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La dynamque de réhabilitation des logements et des immeubles à Lyon 8è

Interview de Eddie-Gilles DI PIERNO

Président de Patrimoine Rhônalpin, président du CIL (Comité d’Intérêt Local) du quartier des Etats-Unis à Lyon 8è et fondateur du Musée Urbain Tony Garnier

<< Le projet de reproduire, de barbouiller des dessins originaux de Tony Garnier ne pouvait pas être considéré comme une création, comme de l’art, comme de la culture >>.

Eddie-Gilles Di Pierno est président de Patrimoine Rhônalpin, administrateur de l’UCIL (Union des Comités d’Intérêt Local), président du CIL (Comité d’Intérêt Local) du quartier des Etats-Unis dans le 8ème arrondissement de Lyon et fondateur du Musée Urbain Tony Garnier. Fils de canuts, marqué par les conditions de vie difficiles des ouvriers de la soie, il s’est attaché à élaborer des réponses au problème social du logement et a conçu le premier ensemble HBM (Habitations à Bon Marché) de France : le quartier des Etats-Unis dans le 8ème arrondissement de Lyon.
Véritable salle d’exposition en plein air, les 25 peintures murales de la cité Tony Garnier présentent l’œuvre de l’architecte et d’autres visions d’artistes sur le thème de la cité idéale. Le Musée Urbain Tony Garnier, du nom du premier architecte-urbaniste du XXe siècle, né en 1869 à Lyon, à la Croix Rousse, est un centre muséographique singulier né de la volonté des habitants de cette cité ouvrière dont la construction remonte à 1920-1934.
Après un premier chantier, la laiterie-vacherie municipale du parc de la Tête d’Or réalisée à Lyon en 1904, Tony Garnier a produit une partie du patrimoine architectural de la ville : le stade de Gerland, l’hôpital Edouard Herriot, la Halle Tony Garnier, les abattoirs de la Mouche, le marché aux bestiaux.
Cette interview a été réalisée dans le cadre de la réflexion conduite par le Grand Lyon sur la place et le rôle de la société civile dans l’élaboration des politiques publiques et des décisions politiques dans le Grand Lyon. 

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Date : 25/09/2009

Vous êtes aujourd’hui président de Patrimoine Rhônalpin, administrateur de l’UCIL, toujours président du CIL du quartier des Etats-Unis, mais en 1986, vous étiez déjà un citoyen militant, président d’un comité d’habitants alors que vous n’aviez que 20 ans. D’où vous vient cette appétence pour l’engagement ?

Je n’avais pas de vocation, ni de compétences particulières. Je sortais de mes études et ne connaissais pas le monde associatif. Ce sont les hasards de la vie qui m’ont conduit à m’engager. Dans mon quartier, celui des Etats-Unis dans le huitième arrondissement de Lyon, un comité d’habitants venait de se créer pour exiger la réhabilitation des logements, des parties communes et des espaces extérieurs des immeubles qui, dans une quasi-totalité, étaient propriétés de l’office public des HLM (OPCHLM) de Lyon, aujourd’hui Grand Lyon Habitat. Mais à peine créé, celui-ci se retrouvait orphelin de président suite au décès de René Picod. Dans un même temps, Robert Batailly, alors Maire du huitième arrondissement, avait organisé une réunion sur la réhabilitation des HLM dans le huitième avec Louis Rigal, alors président de l’OPCHLM. Et lorsque les personnes du comité l’ont interpellé sur l’urgence de la réhabilitation et alerté sur le danger que représentait la chute dans les allées et jardins de véritables morceaux de béton des balcons et murs des immeubles, ce dernier a répondu : « Ce n’est pas très grave, nous avons d’excellentes assurances ». Le dédain et le mépris porté dans cette inadmissible réponse m’ont profondément choqué et blessé. Pensant à ma famille, à mes sœurs, et tout simplement aux gens qui vivaient avec nous dans ce quartier, je suis intervenu pour dire ô combien il était scandaleux de faire de l’humour dans une telle situation et de nier l’urgence de la réhabilitation. Les membres du Comité d’habitants ont été sensibles à mon intervention, et à mon âge, et sur les recommandations de Robert Lamoureux, un grand résistant impliqué dans la vie locale qui oeuvrait pour inciter les jeunes à s’engager, ils m’ont élu président alors que je n’étais même pas candidat!

 

Vous n’aviez peut-être pas la vocation, mais vous étiez à cette réunion en mairie d’arrondissement où tout a commencé. Or, à 20 ans, les jeunes ont souvent d’autres préoccupations, qu’est-ce qui vous avait motivé pour participer à une telle réunion ?

Il y a peut-être de l’atavisme. Ma famille paternelle comme ma famille maternelle étaient des familles de résistants et de militants communistes. Certains avaient été membres fondateurs du parti communiste italien et mon grand père ruiné a même vendu son entreprise pour le parti, pour sauver le PC alors en danger et ce, bien sûr, avec l’accord de toute la famille. Seul mon père, probablement en réaction farouche à son père, s’est engagé et a pleinement milité au RPR. Je suis donc effectivement issu d’une famille de militants et j’en porte sûrement des traces. Ceci dit, ce qui m’a poussé à aller à cette réunion ce jour-là, c’est l’attachement à mon quartier, au quartier de mon enfance, de mes parents et grands parents, de ma famille.

 

Vous avez toujours habité le quartier des Etats-Unis ?

Presque, car en 1970 et comme de nombreux militants communistes, mes grands parents sont allés habiter à Vénissieux et nous les avons suivis. Nous avons fait partie des premiers habitants des Minguettes. C’était grandiose, il y avait de grands espaces verts et dans notre appartement, nous avions trois chambres, deux salles de bain, de la vue et beaucoup de lumière. Par rapport aux « vieux Etats », c’était le modernisme ! Mais nous n’y sommes pas restés longtemps, l’engagement de mon père et son caractère nous ont conduit à déménager. En effet, les « vigilants », c’est-à-dire les membres du PC qui se répartissaient dans les différents quartiers des Minguettes, surveillaient les comportements, vérifiaient chaque semaine qui allait ou n’allait pas à la messe, qui achetait ou n’achetait pas l’Humanité et mon père qui militait à droite s’est offusqué haut et fort d’une telle pression. Marcel Houel voulait garder son électorat, nous avons quitté Vénissieux et sommes revenus aux Etats-Unis, dans un logement sombre, sans salle de bains ni chauffage et plus petit. Autant dire que nous passions du vingtième au dix-huitième siècle et que l’adolescent que j’étais, de corvée de charbon chaque jour d’hiver, a guère apprécié ce choix de déménagement ! Ainsi, dès la fin des années 1970, nous étions de retour dans le quartier où nous avons vécu la première explosion de l’usine Givaudan dont la violence a notamment dégondé la fenêtre de ma chambre et m’a projeté hors de mon lit : quel retour !

 

Quel a été le sens de votre action en tant que président du Comité d’habitants ?

J’ai été président pendant sept ans, durant cette période charnière pour la réhabilitation. Les premiers travaux avaient commencé en 1985 mais sans études préalables, ni réflexions poussées, ni coordination de chantiers. C’était une autre époque, l’époque du grand n’importe quoi, un temps que l’on ne peut plus imaginer aujourd’hui, quand l’OPCHLM ne se préoccupait pas de son patrimoine. Il y avait bien une petite agence de l’office dans le quartier, mais son équipe était essentiellement composée de personnes reléguées hors du siège pour des problèmes de compétences ou de comportement. C’est nous, les bénévoles du Comité d’habitants, qui avons dû faire l’état des lieux avant et après travaux des 138 logements concernés ! De nombreuses erreurs ont été commises et ont coûté très cher, trop cher, et l’OPCHLM ne voulait plus poursuivre la réhabilitation sur les autres immeubles. L’idée de démolir une partie des logements pour créer « des respirations » et ainsi éviter une réhabilitation trop coûteuse est ainsi née, idée que nous avons farouchement refusée. Il n’était pas question que l’on raye de la carte les immeubles où nous avions vécu heureux et les personnes les plus âgées étaient encore plus attachées à leur logement. Contrairement aux autres grands quartiers de logements sociaux, celui des Etats vivait bien, ne connaissait pas de graves et profonds actes de vandalisme et de délinquance. La vacance était nulle tant le quartier était demandé. Nous voulions valoriser ces points, défendre la qualité de notre quartier et permettre aux habitants de bénéficier d’un meilleur cadre de vie. Nous ne demandions pas de choses extravagantes, simplement une réhabilitation à la hauteur des besoins d’un parc de logements très mal entretenu depuis sa construction, un parc qui avait vieilli et qui ne correspond plus aux normes de confort de son temps. Mais l’OPCHLM ne voulait rien entendre, nous étions dans une situation de blocage. Fallait-il faire brûler des voitures pour se faire entendre ? Certains le souhaitaient, mais je m’y suis toujours opposé. Notre démarche était citoyenne. Je ne voulais pas qu’on en arrive là et que le quartier des Etats-Unis soit stigmatisé comme les autres. Au contraire, il nous fallait mettre en valeur notre quartier, positiver son image, utiliser le nom de Tony Garnier à cette fin.

 

Est-ce cette volonté de valoriser une histoire et un patrimoine et de revendiquer une identité qui vous pousse à demander un changement de nom pour que le quartier des « vieux Etats » devienne la cité Tony Garnier ?

C’est effectivement la logique qui a prévalu. Nous nous sommes appuyés sur le nom de ce grand architecte qui avait créé notre cité. Le problème c’est qu’en 1986, Tony Garnier était surtout un grand méconnu des Lyonnais et même ceux qui le connaissaient n’avaient pas retenu que le quartier des Etats-Unis était aussi son œuvre. En fait, c’est après plusieurs années que l’on a compris pourquoi. Tony Garnier lui-même ne considérait plus ce projet comme le sien tant il avait fait l’objet de modifications. D’ailleurs, il ne suivra le chantier que des trois premiers immeubles, ceux qui sont situés à l’angle du boulevard Cazeneuve/Etats-Unis et gérés par la SACVL. Lassé des exigences de la Ville de Lyon, il ne suivra pas la suite de la réalisation de son projet trop modifié pour demeurer l’une de ses œuvres. Seul l’architecte Michel Roz proposait, à l’occasion de la biennale internationale d’architecture à Lyon, une visite de notre quartier dans le cadre d’un parcours sur l’œuvre de Tony Garnier entre Gerland et Grange Blanche.  De plus, après sa mort, Tony Garnier a, en quelque sorte, été mis au ban des architectes pour laisser la place à des nouveaux architectes comme Le Corbusier. Bien évidemment, nous avons volontairement laissé de côté ces aspects-là de l’histoire pour nous concentrer sur le projet de cité idéale et nous raccrocher à ce nom valorisant notre quartier.
Le changement de nom du quartier s’est pleinement inscrit dans cet objectif qui était largement partagé avec les élus et l’OPCHLM. Nous avons alors, pour réunir tout le monde autour de cette idée, organisé un baptême républicain dans les jardins de l’église Saint Jacques, bien que Tony Garnier ait toujours refusé de construire des prisons ou des églises. 

 

Est-ce que cette dynamique vous a permis de convaincre les élus et de  faire progresser la réhabilitation des logements et des immeubles ?

Elle a effectivement servi de point d’accroche. C’était également la grande période de Banlieues 89. Le principe était aussi de valoriser le patrimoine des quartiers d’habitats sociaux. Missionné par François Mitterrand, Roland Castro avait élaboré différents projets sur différents sites dont le quartier des Etats-Unis pour lequel il proposait la création de villas dans les jardins des immeubles « Million », de tours de bureaux (comme aux Etats-Unis) en lieu et place des immeubles à la hauteur du jet d’eau avenue Berthelot, d’arènes sur la place du 8 mai 1945 et d’un carrefour à l’angle des rues Cazeneuve et États-Unis. Seul cet aménagement de carrefour sera réalisé. Roland Castro n’était pas le bienvenu à Lyon. Depuis que François Mitterrand avait refusé de venir à Lyon pour l’inauguration du TGV en 1983 et contraint Francisque Collomb, alors maire de Lyon, à se rendre à Chalon, ce dernier s’était juré de refuser toutes propositions du Président de la République. Et ce fut notamment le cas lorsque la caravane Banlieues 89 présentant l’ensemble des projets de Roland Castro a voulu s’implanter place Bellecour : le Maire a pris un arrêté pour interdire sa venue sur l’ensemble du territoire de la ville, et la caravane s’est installée à Vénissieux.
Cependant, la mobilisation des habitants et associations du quartier, les besoins avérés de réhabilitation, le projet Banlieues 89, ou encore le premier contrat entre la Ville, la Communauté urbaine et l’Etat pour la mise en œuvre d’un projet de développement social des quartiers, ont constitué un contexte, une pression pour que la réhabilitation s’envisage avec les habitants et dans un souci de valorisation. 

 

Comment est née l’idée de créer un musée urbain Tony Garnier ?

Nous voulions être entendus et reconnus, mettre en valeur notre quartier et notre histoire. C’est dans cette optique que j’ai proposé qu’à la place des panneaux publicitaires sur les murs borgnes de nos immeubles, on reproduise des œuvres originales, des dessins et plans de la cité idéale de Tony Garnier. Je pense que l’idée m’est venue de mes voyages en Pologne et en Tchécoslovaquie dont j’ai gardé le souvenir de banlieues tristes et sombres où seules les affiches de propagande du parti communiste apportaient de la couleur et éclairaient les immeubles. J’ai réalisé des petites maquettes pour illustrer mon idée et je suis allé les présenter au directeur de l’OPCHLM qui certes a apprécié le principe, mais qui m’a très vite dit qu’il ne pouvait pas financer un tel projet. Je me suis alors tourné vers la mairie du huitième, le maire Robert Batailly et sa première adjointe, Nicole Bargoin. Cette dernière m’a alors invité quelques jours plus tard à l’inauguration de l’Agora, une fresque réalisée par la Cité de la création sur le mur d’une école à Mermoz dans le cadre du DSQ. C’est ainsi que j’ai rencontré Gilbert Coudène et toute l’équipe de la Cité à qui j’ai dès le lendemain présenté mon idée. En trois minutes, Gilbert Coudène avait tout compris de notre démarche et réussi à projeter le projet dans le futur en lui donnant toute sa consistance. Pour accroître les chances de le faire aboutir, il m’a proposé de travailler sur le projet et de le porter lui-même auprès des décideurs. Et c’est ce qu’il a fait. Avec toute l’équipe de la cité, ils ont imaginé l’idée d’un musée urbain et travaillé à partir des œuvres de Tony Garnier qu’ils ont ressortis des archives des Beaux arts.  C’est ainsi que l’idée de créer un musée urbain Tony Garnier est née.

 

Comment les élus ont-ils réagi quand vous leur avez présenté le projet ?

C’est la Cité de la création qui, une fois l’élaboration du projet terminée, est allée le présenter dans un premier temps au Président de l’OPCHLM, Louis Rigal, puis à Francisque Collomb, le maire de Lyon. Tous deux ont trouvé l’idée intéressante, mais c’est surtout le préfet Gilbert Carrerre qui non seulement a été séduit par le projet mais a voulu aider à sa réalisation. Il a organisé une réunion avec la Ville, la Communauté urbaine et l’OPCHLM pour faire avancer le projet et aborder les deux questions majeures, celle du financement et celle de la réaction des habitants. C’est à ce moment-là que Gilbert Coudène a annoncé que ce projet était d’abord celui des habitants, qu’ils en étaient à l’origine et profondément attachés. Ne restait alors plus que la question du financement sachant que l’Etat avait clairement affiché son intention de soutenir le projet. Les élus de la Ville et de la Communauté urbaine ont suivi, l’OPCHLM a donné également son accord, la Cité a su trouver des sponsors et notamment les peintures Zolpan et la Caisse d’Epargne et la première fresque, celle de la « gare » a été réalisée, puis inaugurée à la veille des élections municipales de 1989.

 

N’avez-vous pas le sentiment d’avoir forcé la décision des élus ?

Oui et non, car pendant la campagne électorale toutes les listes soutenaient ce projet. Mais une fois le grand chelem réalisé, l’une des premières décisions de Michel Noir a été de ne plus le soutenir. D’ailleurs, lors de la réunion publique organisée pour présenter le projet à l’ensemble des habitants et à la presse dans la semaine qui suivait les élections, Michel Noir s’est fait représenter par un élu du huitième arrondissement, Emile Azoulay, qui était clairement mandaté pour annoncer le refus de soutien de la Ville. Évidemment, cette annonce a suscité de vives réactions et le lendemain, la presse s’est empressée de souligner le désintérêt de Michel Noir pour les quartiers populaires. Ce dernier a peu apprécié la critique et a demandé à Henri Chabert de reprendre le suivi de ce projet. C’est ainsi qu’a commencé un long processus de négociation. Pour la réalisation de chacune des fresques, il a fallu discuter. Michel Noir avait une autre vision du projet. Il souhaitait que l’œuvre de Tony Garnier soit valorisée à partir de Gerland, du beau stade de l’Olympique Lyonnais construit également par Tony Garnier et depuis agrandi et réhabilité dans le respect du projet original, et constituer un itinéraire jusqu’à Grange Blanche en passant par le quartier des Etats-Unis, mais ne pas tout centraliser sur les Etats. Avec Henri Chabert, ils ont fait appel à un professionnel de la Culture pour travailler sur cette idée de musée et d’itinéraire. Dans un premier temps, cette Parisienne a réalisé un concours-photos sur Tony Garnier, puis organisé une exposition. Mais dans le même temps, la Cité de la création déposait un dossier auprès de l’UNESCO et obtenait le label de la décennie mondiale de la culture. En effet, l’ouverture internationale proposée dans le dossier à travers la réalisation de fresques d’artistes des quatre coins du Monde sur le thème de la cité idéale, l’implication des habitants dans le projet et le fait que celui-ci se déroule dans un quartier populaire d’une ville française avaient séduit les membres de l’UNESCO. Michel Noir aurait préféré obtenir ce label pour le vieux Lyon, mais le maire a quand même fini par accepter que la cérémonie officielle avec les ambassadeurs de l’UNESCO ait lieu dans le quartier des Etats-Unis, mais en comité restreint, sans habitants. Et très vite après la cérémonie Michel Noir et Henri Chabert sont allés au vernissage de l’exposition photos sur Tony Garnier à Gerland.

 

Il y avait donc un profond désaccord sur la conception même du projet et pourtant celui-ci s’est concrétisé. Comment expliquez-vous qu’un projet non souhaité par les élus se réalise quand même ?

Pour certaines personnes de l’entourage du Maire de Lyon et surtout pour le directeur de la DRAC, Patrice Béghain, ou pour Jacques Oudot, l’adjoint à la culture de Lyon et Vice Président à la culture de la région Rhône-Alpes, ce projet était tout simplement inconcevable car il remettait en cause les fondements même de leur pensée. Le projet de reproduire, « de barbouiller » des dessins originaux de Tony Garnier sur des murs borgnes d’immeubles qu’il avait construits dans un quartier populaire ne pouvait pas être considéré comme une création, comme de l’art, comme de la culture. Les muralistes de la Cité de la Création n’étaient pas considérés comme des artistes et les habitants des Etats-Unis comme une population pas assez préparée à l’art. 
Michel Noir était moins strict et ne s’opposait pas au principe des murs peints comme celui des canuts réalisé en 1987 ou la fresque des lyonnais peinte en 1994. Mais il tenait à ce que Tony Garnier soit plus valorisé à Gerland que dans le huitième. 
Pour d’autres personnes de l’entourage du Maire de Lyon et surtout pour le préfet Carrere, les élus du huitième (Robert Batailly et Nicole Bargoin) ou le député de la circonscription Jean Michel Dubernard, ce projet était un moyen fantastique d’affirmer l’identité d’un quartier qui ne méritait que d’être reconnu et valorisé. Ces derniers ne se positionnaient absolument pas sur des principes idéologiques et ne cherchaient pas à savoir si c’était de la culture ou pas, la démarche les intéressait car d’une part, elle s’inscrivait dans une dynamique historique et de lien social et d’autre part elle était portée par les habitants. Plus tard et dans la même logique, d’autres élus comme Anne-Marie Comparini, Raymond Barre (en désaccord avec son adjoint à la culture Denis Trouxe),  puis Gérard Claisse, Louis Lévèque ou encore Maurice Charrier témoigneront leur soutien au musée urbain Tony Garnier. 
Ces différences de points de vue se retrouvaient chez les fonctionnaires de l’Etat, de la Ville ou du Grand Lyon. Si certains, à l’exemple de Marc Villarubias à la Ville ou de Michel Soulier et des chefs de projet du DSU (notamment de Jean-Paul Badie) au Grand Lyon, nous soutenaient fortement, d’autres comme Jean-Pierre Charbonneau, le conseiller technique d’Henri Chabert ou Michel Idé son chargé de mission, exprimaient haut et fort leur opposition. 
En fait, il n’y a pas pu avoir de consensus ni d’entente entre les opposants farouches et les partisans déterminés. Le projet s’est donc réalisé sous la pression que nous avons entretenue avec la Cité de la Création. Mais très franchement, il s’est réalisé dans la douleur et ne vit pas comme il devrait car il n’est toujours pas vraiment porté politiquement, car ce n’est toujours pas un projet partagé. Les fresques ont été créées mais leur entretien comme la vie du musée restent un combat de chaque jour. Les visiteurs sont là, plus de 10 000 par an, et ce musée est celui qui coûte le moins cher à la Ville et pourtant, il n’est ni soutenu, ni valorisé. 

 

Comment avez-vous pu maintenir une pression aussi forte pendant plusieurs années ?

La presse a toujours soutenu le projet. Elle a joué un véritable rôle dans ce projet et notamment France 3, qui a réalisé un premier reportage qui avait profondément marqué les esprits dès le lancement du projet. Le label de l’UNESCO qui confirmait la qualité du projet a été aussi un élément fort pour poursuivre la réalisation du projet. Le trophée du tourisme de la région lyonnaise obtenu en 2002, et en 2005, celui de « Patrimoine du XXe siècle » ont confirmé cette reconnaissance. Et enfin, je dirai que la force de la mobilisation  vient des habitants eux-mêmes, du fait que ce soit un projet populaire de haute tenue.

 

Comment vit le musée aujourd’hui ?

Le musée va très mal. Parce que chaque année, il manque environ 20 000 euros pour boucler le budget, le nouveau Conseil d’administration, composé de cinq élus de la mairie du huitième arrondissement sur sept membres, vient de licencier la quasi-totalité du personnel : le directeur, la chargée de mission, l’emploi tremplin et même la guide. Il a également décidé de vendre notre collection d’originaux de Tony Garnier au musée Gadagne. Aujourd’hui, sans personnel, sans collection, sans exposition, sans accueil (si ce n’est certains jours par des bénévoles), le musée est une coquille vide. La mairie du huitième a décidé de vider le musée urbain Tony Garnier de sa substance pour lancer un nouveau projet de musée à ciel ouvert en l’hommage à l’œuvre de Tony Garnier et qui rappellera l’histoire des habitants de ce quartier. Pour cela, la Ville, le Grand Lyon, l’Etat, la région et l’OPAC ont réuni deux millions d’euros. Ils ont chargé Andréa Bellini, un « vrai » professionnel de la Culture, de mettre en place le projet. L’idée est d’inviter des artistes internationalement reconnus à venir créer ou intervenir sur différents lieux du quartier repérés par l’OPAC sur le thème de la cité idéale, de la ville. Lorsqu’une activité cesse dans l’un des locaux commerciaux du boulevard, il est réservé pour, à l’avenir, accueillir des artistes ou des galeries d’art. Il s’agit de changer de niveau d’approche, de créer un vrai rapport à la Culture et de reléguer l’actuel musée urbain Tony Garnier à une fonction d’animation locale. Vingt ans après sa création, on revient à l’opposition idéologique fondamentale, à l’impossibilité de trouver un consensus entre deux perceptions de la Culture.

 

La pression des habitants pour la reconnaissance du musée urbain Tony Garnier n’existe plus. Les élus ont-ils vraiment repris le pouvoir ?

Certes, ce nouveau projet va se réaliser, mais il sera confronté aux mêmes difficultés, celles qui caractérisent les projets construits sur des oppositions et des conflits majeurs.
Et il est vrai que la dynamique habitante n’est plus la même qu’il y a vingt ans. Quand un projet n’a pas de soutien politique, on s’use vraiment la santé à le porter.