouter aux propres facteurs de vulnérabilité de l’individu. Les managers ont un rôle important à jouer : ils doivent faire connaître les règles, puis les faire valider et respecter. Quand un salarié est repéré en état d’ébriété, le référent hiérarchique doit le retirer de son poste pour des motifs de sécurité. Une fois la personne de nouveau en état d’entendre (en général, le lendemain), il doit le convoquer à un entretien hiérarchique pour faute professionnelle. Cela doit se faire dans un dialogue respectueux, dans lequel l’encadrant va s’intéresser aux éventuels facteurs de risques qui relèvent du poste ou de l’ambiance de travail. Si l’incident se reproduit et qu’il devient évident que la personne est prise dans un processus de toxicomanie, le manager, sans se positionner en thérapeute, doit être capable d’orienter le salarié vers les dispositifs d’accompagnement les plus adaptés.
Donc, lorsque vous intervenez en entreprise, vous établissez un diagnostic, formez les managers… Est-ce que vous avez un contact avec l’ensemble du personnel ?
Cela arrive. Soit directement, soit par la formation de groupes de salariés qui auront l’avantage d’être plus proches de leurs pairs que nous. Lorsque nous intervenons dans le cadre d’une séance de sensibilisation, les gens arrivent souvent en traînant les pieds : ils ne se sentent pas concernés ! Nous leur expliquons qu’on n’est pas ici pour « faire la chasse à l’alcool » ou pour « dénoncer les alcooliques », mais pour mieux percevoir la complexité de la question. Nous donnons des clefs pour que les gens puissent comprendre. Nous prenons des exemples concrets que tout le monde a vécu : je suis adolescent, je vois une jolie fille et je n’ose pas aller l’inviter à danser. Je finis par prendre deux bières et j’y vais ! Je mémorise alors que l’alcool, c’est magique ! Nous expliquons au groupe que cet adolescent est en tension psychique du fait de sa timidité et de son envie d’aller vers l’autre. Son système nerveux est suractivé. Lorsqu’il prend de l’alcool, le produit ralenti et détend le mécanisme de ses inhibitions : les verrous se détendent et l’individu ajuste mieux son comportement à ses désirs. Le même mécanisme se produit lorsque je conduis ou que je suis au travail : le système nerveux se ralentit et donc les réflexes sont amoindris, ce qui me met en danger… On parle du plaisir : je cherche à changer d’état, j’y arrive ! Je n’y arrive pas, je suis frustré. Les psychotropes sont des moyens pour s’exciter ou se calmer : le tabac, ça excite, la cocaïne, ça excite, l’héroïne, ça calme, l’alcool, ça calme ou ça désinhibe… On parle aussi de vulnérabilité psychique. La question n’est pas de savoir « combien » je bois, mais « comment » je bois ? Est-ce que je bois pour faire la fête ou pour calmer mon mal de vivre ? Il y a une vigilance à avoir sur la manière dont j’utilise l’alcool. Si j’ai besoin d’un produit pour calmer mon mal de vivre, je peux rentrer progressivement dans la dépendance. Lorsque cette dépendance dégrade mes relations familiales et mon insertion professionnelle, ce qui initialement m’aidait à vivre devient source de souffrance, et on peut parler de toxicomanie avec l’alcool. J’ai alors besoin d’être aidé. Les gens sont souvent surpris, ils font rarement le lien entre plaisir, souffrance et dépendance. Ils croient que tout se résume à de la morale : « c’est une question de volonté », certains pensent même que l’alcoolisme « est génétique » ! Au final, lorsqu’on a fait trois heures de débat interactif, ils sont satisfaits, ils ont pris du plaisir à discuter de tout ça. On a parlé d’eux, de l’humain !
Comment quelqu’un rentre-t-il dans un processus de dépendance à l’alcool ?
Chacun de nous est plus ou moins vulnérable psychiquement en fonction de son histoire. Lorsqu’un événement percute une faille psychique, il y a risque de traumatisme. Pour colmater la brèche, on a besoin de quelque chose : on adopte tel comportement ou on fait appel à un produit. Ce sont des conséquences. Le produit va anesthésier la faille psychique de l’individu. La douleur va être calmée ponctuellement et l’individu va se sentir mieux. Mais l’utilisation permanente de l’alcool réduit les effets calmants et nécessite une plus grosse dose pour un résultat de moins en moins efficace. La dépendance se met en place. A la base, l’alcoolisme est une démarche de survie psychique inconsciente. Etre alcoolique est un moyen de supporter sa souffrance en la mettant à distance. C’est pour cela que les injonctions d’être « raisonnable » n’ont aucun effet : on ne parle pas au même niveau.
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