Sommes-nous notre cerveau ?

Étude
Interview de Michel MORVAN
<< L'un des défis scientifiques majeurs des trente prochaines années va être la maîtrise des systèmes complexes. >>.
Entretien réalisé le 28 janvier par Laure Bornarel."Un système complexe est un système composé d'un grand nombre d'entités en interaction locale et simultanée" (Wikipedia). La création d'un Institut des systèmes complexes à Lyon répond à la conviction que les systèmes complexes représentent un champ scientifique de première importance pour l'avenir et qu’il faut se donner les moyens de l’interdisciplinarité. Cet Institut fédère environ 200 chercheurs issus de disciplines différentes autour de la modélisation des systèmes complexes (comme les systèmes macromoléculaires de la cellule, les réseaux neuronaux, les systèmes économiques, sociaux, culturels, écologiques et environnementaux).
Quel est le contexte de création de l’Institut rhônalpin des systèmes complexes de Lyon ?
L’Institut a vu le jour de manière officielle en 2006. Le projet était, en fait, bien antérieur. Il était basé sur l’émergence d’une nouvelle problématique scientifique interdisciplinaire : l’étude et la modélisation des systèmes complexes. Comme il était très difficile de développer cette recherche dans l’environnement académique classique, il a fallu créer quelque-chose de nouveau. J’aime bien définir les systèmes complexes à l’aide d’un ou deux exemples : ce matin pour venir, j’ai pris ma voiture, et je suis tombé dans un embouteillage. Qu’est-ce qu’un embouteillage ? Chacun a pris sa voiture pour se déplacer en appliquant des règles dites « locales » : quand une voiture stoppe juste devant moi, je m’arrête ; quand il y a un feu rouge, je m’arrête ; il passe au vert, j’avance… Je définis mon mouvement en fonction d’un environnement très local. Chacun fait la même chose. Personne ne veut créer un embouteillage ! Pourtant, à un moment donné, il se créé. On a tendance à dire : « Je suis dans un embouteillage ». En fait, on « est » l’embouteillage soi-même ! Et on n’est pas seul à être l’embouteillage sinon il n’y en aurait pas… Il y a ensuite des effets intéressants. Si vous voyez que vous allez être pris dans un embouteillage ou que vous en êtes averti par la radio, vous pouvez décider de changer votre comportement. Il y a même des gens qui ne vont plus respecter les règles locales. Ils vont se faire un petit sens interdit pour s’en sortir, etc. Il y a là à la fois émergence d’un phénomène et rétroaction, ce qui influe également sur l’embouteillage, et constitue par soi-même un autre phénomène, etc. En quoi est-ce un système complexe ?
Vous avez des entités, ici les conducteurs dans les voitures, qui interagissent avec des règles locales, grosso modo le code de la route. Ces interactions locales favorisent l’émergence d’un phénomène global qui ne peut être simplement ramené à la compréhension des interactions locales. Si je vous donne le code de la route, vous n’allez pas savoir s’il va y avoir un embouteillage ou pas… Toute la problématique des systèmes complexes est d’abord de l’ordre de la prédiction : en vous donnant l’état du trafic à un instant donné, allez-vous être capable de prévoir si oui ou non il y aura un embouteillage dans un quart d’heure ? Ensuite, l’enjeu est de l’ordre du contrôle : je sais qu’il va y avoir un embouteillage, est-ce que je suis capable de l’empêcher en jouant par exemple sur les feux de la circulation ? Ce sont deux questions fondamentales. Je prends un autre exemple. Quand un spermatozoïde rencontre un ovule, cela donne une cellule. Avec la division cellulaire, vous avez ensuite deux cellules identiques, puis quatre encore identiques, puis avec le système de différentiation des cellules, les organes se créent et le tout devient un embryon, puis un bébé, puis une personne... Toute cette croissance peut se faire parce que chaque cellule a des interactions avec les cellules voisines. Vous avez de nouveau un ensemble d’entités qui interagissent de manière locale. Cela donne un phénomène global infiniment plus complexe qu’une simple cellule avec ce qu’il y a autour. Les questions de prédiction et de contrôle réapparaissent : est-on capable de faire quelque-chose lorsque, par exemple, une malformation se manifeste ? Le vivant est très caractéristique des systèmes complexes parce qu’il y a énormément de capacités d’adaptation, de réorganisation… Si vous observez un organisme vivant, il est très robuste à la plupart des perturbations, et très peu robuste à un petit nombre de perturbations : si je vous secoue dans tous les sens, votre système va continuer à fonctionner, mais si je vous donne un milligramme de poison, terminé ! Alors que j’ai fait une perturbation infime, votre système ne va pas tenir. Le troisième enjeu fondamental autour de l’étude des systèmes complexes est d’essayer de concevoir des systèmes artificiels ayant les mêmes propriétés que les systèmes vivants ou que les systèmes complexes réels.
Quels sont exactement l’ensemble des systèmes concernés ?
Tous les systèmes qui ont la propriété d’être des entités en interaction et de présenter des phénomènes globaux qui ne peuvent être ramenés à la simple compréhension de ce qui se passe au niveau local. Vous pouvez imaginer que cela concerne énormément de domaines scientifiques différents et donc que c’est très important. Cette approche différente s’intéresse au passage du local au global. Ce peut être la définition de protocoles qui vont donner les moyens à Internet de résister aux attaques et de s’auto réparer, ou encore la modélisation d’épidémies de grippe pour mieux cibler les campagnes de vaccination. A chaque fois, il s’agit de l’émergence d’un phénomène global à partir d’interactions locales. Nous sommes un certain nombre à penser que l’un des défis scientifiques majeurs des trente prochaines années va être la maîtrise de cette complexité. Des chercheurs de disciplines différentes se posent le même type de questions sur des objets de nature différente. L’idée est d’essayer d’y répondre en utilisant des méthodes et des outils qui peuvent provenir de la discipline en question, mais aussi d’autres domaines. Des équipes pluridisciplinaires sont constituées, réunissant un informaticien, un physicien, un mathématicien, etc. parce que des modèles qui auront été développés dans d’autres disciplines vont pouvoir être appliqués. C’est en cela qu’il y a une double interdisciplinarité. La création de cet Institut répond à la conviction que les systèmes complexes représentent un champ scientifique de première importance et qu’il faut se donner les moyens de l’interdisciplinarité.
Vous êtes le fondateur de cet Institut. Pour quelles raisons avez-vous souhaité en voir la réalisation ?
J’avais ce projet en tête dès la fin des années 90. Je n’étais d’ailleurs ni le seul ni le premier ! En 1998, j’ai été élu à l’Institut Universitaire de France (IUF), institution nationale très sélective qui regroupe des enseignants chercheurs du supérieur issus de toutes les disciplines. J’étais à l’époque prof à Paris VII. Souhaitant rencontrer les 15 autres enseignants (sur 2000) qui appartenaient à l’IUF, j’ai organisé un repas où chacun a présenté son projet de recherche. Et là, nous avons réalisé que, bien que travaillant sur des domaines complètement différents, nous étions quasiment tous bloqués au même niveau, c’est-à-dire celui de la problématique de l’émergence des systèmes complexes. Nous étions dans la même université, nous ne savions à priori pas sur quoi portait la recherche des autres et rien n’existait pour nous permettre de travailler ensemble... L’expérience a joué un rôle de révélateur pour moi. Je savais qu’il existait le Santa Fe Institute aux Etats-Unis, dédié aux recherches sur les systèmes complexes, mais c’était le seul au monde ! Je me suis dit qu’il fallait faire quelque-chose. C’était une évidence qu’il y avait des avancées scientifiques considérables à faire qui ne pouvaient être réalisées dans le cadre traditionnel de la recherche, organisé par discipline. Aller vers des gens de culture différente, c’est toujours difficile, mais ça l’est particulièrement lorsque l’objet est de créer des connaissances nouvelles. Les chercheurs qui sont ici sont au minimum à Bac +8, ont énormément travaillé dans leur discipline, ont acquis une reconnaissance dans un monde particulièrement compétitif… Lorsque vous leur dites : « faites de l’interdisciplinaire », cela signifie « redevenez un débutant total, et pendant plusieurs années, diminuez votre nombre de publications ; lorsque vous vous rendez à un colloque, au lieu d’être l’invité, c’est vous qui, dans la salle, allez poser les questions stupides »… C’est dur pour l’égo, c’est une espèce de mise en danger ! Pour faciliter cette prise de risque, il y a des conditions à mettre en place. Ce que je vais vous dire va peut-être vous surprendre, mais la première chose à faire est de l’ordre des relations humaines : il faut que les gens se connaissent, se parlent, mangent ensemble, se fassent confiance, etc. En tant que chercheur, je travaille avec les personnes avec qui je me sens bien. Plus encore lorsque je dois me remettre en question parce que je rentre dans un domaine que je ne maîtrise pas… La création d’un tel climat de confiance est essentielle, même si évidemment ce n’est pas tout !
De quelle manière cet Institut a-t-il été fondé ?
En 2001, j’ai été informé par des collègues qu’un poste de prof se libérait ici, à l’ENS. J’ai rencontré le Directeur en lui expliquant que je recherchais d’abord un établissement prêt à s’investir dans ce projet. Il s’est montré tout de suite intéressé. J’ai été recruté en 2002, l’Institut a été créé en 2006. Vous me direz, qu’avez-vous fait entre les deux ? Au vu de ce que je viens de vous raconter, vous comprenez bien que le processus induit s’étale forcément dans le temps. Au lieu d’ouvrir immédiatement une structure administrative qui n’aurait été qu’une coquille vide, j’ai préféré faire l’inverse et construire à partir du terrain. J’ai organisé des séminaires, des colloques. J’ai fait venir des scientifiques et monté de petites équipes de recherche. Surtout, j’ai fait savoir au niveau régional qu’un Institut des systèmes complexes était en train de se créer. Une fois l’animation scientifique bien installée, j’ai annoncé aux collègues qui travaillaient déjà avec nous que la structure administrative allait voir le jour. Ce sont donc les chercheurs eux-mêmes qui se sont adressés à leurs directions pour établir un partenariat avec l’IXXI. C’est ainsi que nous avons fonctionné, car il est très difficile de faire collaborer plusieurs établissements sur un projet interdisciplinaire. A ce jour, 9 organismes sont membres, et d’autres demandent à nous rejoindre. Pour nous, l’objectif n’est pas de croître très rapidement, mais de faire en sorte que la structure administrative corresponde bien à la réalité de la structure scientifique.
Quelle est la nature juridique de cet Institut ?
C’est un Groupement d’intérêt scientifique qui regroupe environ 220 membres. Une quarantaine de membres sont dits « en résidence » et travaillent dans nos 500 m2 de laboratoire « sec » . Issus de la région Rhône-Alpes, ils sont ici pour une période de 2 à 4 ans. Les travaux de nos chercheurs sont soumis à une double évaluation : celle de leur laboratoire d’origine, auprès duquel ils restent rattachés, et celle de l’Institut, qui porte plus spécifiquement sur les systèmes complexes. Les membres non résidents sont libres de venir à l’Institut lorsqu’ils le souhaitent et invités à participer aux événements que nous préparons. Nous les soutenons également lorsqu’ils sont à l’initiative d’un colloque ou d’un séminaire. L’Institut a mis en place deux outils pour favoriser le montage de projets entre chercheurs de disciplines différentes. Le premier est l’organisation d’événements autour des systèmes complexes pour occasionner la rencontre de deux communautés : biologistes et économistes, par exemple. L’idée est qu’un biologiste puisse se dire en écoutant un économiste, « tiens, ce qu’ils essaient de modéliser, nous, nous l’avons déjà réalisé de telle manière », ou bien « tiens, nous bloquons sur le même type de question… ». Les disciplines représentées au sein de l’Institut sont très variées : linguistique, philosophie, médecine, économie, etc. Ces rencontres scientifiques constituent une première étape mais restent insuffisantes, car il y a souvent trop de chemin à parcourir entre les disciplines. Nous avons donc imaginé un second outil pour favoriser le montage de programmes de recherche communs. L’IXXI lance deux appels à pré-projet par an. Les candidats expliquent sur deux pages leur projet, leurs besoins et le mode de collaboration envisagé. Souvent, il s’agit de monter un petit séminaire, d’inviter ou de rencontrer des spécialistes extérieurs, etc. Ce n’est pas forcément quelque-chose de très cher, mais s’il n’y a pas une incitation pour le faire, cela passe toujours après… Nos appels sont très peu sélectifs : 90% des projets sont retenus. Les budgets affectés sont modestes, 5 000, 10 000 euros par an, de quoi, en fait, amorcer la recherche. A terme, nous demandons une page pour connaître l’état d’avancement du projet, savoir si la collaboration fonctionne ou pas. Si les résultats sont concluants, alors les chercheurs passent par les biais classiques de demande de subvention (ANR, Europe…). Nous encourageons les gens à nous envoyer leurs propositions les plus folles, parce que sur 10 projets, il n’y en aura peut-être qu’un qui aboutira, mais ce sera le plus excitant. Par exemple, un des projets actuellement mis en œuvre, très exploratoire, est d’essayer de réaliser des modèles de développement durable d’une région. L’équipe est constituée d’un biologiste, un informaticien, un sociologue, un géographe et un mathématicien. Lorsque les organismes de recherche ou des élus sont informés de l’existence de ce projet, ils nous appellent pour injecter des fonds ! Ce qui d’ailleurs n’est pas toujours pertinent, car la recherche ne coûte pas forcément très cher. Il faut savoir laisser murir un projet.
L’opportunité de créer un tel Institut à Lyon était-elle simplement liée à l’accord de votre direction ou d’autres facteurs ont-ils joué ?
Lorsque j’ai voulu démarrer ce projet, j’étais réellement dans l’attente d’un endroit où cela pouvait se réaliser. L’ENS Sciences de Lyon est une Ecole normale supérieure très atypique : première ENS à avoir été décentralisée, elle s’est fait connaître en menant toute sorte de projets originaux. Elle s’est ouverte beaucoup plus vite sur l’étranger que les autres car il fallait qu’elle trouve sa place ! C’est dans sa vocation d’être à la pointe, notamment sur l’interdisciplinarité. En m’installant à Lyon, je me suis rapidement rendu compte que l’agglomération possède un extraordinaire potentiel en matière d’enseignement supérieur : deux Ecoles normales supérieures, plusieurs écoles d’ingénieurs d’un très bon niveau, trois universités, l’EM Lyon… Et il est facile de créer des liens avec un tissu industriel très actif, notamment en biologie. L’environnement est adéquat, la question est ensuite de savoir comment le faire fonctionner. Lyon a le potentiel de Boston ! Pourquoi est-ce si difficile ici de faire collaborer les sciences et le management ? Il devrait y avoir un foisonnement de start-up ! C’est une question de culture. Les choses commencent à changer, l’initiative du PRES en est l’illustration. Pour parvenir à modifier une culture, il faut être très volontariste, et commencer petit. Faire que des gens de secteurs différents se rencontrent, travaillent ensemble, et présentent ensuite ce qu’ils ont fait à leur deux populations d’origine. Avec l’IXXI, des profs d’établissements divers se mettent à échanger des stagiaires… L’axe qui reste désormais à développer est la collaboration avec les entreprises. Nous sommes actuellement financés uniquement par nos partenaires académiques. J’aimerais que, très vite, nous établissions un réseau de partenaires privés qui nous soutiennent, sur le même modèle que le Santa Fe Institute qui reçoit 7 millions de dollars par an du secteur privé ! Le financement peut bien sûr se faire sur contrat, mais ce qui serait intéressant pour tout le monde, c’est qu’il porte sur le fonctionnement de l’Institut de manière globale : il y a à l’IXXI énormément de projets qui peuvent intéresser les entreprises. La modélisation des systèmes complexes va bien au-delà de la science ! Il suffit simplement d’intégrer que la recherche et les entreprises n’évoluent pas dans la même temporalité. Chaque année, l’IXXI pourrait ainsi présenter ses projets au cours d’un ou deux colloques réservés aux partenaires privés. Cela permettrait des échanges intéressants pour tous.
Texte de Delphine SCIARRINO et Ludivine SCIARRINO
Interview de Pierre FOURNERET
Responsable du service de psychopathologie du développement à l'hôpital Femme Mère Enfant de Lyon et Université Claude Bernard Lyon
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