Venant du Nord, le bateau quitte lentement la plaine du Val de Saône et entre dans l’entonnoir lyonnais, au rythme du Train Bleu. Neuville-sur- Saône commande l’entrée dans le large défilé sinueux qui conduit à Lyon. Sous les coteaux boisés et bâtis de demeures bourgeoises, le chapelet des villages de mariniers déroule ses longs quais de pierre : Couzon et Rochetaillée, Fontaine, Saint- Rambert-l’Île Barbe.
C’est enfin, après l’élargissement de la boucle de Vaise, le défilé escarpé du Fort Saint-Jean et de Pierre-Scize. La Saône est l’exemple même de la rivière au tracé stable, au courant lent, aux crues longues. La métaphore féminine s’est imposée dans la statuaire lyonnaise pour représenter cette rivière que les artistes comme Coustou ont traditionnellement opposée au Rhône viril et fougueux. Sur le plan de l’aménagement du territoire, elle est également l’antithèse du Rhône.
Lyon, une ville de la Saône
La Saône, c’est l’Arar des Gaulois que remontait un gros poisson nommé Kloupaïa, sans doute l’alose. Elle est l’une des rivières les plus chargées d’histoire de notre pays. Au Moyen-âge, le lit est encombré de moulins, de clayonnages d’osier, de filets de pêche ; la navigation est sans cesse interrompue par les péages avant que Colbert n’impose la continuité du trafic fluvial.
A l’époque moderne, Lyon est la grande ville de la Saône. Des Vosges et du Jura y descendent en radeaux les grands bois de marine destinés à l’arsenal de Toulon ; Verdun et Gray expédient sur des bateaux le chêne destiné aux futailles, Chalon le charbon de bois du Charolais ; des Monts d’Or arrive la pierre à bâtir qui donne sa couleur aux maisons proches de la Saône. On navigue de préférence au printemps lorsque les eaux sont hautes, en automne ou en hiver avant la prise des glaces ; il faut surtout éviter les étiages estivaux qui abaissent le débit à moins de 50 m3/s et bloquent les bateaux sur les bancs de sable.
Sous le Second Empire, on recherchait sur les gués le passage des Helvètes poursuivis par César. Des érudits montrent la richesse archéologique des fonds et des berges de la rivière où les silex de la pierre polie se mêlent aux épées de bronze. Ce grand axe commercial attire les initiatives : la Saône, au port de Vaise, c’est aussi le berceau de la navigation à vapeur avec, en 1783, l’expérience pionnière du pyroscaphe du marquis Dorothée de Jouffroy d’Abbans, avant que l’américain Edward Church ne crée en 1827 la première ligne de transport de voyageurs rentable, sur la Saône.
La navigation à vapeur a, sur la Saône, 10 ans d’avance par rapport au Rhône (Rivet, 1962). L’histoire de Lyon s’est d’abord écrite au bord de Saône, avant que le franchissement du Rhône à la fin du XVIIIe siècle ne rééquilibre la ville plus à l’Est.
Un paysage fluvial construit
À l’état naturel, la pente de la Saône, qui est inférieure à 5 cm/km à l’amont de Trévoux, se redresse jusqu’à Lyon. L’accélération du courant réduit les hauteurs d’eau et gêne la navigation. C’est la raison pour laquelle deux générations de travaux sont engagées. Les premiers travaux débutent en 1835 : des dragages et des digues latérales concentrent l’eau dans un chenal unique ; une partie des îles est ainsi rattachée aux rives.
Vient ensuite la construction de barrages doublés d’écluses à Couzon, à l’Île Barbe et à La Mulatière (1867-1882). Seul demeure le premier d’entre eux qui a été reconstruit en 1958 puis en 1968 : l’aménagement hydroélectrique de Pierre-Bénite qui permet la création d’un bief unique à l’aval de Couzon. Aujourd’hui le chenal assure un mouillage de 3,5 m à la navigation de gabarit européen.
Ces aménagements ne règlent pas pour autant la difficile question des inondations qui submergent périodiquement les rives de la Saône. Les grandes crues historiques ont dépassé les 4000 m3/s, ce qui n’est pas éloigné des débits du Rhône à son entrée dans Lyon. Le printemps est la saison difficile pour les riverains, lorsque les maisons construites dans le lit majeur ont leur rez-de-chaussée noyé par les eaux ; la circulation est même interrompue sur une partie des quais dans les petites villes à l’amont de Lyon.
Une rivière aux rives verdoyantes mais en mauvaise santé
La Saône a donc toutes les caractéristiques d’une grande voie d’eau intra-urbaine et le paysage de ses berges ne manque pas de monumentalité. Par son urbanité, ce paysage possède un caractère achevé qui fait défaut au Rhône. Cet aménagement a cependant été réalisé au détriment de l’écologie.
La stabilité de la Saône, donnée naturelle, a été exagérée par la rigidification des berges et par dragages excessifs. Ils ont fait perdre la plupart des “plâtis”, des herbiers et des bras secondaires, mais il est vrai que le développement du cordon boisé de rive donne à la rivière un aspect verdoyant.
Le mal est cependant plus sournois. Une étude réalisée en 1984 par l’Agence de l’eau Rhône- Méditerranée-Corse avait décelé le niveau élevé de la pollution des eaux par les nitrates d’origine agricole, les chlorures issus de l’industrie chimique, et les métaux lourds. Une étude récente conclut à l’accentuation du “dysfonctionnement trophique” de la Saône (Fruget et Persat, 2000). Il s’agit de la discordance entre d’une part la richesse potentielle des eaux en substances nourricières et d’autre part la pauvreté en chlorophylle, en plancton et en juvéniles de poissons, qui ne permet pas à la faune de se développer normalement. Il est probable que la Saône est contaminée par des métaux lourds d’origine industrielle et par des produits phytosanitaires qui bloqueraient la photosynthèse.
Le Plan Bleu souligne les atouts exceptionnels de la porte nord de l’agglomération dont l’aménagement global conditionnera “ l’image de marque de la métropole internationale que le Grand Lyon ambitionne de devenir ”. Ce plan concerne une nouvelle génération d’aménagements comme des bas-ports, un cheminement piétonnier, des équipements de loisirs destinés au nautisme et à la détente, mais la baignade en est exclue.
Ne serait-il pas opportun de consolider les connaissances sur le fonctionnement de l’hydrosystème Saône et de réhabiliter la rivière, non pas seulement son paysage mais aussi la qualité de ses eaux ?